18 Juin 2023
Dans le film néo-noir, Peter Yates a eu quelques succès, à commencer par Bullitt[1]. D’origine britannique, il avait d’ailleurs commencé à se faire connaître en 1967 avec un film, Robbery, basé sur l’attaque du train postal, un coup audacieux qui avait défrayé la chronique en 1963. C’est ce film, animé de poursuites automobiles dans les rues de Londres qui l’avait amené sur le tournage de Bullit. Quand il attaque le tournage de The Friends of Eddie Coyles, il sort d’un bon succès avec The Hot Rock, un film de casse, plus proche de la parodie toutefois. The Friends of Eddie Coyle est beaucoup plus sombre. Le scénario est de Paul Monash, un scénariste qui a surtout travaillé pour la télévision, et le plus souvent dans le genre noir, films de gangsters. Il a écrit plusieurs épisodes de la série The Untouchables. Ici il sera aussi crédité comme producteur. Le matériel de départ est le livre de George V. Higgins qui porte le même titre. C’était là son premier roman publié. Il eut du succès, notamment à cause d’un style très dialogué qui répercutait l’argot de la rue des truands irlandais. C’est une histoire de mafia, mais de la mafia irlandaise, très présente à Boston et sa région. On pourrait dire que les films de mafia irlandaise, s’ils sont presque tous situés dans la région de Boston, sont presque toujours ancrés dans la vie quotidienne des quartiers, par exemple le très bon film de Ben Affleck, The Town[2]. Higgins ayant fait des études de droit se retrouva au bureau du procureur de Boston, et à ce titre il eut à connaître de nombreuses histoires scabreuses. Il y a donc un souci de vérité qui va justifier le film. Dans l’approche des phénomènes mafieux et de leurs conséquences dramatiques, c’est l’inverse du film de Coppola, The Godfather, sorti l’année précédente avec le succès que l’on sait. Il n’y a rien de glamour dans cette histoire, et les personnages n’ont rien de charismatiques, et il n’y aura pas de courses de voitures spectaculaires !
Une bande de voleurs dévalise les banques de la périphérie de Boston après avoir pris en otage la famille du directeur de banque. Ils agissent masqués et après avoir repéré les lieux. Ces actions sont bien menées, discrètes et millimétrées. Ils prennent beaucoup d’argent. Pendant ce temps Eddie Coyle mène des transactions avec un revendeurs de flingues, le jeune Jackie Brown. Eddie trouve que Jackie n’est pas assez prudent et qu’il devrait faire un peu plus attention. Jackie cloisonne cependant correctement ses activités. Mais Eddie a bien d’autres soucis, il doit passer devant la commission qui risque de le condamner à 2 ans de prison pour avoir conduit un camion de trafic d’alcool, et parce qu’il a refusé de donner ceux qui chapeautaient cette affaire. Il s’ouvre de ce souci à Dillon, le propriétaire d’un bar qui est aussi indicateur de police pour le compte de Dave Foley. Tandis que Jackie transactionne pour vendre des fusils mitrailleurs à de jeunes révolutionnaires un peu hippies, les hold-ups continuent. En vérité Eddie sait que c’est la bande der Scalise qui monte les coups, puisque c’est lui qui leur fournit les armes nécessaires. Ayant eu vent des armes que Jackie Brown doit livrer, il le balance en espérant que cela le sortira de la situation. Par ailleurs la bande Scalise ont dû abattre un employé de banque trop zélé, ce qui va déchaîner les policiers contre eux. Jackie Brown réussit deux coups, d’abord l’arrestation de Jackie Brown, puis celle de la bande à Scalise. Mais Eddie ne le sait pas. Quand il revoit Dave Foley, celui-ci refuse de l’aider, à moins qu’il devienne un indic en bonne et due forme. Eddie propose cependant de balancer la bande de Scalise. Mais Jackie Brown se moque de lui et lui dit qu’il les a déjà coincés. Eddie est alors un homme mort d’abord parce que Dillon a fait courir le bruit que c’était Eddie le délateur, et donc Scalise et sa bande veulent le tuer, mais également Jackie Brown qui a compris que c’était Eddie qui l’avait balancé. La mafia irlandaise va donc payer Dillon – ne sachant pas qu’il est un indic de la police – pour le descendre. Dillon saoule Eddie, puis l’emmène voir un match de hockey. Dans la voiture du retour, Eddie s’endort, et Dillon le tue. Bien entendu quand il reverra Foley, il ne dira rien du meurtre d’Eddie.
