11 Juin 2017
C’est un film qui a une place particulière dans l’histoire du film noir. En effet il inaugure aussi bien une nouvelle manière de tourner qu’une rupture avec l’individualisme sous-jacent du film noir classique. Vers le milieu des années cinquante la crise du cinéma hollywoodien s’accélère. La télévision détourne le public des salles de cinéma, mais également le fait que les logements soient de meilleure qualité incite les populations à rester chez elles. Et donc, il est une nécessité absolue de relancer le cinéma en distinguant bien les films de télévision et les films de cinéma. D’où l’usage plus abondant de la couleur et de l’écran large, particulièrement du cinémascope qui va permettre de saisir la poésie singulière des paysages à mi-chemin entre la ville et la campagne. Ces modifications techniques vont induire une transformation du film noir en profondeur. Non seulement les décors naturels vont jouer un rôle plus important qu’auparavant, mais le récit va être plus choral, plus éclaté, il va mieux saisir la collectivité dans ce qu’elle est, dans ce qui l’unit. Cette exaltation du collectif face à l’individualisme n’est-il pas aussi une manière de s’éloigner de l’oppression de la chasse aux sorcières qui a stérilisé particulièrement le film noir ? En même temps il s’agit de l’intrusion du mal dans une petite ville qui semblait jusqu’ici à l’abri et comme un idéal face à la turpitude de la grande ville. Le film noir franchit ici un palier, ce n’est plus seulement la grande ville qui produit le crime, mais aussi le crime qui vient détruire ce rêve américain un peu factice. Cette thématique va être développée en 1955 au moins dans trois films : I died a thousand times, film dont nous avons rendu compte déjà[1], dans Violent Saturday, et dans Bad day at Black Rock de John Sturges. Notez que les trois films sont produits par trois studios différents, mais leurs similitudes qui pourtant ne s’appuie pas sur des équipes similaires, ni sur des histoires semblables sont telles qu’elles interrogent sur l’émergence d’un sous-genre nouveau. Il y a un autre point commun entre les trois films : c’est Lee Marvin, toujours dans le rôle du bad boy à cette époque, que ce soit dans les western ou dans les films noirs ! Il tourne beaucoup, six films en 1955[2]. Mais il faudra attendre 1964 et le succès inattendu de The killers, version Don Siegel, pour qu’on lui donne sa chance dans des premiers rôles. En tous les cas la participation de Lee Marvin à ces trois films indique qu’on va s’orienter vers une forme de violence plus radicale et plus réaliste.
Bradenville est une petite ville minière, besogneuse et tranquille, organisée autour de l’exploitation du cuivre. Martin est l’ingénieur en chef qui a toute la confiance du vieux Fairchild. Celui-ci devant s’absenter, il lui demande de veiller sur son fils qui boit plus que de raison à cause de sa femme qui le trompe sans vergogne. Tout le monde a ses petits soucis, Martin doit s’occuper de son fils qui voudrait tant que son père qui n’a pas été mobilisé sur le front soit un héros. Elsie Braden est sommée de payer ses découverts par le directeur de la banque, mais celui-ci est amoureux fou de la belle Linda, une infirmière qui, elle, n’a d’yeux que pour Boyd Fairchild. Mais tous ces soucis sont peu de choses face à la menace qui se prépare. En effet, Trois gangsters arrivent en ville pour commettre un hold-up. Ils vont calculer leur coup d’une manière précise, et ils prévoient de se replier vers une ferme occupée par une famille d’Amishs qui n’ont pas le téléphone. Entre temps le couple Fairchild a décidé de se rabibocher. Harper vole la voiture de Martin, il le fait prisonnier, le ficelle et l’enferme avec toute la famille d’Amishs dans la grange. Le hold-up se passe assez mal, Dill blesse le directeur de la banque qui a voulu se saisir d’une arme, et tue Emily Fairchild. Mais ils arrivent à emporter beaucoup d’argent. La bande se replie vers la ferme. Cependant Martin a pu se défaire de ses liens et il a délivré les Amishes, il a tué aussi leur gardien. Si bien qu’il peut recevoir comme il se doit les trois autres gangsters. Il en tuera deux, le dernier sera abattu par Stadt d’un coup de fourche dans le dos.
