14 Août 2023
Phil Joanou n’est pas un réalisateur très connu, mais il a fait quelques petites incursions dans le film noir, néo-noir comme on dit. Il a très peu tourné pour le cinéma, travaillant pour des documentaires télévisuels ou pour des clips musicaux. Son plus gros succès sera en 1992, Final Analysis, avec Richard Gere et Kim Basinger, alors au sommet de leur popularité. Ce film noir était tout de même assez moyen, avec un scénario un peu trop calibré pour être un succès. State of Grace est très différent, c’est un film de mafia, et plus encore un film d’infiltration d’un agent de la police de Boston au cœur d’un gang irlandais qui traficote avec la mafia italienne. Si le thème est récurrent depuis le début des années trente, le traitement ici est très sophistiqué et permet de développer de nombreux sous-thèmes, notamment en présentant le quartier de Hell’s Kitchen comme promis à une réhabilitation qui chassera les plus pauvres du quartier pour les remplacer par ce qu’on appelle aujourd’hui en France des bobos et aux Etats-Unis, des yuppies. C’est dans ce film, il me semble, que Phil Joanou a donné le meilleur de lui-même. Il y a une belle technique, mais aussi une grâce naturelle dans la manière de filmer.
Terry Noonan est impliqué dans un trafic de drogue
Terry Noonan après de longues années passées en dehors de New York revient à Hell’s Kitchen. Il se présente comme un petit voyou qui a tué deux dealers avec la complicité de De Marco, un autre petit voyou. Son but est d’intégrer le gang de Frankie Flannery, le frère aîné de son ami d’enfance Jackie et de Kathleen qui a été son amour de jeunesse. Il retrouve tous ces gens avec beaucoup d’émotion, et il renoue avec Kathleen qui ne l’a pas oublié. Avec Jackie, il va mettre le feu à des immeubles promis à la réhabilitation, à la fois pour refuser la transformation du quartier, et aussi pour permettre à Frankie de monnayer sa protection. Frankie se méfie de Terry, il charge son bras droit, Pat, de se renseigner sur lui. Cependant Frankie est aux prises avec la mafia italienne, le puissant gang de Borelli, avec qui il veut conclure une alliance pour augmenter sa puissance. Les choses tournent assez mal quand Stevie, un ami de Jackie a une embrouille avec les Italiens à qui il doit de l’argent. Sur le port une bagarre s’ensuit qui va contrarier Borelli. Celui-ci exige de Frankie de s’occuper de Stevie. C’est ce qu’il va faire. Il va tuer Stevie en l’égorgeant. Mais son frère Jackie croit que c’est Cavello, un membre du gang de Borelli qui a tué Stevie.
Terry a retrouvé son meilleur ami, Jackie et son amour de jeunesse, Kathleen
Terry qui a intégré le gang et participe au racket est en réalité un flic infiltré qui vient de Boston. Il apprend par Richardson que c’est probablement Frankie qui a tué Stevie. Il en a d’ailleurs confirmation quand il est envoyé par Frankie pour racketter le vieux Finn qui doit de l’argent. il va avouer à Kathleen qu’il est un flic infiltré. Jackie est très en colère après le meurtre de Stevie. Il boit de plus en plus. Cela va l’amener, malgré les tentatives de Terry de le calmer, à tuer Cavello et deux de ses acolytes dans un bar. Cela va emmener Borelli à exiger de Frankie la mort de Jackie. C’est ce à quoi il se résoudra. Jackie doit selon son frère rencontrer les Italiens. Pour cela il demande à Terry de le couvrir. Celui-ci accepte mais il prévient Richardson afin que la police piège Frankie. Cependant le lieu de rendez vous a changé à la dernière minute. Sur les quais, alors qu’ils attendent, Terry tente de prévenir Richardson, mais pendant ce temps Frankie arrive et tue son propre frère. Terry ne l’a pas vu, il était au téléphone, mais il l’a compris. Au moment des funérailles de Jackie, alors que Kathleen a rompu avec lui, il prévient Frankie qu’il est un policier infiltré en lui montrant sa plaque. Le jour de la Saint-Patrick, Terry va s’introduire dans le repaire de Frankie et tuer tout le monde, y compris Frankie.
