14 Septembre 2023
Petit film oublié au fond d’un tiroir, Les filles de Grenoble présente pourtant plusieurs intérêts. Il y a d’abord le fait que dans la deuxième moitié des années soixante-dix, et la première partie des années quatre-vingts, les Français ont produit énormément de films noirs qu’on appelait « polars ». C’est un peu le pendant des poliziotteschi et des gialli italiens si on veut. C’est un segment qui n’a jamais été valorisé par la critique, et on peut dire que c’est encore le cas aujourd’hui. Toute une gamme de films ont été tournés à cette époque, du plus fauché comme Les filles de Grenoble, au richement doté comme les films de Robin Davis, en passant par des budgets moyens des films de Sergio Gobbi et de Jean Larriaga. Bien entendu les films de Melville restaient à part. Mais il est vrai que contrairement aux poliziotteschi et des gialli italiens, le public français suivait très moyennement cette veine. Très souvent mal exploités, maigrement rentables à l’exportation, les distributeurs ne semblaient guère trop y croire. Le second intérêt des Filles de Grenoble réside dans le fait que le point de départ est une affaire bien réelle à ramifications multiples qui défraya la chronique. Des gangs italiens s’étaient emparés par la violence d’un vaste marché de la prostitution sur Grenoble, ce qui pourrait paraître banal, mais qui ne l’était pas parce que les maquereaux italiens avaient des pratiques sauvages et criminelles qui ont heurté les consciences et qui ne semblaient guère adaptées à l’évolution de la société. Paul Lefevre était lui in chroniqueur judiciaire très connu qui officiait en ces temps-là sur Antenne 2. Dans ses comptes-rendus d’audience ou dans ces ouvrages, il mettait en avant un certain bon sens de la justice et de son appareil, avec l’idée que la justice était plutôt lente dans ses réactions. Il avait tout de même le bon goût de ne pas asséné trop fortement des leçons de morale. C’est donc lui qui écrivit ce scénario, dont il tira par la suite un ouvrage qui eut un certain succès. En faisant ce film qui se voulait très réaliste, Joel Le Moigné renouait plus ou moins consciemment avec ce qui avait été une spécialité bien française du film criminel en désignant la prostitution et le maquereautage comme le berceau du crime. Évidemment en passant de Pigalle à Grenoble, ce petit milieu descendait d’un cran dans l’imaginaire social et comme on le verra il n’y avait rien dans l’exposition de cette vie de truands qui pouvait ressemblait de près ou de loin à du courage ou de la grandeur.
A l’hôpital de Grenoble, une prostituée qui a été violemment battue est achevée par un voyou. Lors de son enterrement, ses amies, dont la jeune Cora, sont indignées, elles savent très bien que se sont leurs maquereaux qui ont crevé cette malheureuse, mais elles sont trop apeurées pour tenter de se révolter. Par ailleurs les gendarmes observent le trafic des prostituées et de leurs maquereaux en prenant des photos pour prouver qu’il y a un trafic criminel. Avec ces preuves, ils vont voir le jeune juge d’instruction Le Pérec pour qu’il ouvre une enquête. Mais les filles ont des ennuis, Cora va être punie pour s’être rebellée et son mac va l’envoyer faire les chantiers. Tentant de s’enfuir, elle sera rattrapée et battue par les macs, elle recevra un méchant coup de couteau. Les gendarmes ramassent les filles et vont inciter Cora a parlé au juge Le Pérec. Les macs l’ayant appris, elle va être de nouveau battue par, Francesco, laissée nue attachée toute la nuit à un arbre. Ramassée par un camionneur, elle va à l’hôpital. Cette fois elle est décidée à parler. Le juge va déclencher alors une opération pour mettre au pas cette bande sanguinaire. Les voyous ont cependant d’autres soucis, car deux bandes se disputent les territoires de la prostitution. Il y a des morts. Les filles ont décidé d’appuyer Cora. Le juge va enquêter, d’abord auprès des chantiers, puis en mettant en cause indirectement un juge plus ou moins corrompu qui couvre les truands. Ayant réuni assez de preuves, Le Pérec lance, avec l’aide du commissaire Brière, un vaste coup de filet. Il devient maintenant la cible des voyous. Menacé de mort, il échappe à un attentat. L’enquête continue cependant, et ayant recueilli suffisamment de preuves, il procède à une confrontation. Toute la bande est maintenant sous les verrous.
