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Le blog d'Alexandre Clément

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Si William Somerset Maugham est un romancier très connu qui a donné de nombreux sujets pour le cinéma, son neveu Robin Maugham l’est un petit peu moins. Mais Robert Siodmak avait adapté aussi bien l’oncle, Christmas holiday[1], que le neveu dont il adapte The rough and the smooth. Robin Maugham fut pourtant un auteur très apprécié, Joseph Losey mis en scène le sulfureux The servant en 1963. Il y a une parenté entre les deux romanciers, et cette parenté se trouve dans le choix de sujets qui opposent l’homme et la femme à travers la lutte pour le pouvoir sexuel. Of human bondage de William Somerset Maugham est en effet très proche de The rough and the smooth. Le de Somerset Maugham, paru en 1915, fut d’ailleurs adapté trois fois au cinema, par John Cromwell, avec Bette Davis en 1934, par Edmund Goulding, avec Eleanor Parker en 1947, et enfin par Ken Hughes, avec Kim Novak en 1964. Ce sujet d’un homme sous l’emprise de son attirance sexuelle qui le mène à la catastrophe, est vieux comme le cinéma, avec des variantes cependant. L’un des plus célèbre est bien sûr Der blaue angel de Joseph Von sternberg en 1930 avec Marlène Dietrich. En 1959 Robert Siodmak s’est extirpé des pièges hollywoodiens, et en vérité ses chef d’œuvres sont derrière lui. Il cherche un nouveau souffle en Europe mais ne le trouvera que difficilement. Ce n’est pas vraiment un film noir, plutôt un mélodrame qui évitera jusqu’au bout curieusement le pathos, mais Siodma. Le roman, sorti en 1951, avait été un best-seller, et on suppose que c’était une forme de sécurité pour Siodmak. Le film fut produit par la MGM en Angleterre même, puisque la firme au lion comme les autres majors ne pouvaient pas rapatrier leurs bénéfices et devaient les réinvestir sur place. Cette particularité de l’époque, qui s’appliquait d’ailleurs à la France, avait permis une forme de protectionnisme qui activa la reconstruction d’une industrie nationale dans presque tous les pays d’Europe. Mais les montages financiers étaient un peu compliqués, et The rough and the smooth était désigné comme un film anglo-allemand. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959  

Mike Thompson un jeune et brillant archéologue doit annoncer ses fiançailles avec Margaret, une riche héritière dont l’oncle, un magnat de la presse doit financer une expédition à la recherche des vestiges de l’Arche de Noé. Mais Mike va à cette fête un peu à reculons, comme si on lui passait la corde au cou. C’est qu’entre temps, à la recherche d’un taxi il a dû en partager un avec la belle Ila Hansen. Délaissant sa fiancée, il part la chercher et la ramène chez lui. Ça pourrait tourner au vaudeville quand sa fiancée qui a beaucoup bu s’annonce intempestivement. Mais ça va tourner à l’obsession. En effet, il apprend que Ila partage un appartement avec Reg Barker, un vieux carambouilleur qui vit de petites combines et qui prétend n’avoir aucun rapport sexuel avec elle. Les deux hommes sympathisent. Mike et Ila vont se payer du bon temps à la campagne dans une auberge rustique et glacée, mais ils s’amusent bien, jusqu’au moment où Ila reçoit un coup de téléphone qui l’oblige à rentrer à Londres. Elle part sans rien dire à Mike. En vérité elle est venue rejoindre le sinistre Jack, son amant de cœur, vendeur d’héroïne, qui lui réclame 1500 £ pour remplacer la drogue qu’il a dû jeter pour ne pas se faire coincer par les flics. Cette sorte de maquereau est plus qu’exigeant avec elle, mais elle l’a dans la peau et vit très mal le fait qu’elle ne puisse pas aider Jack. Mike cependant va surprendre Ila dans le lit de Reg. Il a la preuve vivante qu’elle ne fait que mentir sur tout. Reg avoue qu’il a fait un chèque sans provision à Ila qui est furieuse contre lui. Ila de colère raconte alors qu’elle ne vit vraiment que pour un seul homme et sûrement pas pour eux qu’elle méprise.  Mike accepte alors de dépanner Reg. Mais celui-ci brule le chèque et se suicide d’une balle dans la tête. L’affaire fait grand bruit, et cela amène une dispute entre Mike et l’oncle de Margaret. Au cours de la soirée, Ila rencontre Margaret et lui demande 1500 £ car, dit-elle, sinon elle le retiendra grâce à l’attrait sexuel qu’elle suscite en lui. Mais Margaret appelle Mike qui dévoile la supercherie. Ila s’en va piteusement à son destin et le couple Mike-Margaret va pouvoir officialiser sa relation. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Dans un bar Mike croise Ila Hansen 

