17 Juillet 2024
Une des idées du film noir pour se renouveler est d’ouvrir l’écran a des destinations un peu exotiques pour les Américains qui sont le plus souvent fâchés avec la géographie. Le Mexique a été souvent utilisé dans ce sens, ce qui permettait aussi d’ailleurs de faire des économies sur les frais de tournage. Mais aussi les pays asiatiques. Ici nous sommes à Hawaï. C’est un petit Etat des USA qui cependant se trouve à des milliers de kilomètres des Amériques. Il a deux autres avantages, d’abord c’est une destination exotique pour touristes, la plage, les fleurs, le soleil, tout contribue à faire de cette ile une sorte de paradis imaginaire. Et puis il y a une forte communauté chinoise. A cette époque, les Etats-Unis sont en bisbille avec les Asiatiques, les communistes chinois ont pris le pouvoir à Pékin, et les Américains ont perdu la guerre en Corée contre d’autres communistes. Les Asiatiques sont souvent représentés comme mauvais dans le cinéma hollywoodien dont c’est la manière de se souvenir de Pearl Harbour. D’ailleurs l’histoire nous le rappelle, le drame initial c’est bien cette bataille perdue par les Etats-Unis. Ces films noirs qui traitent des séquelles de la Seconde Guerre mondiale sont aussi une façon d’exorciser les démons. C’est une fois de plus Steve Fisher qui va être le scénariste de cette histoire, et on va retrouver quelques-unes de ses obsessions, notamment en ce qui concerne l’ambiguïté des postures des femmes. Ambiguïté parce qu’elles ne représentent pas que la fourberie et le mensonge et qu’elles peuvent être les prémisses de la réconciliation de l’homme – le mâle – avec lui-même. Et puis il y a cette quête récurrente d’une nouvelle identité comme une nécessité de réparation des traumatismes de la guerre. L’acre est une mesure dont l’unité est équivalente à 4000 mètres carrés, le titre américain fait référence à une demie acre, soit 2000 mètres carrés. C’est la taille du quartier où se trouvent concentrés les activités de la pègre.
Sally tire sur Novak qui voulait faire chanter Chet Chester
L’histoire commence comme un dépliant touristique, la plage les cocotiers, la musique, avec une chanson et une voix off qui nous explique que derrière cette image, il y a un autre monde interlope de bandits et de racketteurs. Chet Chester, un racketter puissant, est menacé par un maitre chanteur, un nommé Novak, qui menace de révéler son passé qui pourrait le mener en prison. Sa compagne, Sally Lee, intercepte son message lors d’une fête qui est donnée dans une boite de nuit. Elle s’en va à la rencontre de Novak, une violente discussion s’engage, et elle le tue. Elle rend compte de ce meurtre à Chet qui lui dit qu’elle n’a pas à s’en faire, il va prendre le meurtre à son compte, il a de l’argent pour payer un bon avocat qui lui évitera l’inculpation. Il lui demande donc de partir pour Los Angeles avec 50 000 dollars. Mais un ancien associé de Chet, Roger Kong, se rend chez Sally Lee alors qu’elle est en train de faire ses valises pour prendre l’avion. Il la tue. La police va arrêter Chet, mais celui-ci apprenant la mort de Sally Lee dont il reconnait le corps à la morgue, s’échappe parce qu’il veut retrouver l’assassin de sa compagne. Il va se réfugier dans le Carré, un labyrinthe de ruelles mal famées pour essayer d’identifier l’assassin. A Los Angeles, Donna Williams entend une chanson écrite par Chet Chester. Et cette chanson lui laisse à comprendre que son mari qui s’appelait Randy Williams est en vie, alors qu’il avait été porté disparu après Pearl Harbour. Elle s’embarque donc pour Honolulu, contre la volonté de son compagnon. Elle va découvrir que Chet et Randy ne font qu’un, mais la police lui indique qu’il a disparu.