Eddie demande à Jackie de rester plus prudent
C’est un film amer, transporté d’une immense tristesse. L’univers dans lequel se meuvent tous ces gangsters plus ou moins importants est assez déglingué. C’est le Boston qu’on connaît moins, et cet aspect de la ville, surtout dans les années soixante-dix quand la ville faisait de la lutte contre la mafia irlandaise une priorité, est plutôt crasseux, éloigné de la ville donnant dans les start-ups et le high-tech. L’histoire d’Eddie Coyle est démarquée de celle de Billy O’Brien qui a été assassiné par le célèbre James « Whitey » Bulger qui devint un informateur zélé du FBI qui lui permit de développer une carrière criminelle hors du commun. Longtemps en cavale, il finit ses jours en prison, et sa vie a inspiré plusieurs cinéastes, dont Black Mass de Scott Cooper[3], et plus indirectement celui de Frank Costello dans The Departed de Marin Scorsese[4] Mais évidemment Dillon n’a pas le côté flamboyant de Bulger, il est plutôt discret, faisant ses petites affaires sans se faire remarquer, encaissant le prix de ses meurtres tout en vivant comme un patron de bistrot plutôt misérable.
Les gangsters prennent la famille du directeur de banque en otage
Nous sommes dans le début des années soixante-dix, époque où les grandes villes de l’Est s’enfonçaient dangereusement dans la délinquance. Les attaques de banque étaient encore possibles, pour peu qu’on ait les couilles de le faire. Dans ce moment particulier la délinquance traditionnelle rejoignait celle qui était issue de la contestation anticapitaliste. On l’a oublié, mais à la fin des années soixante et au début des années soixante-et-dix, une partie des révolutionnaires sans révolution – qu’ils soient black panthers ou simplement anticapitalistes – avaient aux Etats-Unis développé une rhétorique sur la nécessité de la lutte armée. Des bandes comme la bande à Baader en Allemagne, ou les Brigades Rouges en Italie, ont été finalement assez nombreuses et ont été violemment réprimées elles-aussi.
Foley tente de pousser Eddie à devenir un mouchard
Mais peu importe la vérité documentaire, car quelle sur soit la vérité des situations présentées, ce portrait partiel de la mafia irlandaise met en scène toute une série de personnages faiblement déterminés sur le plan moral. Ils passent tous à se vendre les uns les autres. Si Eddie Coyle a des excuses, il ne veut pas retourner en taule, Dillon a fait de la délation un fructueux business, jouant sur tous les tableaux en même temps, vendant Eddie pour se dédouaner auprès du milieu de ses propres turpitudes. Le sens de l’honneur n’est pas quelque chose qui les motive. Le policier Foley est un vrai salopard, menteur et tricheur, il enfonce consciencieusement Eddie, et c’est lui qui est son vrai meurtrier, même si c’est Dillon qui appuie sur la gâchette. Il y a donc autant de portraits, de type, que d’attitudes face à la morale et à la mort. Le plus ambigu est bien entendu Eddie Coyle qui contrairement à ce que dit le titre, n’a pas d’amis et il ne peut pas en avoir. Il y a des obligés, Eddie est l’obligé de la mafia qu’il ne peut trahir, mais aussi des policiers. Il est usé par la vie qu’il a menée, il a fait de la taule, ilvivote et voudrais bien mener une vie normale avec sa femme et ses enfants. A cet égard c’est encore lui qui parait le plus normal, les autres ont encore moins d’ambition, mais il lui manque de l’énergie pour se sortir de ce pétrin. Il pourrait fuir, mais il ne le fera pas, c’est pourquoi quand il remet sa vie entre les mains de l’ignoble Foley, cela équivaut fatalement à un suicide.