Robert Siodmak n’aimait pas ce film qu’il classait parmi les plus mauvais qu’il avait fait. Et les cinéphiles partagent le plus souvent cet avis. Mais au-delà de sa valeur esthétique il est intéressant de s’interroger sur les ressorts de ce mélodrame. Comme dans les ouvrages de Somerset Maugham, il y est question de rapports de classes et ce point de vue, pour caricatural qu’il soit parfois, est assez passionnant. Mike qui est issu d’un milieu très aisé, qui est en passe d’épouser une riche héritière, regimbe à la dernière minute, et dans un mouvement de révolte contre cette vie lisse et trop ordonnée, préfère vivre une passion sans issue avec Ila, manifestement déséquilibrée et de basse extraction. Il y a donc dans cette relation qui le consume, d’un côté une enfant perdue qui se raccroche à un voyou qui lui donne des coups et lui prend son argent, et de l’autre un bourgeois qui n’aime pas sa vie de bourgeois et qui ne supporte pas de ses soumettre au puissant Lord Drewell. Maia révolte fera long feu, et il finira par se ranger aux convenances de sa classe sociale, abandonnant Ila qui aura tout fait pour ça, à ses errements et à sa vie sordide. La fin est particulièrement amère. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Une réunion a lieu chez Lord Drewell pour l’expédition 

Il est bien entendu difficile de trouver Ila sympathique, si d’un côté elle est capable de mener les hommes à la baguette, de l’autre, elle reste une fille soumise, dépendante moins du sexe que de la présence de son amant de cœur. Elle crachera dans un accès de mépris à Mike que pour Jack, elle serait capable de tout, de tuer et de donner sa vie. Alors que lui ne suscite pas cette fougue passionnée. Derrière cette posture il y a semble-t-il la puissance du sexe. Ila croit pouvoir reprendre Mike quand elle veut, tant elle sait que celui-ci est sous l’emprise de ses sens. De même elle sait que le vieux Reg ne peut pas se passer d’elle, d’ailleurs, il se suicidera. Et donc, même si c’est un peu maladroitement, le film devient une ode à la passion, une ode à l’amour fou. Mike comme Reg savent qu’elle ne mérite pas ce qu’elle exige d’eux, mais peu importe, ils donnent tout ce qu’ils ont dans une forme de masochisme assumé qui les met un peu au ban de la société. Mike par contre n’ira pas jusqu’au bout, il redeviendra raisonnable et rentrera dans le rang. Sa fiancée lui pardonnera ses foucades comme une manière d’enterrer sa jeunesse. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959 

Mike s’est disputé avec Margaret, et celle-ci s’en va 

Ces rapports sexuels au fond vont mettre à jour les ressorts de la société. La débauche de Mike s’oppose au matérialisme de sa classe. C’est une forme de liberté que de choisir cette folie. S’il ne rejoint pas Ila vraiment, il va se trouver pourtant un compagnon d’infortune avec le vieux Reg, un petit carambouilleur. Cette lutte à mort est expliquée dans le film comme le résultat du traumatisme de la guerre qui fait qu’Ila ayant été conduite à se faire violer par son propre frère va prendre une sorte de revanche sur le genre masculin. Mais ce qu’elle raconte est-ce bien la vérité ? Bien que le film ne soit jamais sorti en France, il porte aussi pourtant un titre français, Les seins de glace. Ce titre qui sera repris pour un film de Georges Lautner avec Mireille Darc et Alain Delon, en 1974[2], d’après un ouvrage de Richard Matheson, renvoie à la frigidité. Comme si cette frigidité était la condition d’un exercice efficace et détaché de la prostitution. Ila se présente comme une experte qui sait user de ses charmes pour se rendre indispensable. Mais comme dans toute relation masochiste, le maître ou la maîtresse du jeu n’est pas forcément celui ou celle qu’on croit, c’est le message de Leopold von Sacher-Masoch[3]. La fin de cet affrontement est particulièrement significative quand Ila se rend compte qu’elle a perdu son pouvoir et qu’elle doit repartir la tête basse vers son destin. Margaret a gagné son combat dont l’enjeu était la maitrise de Mike et de ses pulsions sexuelles. Mike abdique, mettant la vérité de ses pulsions sous le couvert de sa jeunesse. Il baissera la tête lui aussi, et adoubera le pouvoir de Margaret, passant de l’une à l’autre, il reste une proie et s’admet en tant que telle !  