Les gendarmes observent à la jumelle le travail des prostituées
Le bien triomphe du mal, c’est le message, et de façon assez comique à la fin on nous dit que depuis qu’on a mis en taule les violents proxos, le grand banditisme a disparu de la ville ! C’est évidemment faux, comme le montrera la suite de la chronique judiciaire grenobloise, mais il faut le voir plutôt comme un avertissement : la justice et la police pour peu qu’elles le veuillent peuvent agir et éradiquer cette violence, elles ont plus de moyens à leur disposition qu’elles ne veuillent l’admettre et en outre elles peuvent s’appuyer sur les dévoués gendarmes. Contrairement aux poliziotteschi il n’y a pas ici de dénonciation hargneuse des politiques qui freinent la justice et la police, mais plutôt celle d’une indifférence. Quand le film attaque la question de la prostitution, il joue sur du velours, justement parce que l’affaire de Grenoble – il vaudrait mieux d’ailleurs parler des affaires de Grenoble d’ailleurs – il s’en prend directement à un groupe d’affreux, des gens intégralement mauvais. Ce qui était le cas, en effet, les italo-grenoblois avaient à leur actif toute une kyrielle de crimes et de tortures. En ce sens on peut dire que le film simplifie une réalité qui était dans les faits bien pire en compte. Et d’ailleurs on peut se demander si au bout du compte ce ne sont pas les guerres que se sont livrés les proxos entre eux qui les ont menés à la ruine, plutôt que la dénonciation des filles. Cependant le scénario qui vise à la rédemption des pécheresses égarées par de fausses promesses, a besoin que les filles prennent conscience du fait qu’elles vivent dans l’erreur. Le panneau final va d’ailleurs dans ce sens, arguant que si la reconversion de ces jeunes femmes a été réussie, elle ne s’est pas faite sans mal.
Les putes le soir font les quais
Mais bien entendu, un scénario de film ne peut pas montrer toute cette complexité et doit se fixer une ligne afin de ne pas partir dans tous les sens, surtout s’il s’appuie sur un budget relativement étroit. Si le cœur des filles en révolte contre leurs bourreaux est la jeune Cora, elles ne sont ensemble que quatre ou cinq à vouloir se rebeller. C4est l’avant-garde du putanat en voie de rémission. Les voyous sont représentés essentiellement par des brutes, bas du front et peu futés. Sauf un qui navigue entre la France et l’Italie et qui a l’air un peu plus normal, c’est-à-dire que pour lui la prostitution ne sert pas à refermer son ego, mais c’est un business comme un autre. Là se situe un défaut majeur du film. Le point de vue est celui des filles soumises comme on disait dans le temps et de la justice. Le point de vue voyou est totalement minoré. Or à la fin on se rend compte que le plus haut placé des maquereaux finalement échappera à la justice.
Sur les chantiers les travailleurs immigrés attendent les putes
On remarque que le film est très influencé par les juges d’instruction qui, tels que le juge Michel qui mourra assassiné pratiquement au moment de la sortie du film dans les salles. A la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts ces juges ont défrayé la chronique, le juge François Renaud qui sera assassiné à Lyon justement, par des gens du milieu qui avaient des connexions à Grenoble, mais dont les raisons du meurtre n’ont jamais été élucidés, sombre épisode dont Yves Boisset tirera un film Le juge Fayard, dit le Shérif[1]. Mais c’est aussi à cette période que les juges italiens ont lancé des attaques directes contre la mafia sicilienne, parfois au péril de leur vie. Un peu plus tard, en 1984, Philipe Lefebvre tournera encore un film inspiré de la vie tragique du juge Michel. Intitulé Le juge, il mettra en scène la complicité entre un policier et un juge d’instruction. C’était la tendance de l’époque, avec assez peu de réussites tout de même, une des raisons en étant que les budgets pour ce genre de film, sauf pour le film de Boisset, était très maigre. Ce qui veut dire qu’en France les producteurs et les distributeurs n’y croyaient pas, ils n’y croyaient tellement pas qu’ils se refusaient à distribuer les poliziotteschi, même ceux de qualité.