Stevie doit de l’argent à des gangsters italiens
L’histoire peut paraitre banale, mais la manière de la traiter lui donne une poésie très sombre. Le personnage principal, ce n’est pas Terry ou Jackie, c’est New York et plus précisément le quartier de Hell’s Kitchen qui se trouve coincé entre deux feux, d’un côté la mafia italienne qui est plus puissante que le gang irlandais, et de l’autre la politique de rénovation de la ville qui, encore plus sûrement que la police va mettre à bas la puissance des gangsters irlandais. Si Hell’s Kitchen est pauvre, on se demande bien ce que ce quartier gagnera vraiment en passant sous la coupe des promoteurs immobiliers qui vont le transformer de fond en comble. Certes ce quartier est vérolé par les gangsters, mais il manifeste l’existence d’une communauté pour qui la question de la solidarité n’est pas un vain mot. Une communauté qui ne veut pas disparaître Cependant les habitants de ce quartier tentent d’échapper à sa malédiction. Terry pense qu’il le peut en se dépaysant à Boston, puis en devenant policier. Mais quand il s’agit d’infiltrer ses propres amis, il le fait par un sens diffus du devoir, mais il hésite et ne va pas jusqu’au bout. Il reste très passif finalement, tergiverse, perd Kathleen, et à bout de ressources, il va commettre une série de meurtres spectaculaires, comme pour se laver de ses péchés. Tous ceux qui veulent fuir le quartier restent dans l’ambiguïté. Kathleen est celle qui est le plus près de réussir, mais elle n’y arrive pas vraiment, dès lors que Terry est revenu. Cette ambivalence est aussi celle de Frankie, il semble vivre à l’écart, et quand il s’allie avec les Italiens, c’est une manière de trahir son quartier. Du reste cette posture le conduira à trahir sa propre famille et à tuer son frère.
Pat se renseigne auprès de De Marco sur Terry
L’autre sujet du film, c’est la trahison. Vieux thème du film noir. Terry trahit ses amis d’enfance, et cela le rend malade. Il se dénonce comme tel à Kathleen, mais on ne sait pas s’il veut qu’à son tour elle le dénonce à son frère aîné pour en finir, ou si seulement il veut qu’elle l’aide à porter sa croix. C’est un martyre. Frankie trahit sa famille et ses amis, il tue Stevie puis son propre frère, mais ce sont seulement les affaires. Même si cela ne lui plait pas, il assume. Mais cette fourberie native des truands entraîne aussi une guerre larvée entre les gangs italien et irlandais. Là-dedans, il n’y a ni honneur, ni nécessité, il y a seulement l’entêtement et cette volonté de se croire le plus malin.
Frankie rackette les bistrots
Reste cette histoire d’amour. Pourquoi Kathleen replonge avec Terry ? Est-ce parce qu’elle veut refaire vivre maladroitement un amour de jeunesse, alors qu’elle a pourtant compris combien Terry et elle s’étaient éloignés ? Est-ce parce qu’elle culpabilise d’avoir abandonné son quartier et son enfance ? sans doute un peu tout cela. Mais ce qui va dominer dans les relations entre Terry, Jackie et Kathleen, c’est l’enfance, l’insouciance de l’enfance, quand tout leur paraissait simple, malgré la misère ambiante. Les trois se retrouveront à l’église qu’ils fréquentaient. Jackie à ce moment là est dans le trou à cause de l’assassinat de Stevie, mais Kathleen en lui rappelant sa jeunesse va lui remonter un peu le moral. Ces truands sont pour la plupart des pauvres, seul Frankie qui les exploite honteusement semble arriver à accumuler un certain capital. Jackie roule dans une vieille guimbarde qui ressemble à un vieux tas de rouille, les loisirs de cette bande de voyous sont médiocres. Mais ils semblent s’en contenter. Ils prennent la vie comme elle vient, sans souci apparent du lendemain, noyant leur désespoir dans l’alcool.
Pat conduit Stevie vers Frankie
Le scénario est très bien construit, et jusque vers le milieu du film on ne sait pas ce qu’a fait Terry Noonan avant de revenir à New York. Là on découvre que les meurtres attribués à Terry étaient bidonnés, et que ce cinéma était destiné à couvrir Terry. Les décors sont minutieusement bien travaillés, magnifié par l’excellente photographie de Jordan Cronenweth qui a fait Blade Runner, mais qui a travaillé aussi avec des très grands réalisateurs, comme Francis Ford Coppola, Billy Wilder ou Robert Mulligan, tous amateurs d’une photo un peu évanescente qui utilise des couleurs dans les bleus et les bruns, mais pastellisées. C’est un film très nuiteux, d’où sans doute le titre en français. Y’a pas mal de profondeur de champ, ce qui donne un bel aperçu de l’espace newyorkais. Les vides des rues mal famées la nuit, ou encore le quai 84, donne une idée de la solitude dans laquelle les personnages sont enfermés.
Dans le métro, Richardson apprend à Terry que Stevie a été tué par Frankie
Phil Joanou ne s’étend pas sur les scènes d’action, c’est plutôt bref, sobre, sauf évidemment le règlement de compte final entre Terry et la bande de Frankie qui est filmé à la manière de la The Wild Bunch, à la Peckinpah, avec de nombreux ralentis, dans une lumière glauque avec en alternance le défilé de la Saint-Patrick. Cette méthode est bien sûr inspirée par la scène de The Godfather, deuxième partie, où on voit le jeune Vito Corleone se préparer à tuer Don Fanucci. Une mise en scène réussie passe par la maîtrise du rythme. A cet égard Phil Joanou sait filmer parfaitement l’attente. Que ce soit lors de la deuxième rencontre entre Frankie et Borelli, quand ses hommes hésitent parce qu’ils ne savent pas si leur chef est retenu contre son gré ou s’il est arrivé à négocier quelque chose ; ou que ce soit l’attente de l’arrivée de Frankie sur le quai 84. Le trouble étant accru par le fait que le lieu du rendez-vous a été changé au dernier moment. Il y a de nombreuses séquences remarquables, celle où Terry et Jackie vont mettre le feu à un immeuble promis à la réhabilitation. La scène émouvante dans l’église où les trois amis se retrouvent, là Phil Joanou va utiliser cette hauteur de plafond afin de donner de la majesté à cette écrasante verticalité.