Donna Williams n’a jamais cru que son mari était mort
Pour tenter de comprendre où il peut être, grâce à une femme chauffeur de taxi, Lida O’Reilly, elle va se faire engager comme taxi girl dans un dancing un peu minable, justement dans le Carré. Elle est rapidement repérée par les hommes de Roger Konk et celui-ci va l’enlever et la séquestrer chez Tubby Otis dont la femme est la maitresse de Roger Kong. Mais non loin de là, Chet se cache également. Entendant des cris, il se précipite et trouve la chambre où Tubby tente de violer Donna. Il chasse Tubby et entame une mise au point avec Donna. Ne pouvant plus nier qu’il n’est pas son mari, il lui demande de repartir et de l’oublier. Seulement Donna lui apprend qu’il a un fils qui maintenant a onze ans. La police tente elle aussi de retrouver Kong et engage une chasse à l’homme de grande ampleur. Konk a tué Iggy, un homme un peu louche mais qui traficotait aussi bien avec Chet qu’avec Konk, sous les yeux de sa maitresse. Et il menace de tuer aussi Tubby. Ce dernier arrive à s’enfuir, mais la police le rattrape et l’abat. Chet de son coté arrive à décider Donna de rentrer chez elle et d’épouser son compagnon pour élever leur fils. Lui va se rendre dans une boite qu’il possède où il sait qu’il retrouvera Roger Kong. Après des explications qui marquent le refus de Chet de céder au chantage de Kong, ce dernier s’en va, mais il se cache pour le tuer. Mais la police le poursuit, le rattrape et le tue. Le chef de la police conseille alors à Donna d’oublier son mari et de laisser croire à son fils que son père était un héros, mort au combat. Elle rentrera à Los Angeles où une nouvelle vie l’attend.
Donna se rend chez le chef de la police
Comme on le voit le changement d’identité est encore le thème central de cette histoire, il est ici clairement le résultat de la guerre. Déclaré mort au combat, Chet en réalité va devenir un autre, c’est-à-dire un voyou de grande influence, ce qui lui permettra de transgresser les codes dans lesquels il a été éduqué. Au fond la vie ordinaire ne lui convenait pas et opportunément la guerre va lui permettre d’assouvir ses désirs. Alors qu’il était promis à une petite vie étriquée familiale, il vit dans le luxe, fait la fête en permanence et claque beaucoup d’argent. Mais il va être rattrapé par sa conscience. Alors qu’il est riche, il pourrait rentrer tranquillement aux Etats-Unis, loin de Kong et de Novak. Mais il reste parce qu’il s’est donné comme mission de venger Sally Lee. Et puis bien sur le fait qu’il ait un fils inattendu, l’oblige à lui construire un avenir. Cependant quand il retrouve Donna, il n’a pas d’élan envers elle. C’est l’aspect étonnant de ce film, puisqu’on s’attend à des retrouvailles enflammées, même si elles devaient tourner mal. Or rien de tout cela, on comprend que son mariage avec Donna s’était réalisé sur un coup de tête et qu’il ne l’avait pas vraiment librement choisie, comme par la suite il choisira Sally Lee en qui il a confiance. Du coté de Donna, c’est moins clair, elle a manifestement fantasmé sa relation avec Chet. Mais elle l’habille d’une aura romantique, en décalage complet avec ce que nous voyons.
Kong tue Sally
Les valeurs ordinaires de la famille américaines sont allègrement bafouées, non seulement par Chet, mais aussi par Rose, la femme de Tubby qui le trompe presqu’ouvertement avec Roger Kong, celui aspire à devenir le maître du gang. Cette forme adultérine est récurrente dans les scénarios de Steve Fisher. Ça donne de drôles de ballets, avec des couples et des trios à géométrie variables. On comprend tout à fait dès le début que Donna trompera son compagnon dès qu’elle le pourra avec Chet. Curieusement les femmes sont des caractères forts : Donna n’a pas peur d’affronter le milieu interlope du Carré, se faisant épaulée par Lida O’Relly, chauffeur de taxi, mais très virile dans son comportement. Bien sur le lesbianisme est à peine suggéré, mais il est bien présent. Rose est aussi un caractère dominateur, du moins avec son mari qu’elle méprise ouvertement, elle ira également donner des conseils à Kong quand celui-ci fera mine de tuer son mari. On voit que la force et la faiblesse des caractères est très circonstancielle. La démarche de Chet à la fin du film est l’équivalent d’un suicide après s’être confessé dans un courrier que le chef de la police déchirera pour que Donna puisse remettre les choses dans l’ordre.
Chester reconnait le corps de Sally Lee
La structure du récit utilise ce balancement : ainsi on alterne les séquences de joies touristiques, la plage, le surf, tout ce qui est sensé amuser, avec des formes plus glauques. C’est comme si le film nous délivrait un message : le film noir vous déniaise en vous montrant l’envers du décor. La scène dans le dancing qui voit Donna se faire serrée de près par des danseurs entreprenants, ne montre pas seulement le danger, mais la louche attirance finalement de Donna envers ce milieu. Elle manquera de se faire violer par Tubby, sans pour autant s’en affoler vraiment. Elle aussi découvre une autre facette du monde et une autre facette de ce qu’elle est vraiment. D’ailleurs les personnages féminins font preuve d’un courage qui frise en permanence l’inconscience. C’est un des aspects importants du film noir, les femmes, qu’elles soient du coté de la pègre ou de la loi, sont émancipées et ne se laissant pas manipuler. Sally Lee défie ouvertement Kong et elle y laissera la vie. Elle n’est pas la seule à défier le cruel gangster, Rose le fait également, mais elle met aussi au défi son propre mari de réagir à sa conduite déviante !