Les gendarmes ont ramassé les filles
Joel Le Moigné a fait ses classes comme assistant réalisateur à la télévision, puis auprès de Pierre Grasset, un cinéaste très influencé par Melville. Mais il n’a tourné que deux films puis il a disparu. Les filles de Grenoble se veut naturaliste et donc il va tenter d’utiliser pour cela les décors naturels. Les lieux sont bien choisis, les quais, les bords de route où les filles travaillent. Les décors du palais de justice et de la gendarmerie sont tout à fait justes. C’est moins bien en revanche pour les bistrots de voyous et aussi pour les chantiers sur lesquels vivent et travaillent les immigrés. Il y a un côté qui sonne faux. Le choix des décors restreint d’ailleurs les possibilités du metteur en scène. L’ensemble est le plus souvent filmé sans trop de mouvements d’appareil, et avec des gros plans, champ-contrechamp qui plombent clairement les scènes dialoguées. Par exemple la scène du restaurant où le commissaire et le juge d’instruction scelle une sorte de pacte pour éradiquer la pègre. Il n’y a que des gros plans et aucune mobilité d’appareil. On voit bien que les acteurs récitent un texte pour la caméra et qu’il ne s’agit pas d’un vrai dialogue.
Cora est attachée nue au bord de la route
Les scènes d’action pourtant très peu nombreuses sont plutôt pas mal. Particulièrement quand l’inspecteur Imbert pourchasse Francesco dans les escaliers. L’attentat contre le juge est assez bien filmé aussi, mais manque un peu de précision. Les scènes de viol tiennent à peu près la route, esquivant le voyeurisme, avec une grande pudeur. Il y a tout de même une certaine timidité dans la nécessité de montrer la violence, surtout si on le compare avec ce que faisaient les Italiens dans le même domaine, et à la même époque. Cora se fait battre tout habillée à coups, de ceinturon, mais on la retrouve attachée toute nue en train de se geler au bord de la route. Ce défaut, si on peut dire, empêche de comprendre que les filles ont peur de la réaction de leurs macs.
Les proxos se buttent entre eux
Les acteurs sont du troisième choix. À l’époque André Dussollier n’était pas très connu, il se trainait de théâtre en feuilleton télévisé, depuis il s’est rattrapé. Mais à cette date, il s’était surtout fait remarquer dans un autre film noir, Extérieur nuit de Jacques Bral. Son interprétation du juge Le Pérec a été très critiquée à la sortie du film. Mais il n’est pas mal du tout, trimbalant cette rigidité propre à un juge d’instruction, avec une forme d’innocence, il est moins bien quand il récite face à la caméra. Il y a ensuite Zoé Chauveau dans le rôle de la courageuse Cora. Zoé Chauveau est une étoile filante du cinéma. C’est assez curieux parce qu’elle avait de l’aisance devant la caméra, elle avait un regard. Alain Doutey dans le rôle du commissaire Brière est par contre complètement transparent. Dans les seconds rôles les filles ont un avantage certain sur les hommes, elles ont presque l’air de vraies putes et en projettent une certaine forme de décontraction, nécessaire dans ce métier curieux. Jean-François Garreaud dans le rôle de l’inspecteur Imbert est très bien. Il fera d’ailleurs une carrière honorable quoique discrète, tournant pour Sautet et Chabrol. Il sera surtout connu par la suite dans le rôle du commandant Michel Lemarchand dans la série La Crim’ où il apparaitra dans 78 épisodes avec un nœud papillon !
L’inspecteur Imbert tente de ramasser Francesco
Évidemment ce n’est pas un grand film, pour cause de restriction budgétaire. Lors de l’attentat contre le juge, on n’a même pas des impacts de balles sur la carrosserie ! Mais tout de même il y a des idées valables. Je ne sais pas si ce film a été un succès commercial. À sa sortie en tous les cas on en a parlé. À ma connaissance il n’existe pas d’édition DVD et encore moins Blu ray, pourtant je trouve ça intéressant de revisiter cette cinématographie française qui se voulait populaire, ancré dans une réalité immédiate et rude, et qui aurait pu devenir quelque chose d’équivalent au poliziottesco avec un peu plus d’audace du côté de nos producteurs.
Le juge Le Pérec échappe à un attentat
Sur les chantiers les travailleurs confirment les hypothèses de Le Pérec
Le Perec procède à la confrontation finale
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-juge-fayard-dit-le-sheriff-yves-boisset-1977-a185141786