Jackie Brown traite avec des révolutionnaires qui veulent braquer des banques
Le film a, au fil du temps, pris de l’importance. Sans doute à cause de la mise en scène. Si nous comprenons bien vers quoi la mise en scène tend, il n’est pas certain qu’elle soit tout à fait adéquate. Certes Peter Yates veut filmer la ville de Boston sans lui donner l’aspect d’un personnage. C’est un tort. Et donc cela le conduit à resserrer le cadre et à ne jouer que très peu sur la profondeur de champ. La photo rend cependant très bien les couleurs de l’automne à Boston, donnant une tonalité crépusculaire à l’ensemble. Les hold-ups sont très bien travaillés, logiques, rationnels, sans perte de temps, visant à mettre d’abord en avant le sang froid des gangsters. Les scènes dans le bar de Dillon qui sont nombreuses manquent clairement de caractère, en ce sens qu’elles ne font pas ressortir sa spécificité. Dans les dialogues, Peter Yates manque le plus souvent de mobilité de sa caméra. En revoyant ce film, je comprends mieux pourquoi à sa sortie il n’a pas eu de succès : le rythme est très lent et l’action contenue à la périphérie. A vouloir éviter le spectaculaire le réalisateur finit par manquer d’émotion, or commettre de tels hold-ups n’est pas une partie de plaisir, même chose pour les risques qu’encourt Jackie Brown lorsqu’il se procure et revend des armes.
La bande de Scalise continue les hold-ups
Les acteurs par contre sont excellents. C’est un très grand rôle pour Robert Mitchum qui incarne Eddie Coyle. Il s’était beaucoup investi dans la préparation du film, au point de rencontrer des truands de la mafia irlandaise. Il porte le poids du monde et de l’échec sur ses larges épaules. À cette époque il cherchait des grands rôles, mais les films qu’il fera, bien qu’il y soit excellent n’auront guère de succès public, que ce soit The Friends of Eddie Coyle ou Yakuza. Il était clairement sur la pente déclinante ce qui au fond allait parfaitement avec Eddie Coyle. Mais enfin ce film révèle aussi que Mitchum lorsqu’il est face à une solide intrigue est un très grand acteur. C’est lui qui domine le film. Derrière lui on trouve l’étonnant Peter Boyle dans le rôle de Dillon la balance. Il est parfait de fourberie, il n’a pas cependant beaucoup de présence à l’écran. On remarque ensuite Steve Keats dans le rôle de Jackie Brown le trafiquant d’armes. C’était le premier film de cet acteur qui décédera assez jeune, apparemment il se serait suicidé. Il est excellent mélange de prudence et d’extravagance. Il parait relativement soumis face à Coyle, mais il donnera la leçon aussi bien à ceux qui lui fournissent du matériel qu’à ceux qui veulent s’en servir pour mener un combat douteux. Richard Jordan dans le rôle de l’antipathique Foley manque cependant un peu de carrure pour faire la morale à Robert Mitchum ! Un œil exercé reconnaitra aussi Alex Rocco dans le rôle de Scalise et aussi Joe Santos, figure incontournable des films de gangsters de cette époque, dans le rôle d’Artie Van.
Cette fois la bande de Scalise est tombée sur les policiers
Ce film a eu une influence certaine sur Quentin Tarantino qui l’appréciait beaucoup et qui appellera son film avec Pam Grier justement Jackie Brown. Martin Scorsese récupérera le personnage du trafiquant d’armes pour Taxi Driver. Mais il engagera aussi Peter Boyle très certainement en référence au film de Peter Yates.
Eddie est piégé par Foley et n’a plus rien à lui vendre pour éviter la prison
The Friends of Eddie Coyle a été un échec commercial et même critique à sa sortie ne couvrant péniblement que la moitié de son budget. Je crois que la raison principale – outre la lenteur de son rythme – c’est l’absence de personnage auquel le public peut s’identifier. Mais au fil des années, il est devenu une référence du néo-noir, et pas seulement à cause de Mitchum. Curieusement ce film très célébré n’existe pas ou plus sur le marché français. Ses qualités, malgré quelques réserves, sont telles qu’il serait bon que quelqu’un le ressorte en Blu ray.
Dillon et son complice abandonne la voiture et le corps d’Eddie
Dillon ne donnera pas d’information sur l’assassinat d’Eddie