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Ila raconte sa vie à Mike 

Si on comprend bien les intentions de Siodmak, il est assez clair que le traitement n’est pas tout à fait à la hauteur. Une partie de ce ratage provient d’un scénario beaucoup trop bavard. Mais il y a d’autres problèmes. La mise en scène n’a pas la fluidité habituelle de Siodmak. S’il arrive encore un peu à jouer des lumières et de la nuit, cette capacité se perd dans ses significations. Peut-être cela vient-il du parti-pris de ne pas donner dans le pathos, car à part le suicide de Reg, il ne se passe pas grand-chose. On ne verra même pas Jack donner des coups à Ila. Siodmak veut suggérer, on comprendra qu’Ila est une femme battue parce qu’elle montre les bleus qui décore son corps pour montrer fièrement ce qu’elle est capable d’endurer dans cette descente aux enfers. Siodmak utilisera comme d’habitude ces plans larges qui permettent de saisir les personnages dans la profondeur de leur environnement. Il faut dire que la photo n’aide guère, elle n’a pas le relief habituel de ses films.

 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959 

Mike fait la connaissance de Reg 

Il n’y a donc guère de scènes remarquables, ni de grande tension. Peu d’éléments qui suggèrent l’érotisme sulfureux d’Ila, c’est à peine si on verra une jambe sur laquelle elle remonte ses bas, ou encore la jeune femme en combinaison. Elle a l’air finalement assez sage. Même pour l’époque, on a déjà vu beaucoup mieux, que ce soit en Allemagne ou aux Etats-Unis, Et Dieu créa la femme qui représente à la fois la liberté sexuelle de la femme et la passion d’un vieux barbon, est déjà sorti depuis trois ans en France. Certes le film est tourné en Angleterre, mais il manque beaucoup d’audace pour faire croire à la passion enragée de Mike. Siodmak par contre réussit tout de même à faire la démonstration de la puissance matérielle de l’élite dans l’opposition entre les riches décors des appartements de Mike et du bureau de Drewell, et le logement de Reg et Ila comme de l’auberge de campagne. On ressent comme une barrière infranchissable entre les classes. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959 

Ila se heurte à David qui tente de protéger Mike 

Le budget ne semble guère important. La distribution pose un premier problème, en donnant le premier rôle au pâle Tony Britton, on a du mal à croire qu’il s’agit là d’un tout jeune archéologue à la recherche de lui-même, il a déjà des cheveux blancs, c’est plutôt un homme mûr confronté au démon de minuit qu’un jeune chien fou à la recherche d’une passion. Ila est incarnée par Nadja Tiller, artiste autrichienne, qui à l’époque avait une petite réputation d’actrice érotique et tournait dans presque tous les pays d’Europe. Ça tombait bien, elle vivait à Londres. Elle est peu convaincante dans ce rôle, elle a quelques scènes intéressantes, notamment à la fin, mais reste la plupart du temps en dedans de ce qu’elle peut faire. Même William Bendix dans le rôle de Reg est moins flamboyant que d’ordinaire. Trop maquillé, il a du mal à faire passer l’émotion. Natasha Parry, dans le petit rôle de Margaret, est par contre très bien, avec une belle présence. On notera encore la présence du solide Tony Wright dans le rôle du maquereau Jack. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Mike a surpris Ila dans le lit de Reg 

Ce n’est donc pas un grand film, ni un très bon Siodmak, cependant il conserve quelque chose d’intéressant dans la présentation de la lutte des sexes comme une image déformée et sans issue de la lutte des classes. Le film n’a jamais été exploité en France en salle, ne le trouvait-on pas assez bon ? Avait-il déjà été un fiasco outre-Manche ? En tous les cas, il n’est pas facile de le trouver dans une copie de bonne qualité. 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Jack méprise Ila qui ne lui a pas ramené l’argent promis 

Les seins de glace, The rough and the smooth, Robert Siodmak, 1959

Margaret a fait venir Mike pour le confronter à Ila



[1] http://alexandreclement.eklablog.com/vacances-de-noel-christmas-holiday-robert-siodmak-1944-a148583646

[2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-seins-de-glace-georges-lautner-1974-a131386122

[3] Paru en 1870, La vénus à la fourrure, longtemps vendu sous le manteau, est devenu un pilier de la littérature et de la psychanalyse

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