Le vieux Fairchild demande à Martin de veiller sur son fils
Ce qui donne son caractère à ce film, c’est l’important qu’il accorde à la petite ville. L’action proprement dite commence seulement au bout d’une heure. Autrement dit, le personnage principal est une petite ville minière, bien proprette, avec ses petits travers. Du coup l’intrusion des gangsters qui sèment la panique, est un révélateur des limites de ce modèle un peu niais, un peu assoupi. En effet, les protagonistes de cette histoire croient que leurs soucis sont importants, jusqu’au moment où les gangsters passent à l’action. Nous sommes dans une petite ville de Pennsylvanie qui existe bel et bien. Cette ville a la particularité d’accueillir dans ses marges une communautés d’Amishs. Cette communauté un peu archaïque qui refuse le progrès pour le meilleur et pour le pire va être confrontée à la dureté du monde extérieur. Dieu n’étant pas là pour la protéger, il faudra bien que Stadt transgresse ses principes et se serve d’une fourche pour occire le terrible Dill. La bande de Harper est décrite aussi d’une manière non manichéenne. Certes ils sont peut-être mauvais, mais ils sont humains avant tout, et ils ont aussi leurs petits problèmes, Dill est obsédé par un rhume chronique qui lui aurait été léguée par une femme avec qui il était marié. Et puis, ils ont peur. Ils essaieront de négocier avec Martin pour se tirer du traquenard dans lequel ils se sont fourrés.
Harper, Chapman et Dill peaufinent le hold-up
La réalisation est impeccable, le rythme enlevé. D’abord il y a une utilisation très efficace du cinémascope. Les mouvements de caméra donnent une profondeur de champ exceptionnelle, même pour les scènes qui se passent dans des lieux clos, le bar, ou la grande maison vide de Fairchild. Mais les décors naturels sont parfaitement utilisés, que ce soit le train qui traverse la vaste plaine, ou les travaux que l’entreprise minière a mis en chantier à coups de dynamite, avec des engins monstrueux qui représentent une modernité destructrice. Le hold-up donne une scène mémorable, la sortie précipitée de la banque dans la rue en pente. La minutie de la préparation, le personnage un peu falot de Chapman, inscrit une partie du film du côté de Asphalt Jungle ou de The killing. Sauf évidemment que l’ensemble du récit ne se centre par sur les gangsters. On peut regretter certaines lourdeurs dans les scènes intimistes entre les époux Fairchild, ou entre Fairchild et Linda. De même le fait que Emily Fairchild soit punie de ses péchés d’adultère comme par une justice immanente, n’est pas d’une grande subtilité. Mais ça ne dure pas suffisamment pour que cela gêne. Après tout nous sommes dans une petite ville puritaine et conformiste.
Chapman est parti chercher une planque
Film choral, aucun acteur ne ressort vraiment. La tête d’affiche est Victor Mature qui a été une grande vedette dans les années quarante et cinquante. En 1955 il était un peu sur la pente déclinante et ne tournera plus grand-chose à part ce film, et The last frontier, le très bon western d’Anthony Mann. Ici son rôle est mineur, on ne le voit pas pendant les deux tiers du film, et sans doute que Lee Marvin est plus remarquable que lui. Mais enfin, il n’est pas mal du tout, quoique toujours un peu crispé comme cela a été son habitude. C’est un acteur un peu oublié aujourd’hui, pourtant il a fait une très belle carrière avec quelques chefs-d’œuvre dans le film noir. Richard Eagan joue les ivrognes mélancoliques, toujours coiffé impeccablement. Il ne crève pas l’écran, mais il tient son rôle. Les gangsters sont plus remarquables. D’abord le chef de la bande, incarné par Stephen McNally qui n’a pas eu souvent les premiers rôles dans des films de catégorie A. Mais c’est un très bon acteur, solide et intéressant. La révélation du film c’est, on l’a laissé entendre, Lee Marvin. Certes il joue les méchants, mais pas tant que ça finalement, et sa prestation est remarquable. On trouve encore Ernest Borgnine dans le rôle du vertueux Amish. Il donne du corps, c’est le cas de le dire, à sa courte apparition. Je passe sur la prestation très moyenne de Tommy Noonan qui joue les timides énamourés. C’est le moins intéressant et pour tout dire le rôle le plus caricatural. Les personnages féminins sont plus partagés, si Virginia Leith est éclatante dans le rôle de l’infirmière Linda – malheureusement elle se laissera absorber par la télévision – Margaret Hayes dans le rôle de la femme adultère paraît à contre-emploi. Elle n’a pas le physique qui faut pour cela, et d’ailleurs on se demande bien pourquoi son mari semble très amoureux d’elle. Sylvie Sydney joue le rôle d’Elsie Braden, sans doute une descendante de la famille qui a fondé la ville, mais qui se retrouve déclassée. Son jeu semble caricatural.
Les trois gangsters sont dans la place
Certes tout n’est pas parfait, notamment la façon dont Martin se défait de ses liens est un peu légère, manque d’élaboration. Mais c’est un film qui se moque de l’usure du temps et qui se revoit encore très bien aujourd’hui.
Martin cherche à se défaire de ses liens
Stadt sauve Martin d’une mort certaine
Richard Eagan et Lee Marvin sur les lieux du tournage signente des autographes
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-peur-au-ventre-i-died-a-thousand-times-stuart-heisler-1955-a114844888
[2] La thèse du biographe de Lee Marvin considère qu’il a révolutionné l’ensemble du cinéma. Il n’a pas tort. Cf. Dwayne Epstein, Lee Marvin: Point blank, Schaffner Press, Inc., 2014.