Terry retrouve Jackie dans l’église de leur enfance
L’interprétation est excellente. Sean Penn est d’une justesse et d’une sobriété exemplaire, il est Terry, il porte le poids de la trahison sur ses épaules. C’est le personnage qu’on voit tout le temps à l’écran. Il a toujours aimé les rôles de voyous violents et sans avenir, sauf qu’ici il est camouflé en tant que flic. Il est même très convaincant dans ses scènes avec Robin Wright qui interprète Kathleen, c’est sans doute facilité par le fait qu’à cette époque Sean Penn et elle vivaient ensemble. Elle est aussi très juste dans ce rôle d’une jeune femme qui tente de s’extraire de son milieu sans y arriver. Elle passe avec une grande facilité de la colère à la peur. Gary Oldman interprète Jackie, le frère de Frankie, avec une belle fougue. Il adopte très bien les tics des voyous et on croit à sa violence. Il va même jusqu’à changer son accent ! Sa performance a été saluée à juste titre. Il disait d’ailleurs que c’était sans doute son meilleur rôle, et je pense que c’est juste. Et puis il y a Ed Harris dans le rôle de Frankie, froid comme un serpent et cruel comme une hyène malade. Il montre ici qu’il est un grand acteur.
Jackie flingue Cavello et ses copains
John Turturo a un rôle assez bref, mais déterminant, puisqu’il est le flic Richardson qui va driver Terry dans sa mission. Il est assez sobre, ce qui n’est pas toujours le cas. Il force la surprise quand, alors qu’on croit qu’il est mort, il réapparait portant le cercueil d’un policier mort en service. Joe Viterelli interprète le chef mafieux italien, Borelli. Lui au moins viens du quartier ! Dans son jeune âge il faisait deux choses, il volait et jouait de la guitare ! C’est la couleur locale en quelque sorte ! C’est en fait le père de Sean Penn qui l’avait découvert. Mais il est très bon. On reconnaitra aussi au passage Burgess Meredith dans le rôle du vieux Finn qui se terre dans son petit appartement, mangeant de la nourriture en boîte, n’osant pas sortir de peur que le gang de Frankie ne lui fasse un mauvais sort. Son rôle est bref mais apporte une touche de vérité bienvenue. L’excellent John C. Reilly interprète Stevie, et il faut signaler aussi R. D. Call dans le rôle de Pat Nicholson, le bras droit de Frankie.
Frankie montre qu’il est bien vivant
Le film est sorti en 1990 et n’a pas eu de succès. Il aurait rapporté 1,9 millions de dollars pour un budget de 5 millions. Certains ont avancé que la sortie la même année de The Goodfellas de Martin Scorsese avait trop attiré la lumière sur lui et étouffé la concurrence du film de Phil Joanou. Pourtant, si on compare les deux films, à part le fait qu’il s’agit de mafias, les intentions des deux réalisateurs sont très différentes. State of Grace est une tragédie, The Goodfellas est une fable. Peut-être ce manque de rendez-vous avec le public vient-il du fait que beaucoup, à l’époque, ont trouvé le film très lent. Cependant, avec le temps ce film est redécouvert, et selon moi, il mérite un peu plus que le détour. C’est un excellent film noir. La musique d’Ennio Morricone est tout à fait remarquable et accompagne parfaitement la mélancolie de cette histoire sombre.
Dennis McIntyre, l’auteur de ce très solide scénario, est malheureusement décédé avant la sortie du film. en dehors de ce film il n’avait fait qu’un seul scénario pour un téléfilm.
Frankie a tué son frère
La qualité de la réalisation et de la photo justifie une édition Blu ray. Rimini l’a fait il y a quelques années, on trouve cette édition très soignée à un prix défiant toute concurrence. Elle est d’autant bienvenue qu’elle comporte des bonus très intéressants, d’abord une interview de Phil Joanou qui considère que la sortie de son film a été bâclée, c’est souvent ce que disent les réalisateurs pour expliquer l’échec commercial, mais c’est parfois vrai. Puis une longue présentation/analyse de Samuel Blumenfeld. Et enfin une scène coupée qui explique l’origine des mains coupées que Jackie conserve dans son frigo !
Phil Joanou dirigeant Sean Penn
Phil Joanou sur le tournage de State of Grace