Donna se fait engager comme taxi girl dans un dancing
L’histoire est divisée en trois parties : d’abord la vie de Chet, grand gangster, puis l’enquête si je puis dire de Donna Williams. Et enfin la chasse à l’homme pour capturer le meurtrier de Sally Lee. L’ensemble de ces personnages, coincés à Honolulu, est en attente d’un départ. Ils visent la fortune pour pouvoir se tirer à bien loin de cet endroit, faux paradis pour touristes. Des personnages singuliers apparaissent, comme cet Iggy qui travaille ouvertement pour deux camps ennemis. Le chef de la police qui laisse presque faire Chet dans la chasse à Roger Kong, et qui a renoncé à maitriser la turpitude des habitants de ce Carré. La mise en scène donne une place importante aux décors naturels, avec le contraste saisissant des images de carte postale et celles des bas-fonds. John Russel, le directeur de la photographie, travaille très bien les contrastes du noir et blanc. Surtout dans le quartier de la pègre. C’est un excellent opérateur qui travaillera plusieurs fois avec John H Auer, mais il a travaillé avec des grosses pointures, c’est lui qui a fait la photo de Psycho le célèbre film d’Alfred Hitchcock.
Kong a retrouvé la trace de Donna
C’est rondement mené, très ramassé, un soin particulier est accordé aux scènes d’action. Il y en a de remarquables. Par exemple le fuite de Tubby dans les ruelles sombres et sa mort dans le ruisseau. La rafle de grande ampleur dure aussi très longtemps et fait la preuve d’une grande maitrise technique, notamment quand les policiers investissent cet immeuble tourmenté où se sont réfugiés à la fois Chet et Roger Kong. Tourne au format 1,35 :1, ça ne permet pas de bien profiter des décors qui sont particulièrement intéressants. La scène du viol e Donna par Tubby est particulièrement crue pour l’époque, on se demande comment elle a pu passer l’étape de la censure !
A près la fuite de Chester, la police engage une vaste rafle
La distribution est intéressante. Tout va tourner autour de Chet, incarné par Wendell Corey, c’est un acteur généralement plutôt mou, nonchalant, mais là il se surpasse et finit par nous faire croire qu’il est un vrai dur. Il porte ici une balafre qui signifie qu’il a vraiment fait la guerre. Il arrive à changer de registre, passant de la haine à la mélancolie neurasthénique qui le pousse finalement vers la mort. Derrière, il y a Evelyn Keyes. Son interprétation dans le rôle de Donna Williams a été saluée un peu partout. Généralement je la trouve plutôt juste, mais ici je trouve qu’elle en rajoute dans le genre naïve mais déterminée. Ce n’est pas son meilleur rôle. On trouve également Elsa Lanchester qui incarne Lida O’Reilly. Elle en fait des tonnes et tombe assez bien dans la caricature.
Chester est guidé par Ippy dans le labyrinthe du Carré
Ce qu’on appelle les seconds rôles sont ici de qualité. Marie Windsor évidemment qui incarne Rose, la femme de Tubby. Elle apporte une touche d’étrangeté bienvenue. Jesse White incarne son très faible mari. C’est une gueule qui occupe bien l’écran. Nancy Gates qui tient le rôle de Sally Lee est sensée être une asiatique, c’est un peu raté, mais elle compense cela par l’énergie qu’elle met à défendre Chet. Si le reste n’est pas vraiment exceptionnel, Ippy est joué avec finesse par Leonard Strong. Dans l’ensemble la distribution est assez homogène.
Chester a arraché Donna des griffes de Tubby Otis
Ce film est un peu oublié, mais les amateurs de films noirs commencent à le sortir de l’oubli, et il le mérite. Il n’est pas aussi bon que The City that Never Sleeps, mais c’est solide, une bonne production de Republic dans laquelle John H Auer sera aussi producteur. Il est à conseiller. Il existe une bonne copie en Blu ray chez Olive, mais sans sous-titres et sans bonus. C’est aussi un film d’atmosphère, avec ce quartier minable où la pègre tient ses assises à l’écart de la société « normale ».
Ippy va rencontrer Kong
Tubby tente d’échapper à la police
Rose est complètement saoule aux cotés de Kong qui attend Chester
Chester a été tué par Kong