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Le blog d'Alexandre Clément

Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960

Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Tout est assez étrange dans ce film, et d’abord pour commencer l’origine de son scénario. Officiellement il s’agit d’un scénario de Boileau-Narcejac qui se serait appuyé sur un roman de Jean Redon. Partons de cette assertion. Le roman n’est jamais paru avant le film, et l’édition première de l’ouvrage est illustrée directement par des photos extraites du film. Il faut donc croire que l’idée du scénario serait venue à Boileau-Narcejac en lisant l’ouvrage sur épreuves, pour cela on peut supposer que l’auteur de l’ouvrage était très lié à Boileau-Narcejac. Il semble d’ailleurs que les nombreux films dont le scénario est signé Boileau-Narcejac est très souvent un masque pour l’écriture de Frédéric Dard. C’est en effet très rarement que l’on reconnait dans cette période de la fin des années cinquante et du début des années soixante la spécificité des thèmes développés par Boileau-Narcejac.  Le second point est que la quatrième de couverture est accompagnée d’un petit texte de Frédéric Dard qui comme on sait était dans la fin des années cinquante très lié à Boileau-Narcejac qui lui avaient permis de remporter le Grand Prix de la littérature policière en 1957. On sait par ailleurs que Frédéric Dard aimait bien s’autocélébrer. Un peu comme s’il voulait laisser une marque de sa participation à l’écriture d’un texte qui allait lui échapper ultérieurement pour cause de contrat. Jean Redon n’aurait écrit que ce roman, mais on trouve son nom comme scénariste presqu’uniquement sur des films qui sont associés directement au indirectement au travail cinématographique de Frédéric Dard. L’équipe du film, de Jules Borkon (producteur de Toi le venin des Salauds vont en enfer et de Comme un cheveu sur la soupe) à Claude Sautet comprend d’ailleurs de nombreux noms qui ont été très souvent été associés à cette époque à Frédéric Dard. Par ailleurs j’ai déjà expliqué pourquoi cet ouvrage avait été presque certainement écrit par Frédéric Dard en le considérant du point de vue de la thématique et du style[1]. Rappelons seulement que celui-ci a longuement travaillé dans la littérature d’épouvante sous des pseudonymes divers et variés, en se retrouvant bien souvent à l’intersection de plusieurs genres : le fantastique, le noir, mais aussi l’horreur. C’est cette approche hybride qui va faire la spécificité du film de Georges Franju.

  Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960

Le docteur Génessier, sommité de la chirurgie, tente désespéremment de redonner un visage à sa fille Christine qui a été défigurée par sa faute dans un accident de la route. Il a une forte culpabilité qui le conduit presque fatalement vers la folie à travers cette obsession de refaire par la science ce que son inconscience à détruit. Il a faite passée Christine pour morte, mais il a installé dans les sous-sols de sa clinique une salle d’opération pour tenter de lui donner figure humaine. Pour cela il utilise des jeunes filles qui sont enlevées par Louise sa fidèle collaboratrice et sur lesquelles il prélève le visage. Cependant la greffe ne prend pas, les rejets sont continuels. Il faut donc chaque fois recommencer et trouver de nouvelles victimes. Le fiancé de Christine qui est aussi le fidèle assitant de Génessier, croit savoit qu’elle n’est pas morte et qu’elle vit non loin de Paris. La police est sur les dents, et bientôt elle va introduire chez Génessier un appât. Bien que ce stratagème échoue, la fille de Génessier, lassée sans doute de ce combat sans fin et cruel, va tuer Louise, délivrer la jeune Paulette et libérer les chiens qui vont se jeter sur Génessier et le tuer. Christine repartira vers la forêt proche.

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Le professeur Génessier à l’enterrement de sa fille 

Le scénario est bien plus épuré que le livre qui se lance souvent dans des digressions qui ralentissent le récit. Il serait très hasardeux de chercher des explications complexes au développement d’un tel sujet. Il joue principalement sur la peur que suscite la conduite d’un membre éminent de l’institution médicale lorsqu’il se croie tout permis, comme une sorte de Dieu, pour refaire par la science ce que la vie a détruit. Cette prétention est toujours sous-jacente aux histoires qui insistent sur les limites du progrès technique. C’est le thème du docteur Frankenstein, ou celui de Docteur Jekyll et Mister Hyde sur lequel Dard avait fait des exercices. En 1954 il avait porté à la scène Docteur Jekyll et Mister Hyde  au Grand Guignol dans une mise en scène de Robert Hossein, mais il avait aussi sous le nom de Frédéric Charles il avait publié un roman, L’horrible Monsieur Smith, chez Jacquier en 1952. En 1955 sous le nom de Virginia Lord, Dard publiait au Fleuve Noir N’ouvrez pas cette porte qui reprend exactement la même thématique. Dès lors le docteur Génessier est un homme seul encombré de son rêve. Il est entouré de femmes qui l’appui d’une manière ambigu dans sa quête : Louise son assistante dévouée qui se débarrasse des corps ou qui drague de nouveaux sujets, Christine évidemment qui se libérera de son propre père tout en le délivrant de sa hantise, et bien sûr les sujets féminins sur lesquels il faut bien expérimenter les techniques de greffe du visage. Il y a d’ailleurs à la fin toute une série d’images, la libération des chiens, des oiséaux, la perte de Christine dans la forêt qui sont un hymne à la liberté.

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Il cache un douloureux secret dans sa grande demeure 

Franju n’avait jusqu’alors tourné qu’un seul long métrage, La tête contre les murs, et encore la paternité de ce film est contestée par Jean-Pierre Mocky qui prétend avoir presque tout fait sur le tournage. Les yeux sans visage est un film de commande, ce qui ne veut pas dire évidemment que ce n’est pas un film très original dont la paternité saurait échapper au réalisateur luii-même. On a parlé à son propos de « poésie ». En effet, Franju a toujours été attiré par le fantastique, et c’est cette impulsion qui lui permettra de donner son chef-d’œuvre, Judex, un remake des films de Louis Feuillade. Ici il part de la thématique du savant fou, mais il n’insiste pas sur les motivations et la folie de Génessier, il rappelle seulement les événements qui l’ont amené à ce stade. Il préfère développer une atmosphère qui laisse la porte ouverte aux interprétations diverses et variées. Cette atmosphère justement sera révélée par le traitement particulier de la photo, mais aussi par une utilisation très personnelle de l’architecture. Cette manière de filmer le rapproche effectivement de la technique des grands maîtres du film noir, Robert Siodmak par exemple, ou Jacques Tourneur. L’usage des contrastes est très judicieux dès lors qu’il met en avant le visage masqué de Christine, masque dont la blancheur de pierre donne une dimension proprement surfréaliste à l’ensemble. Franju a également cette capacité de filmer avec des courts travelling-arrière qui font rentrer les personnages dans l’histoire, tout en saisissant la profondeur de champ. Le montage très resserré permet également de s’éloigner du pathos en mettant en avant la cruauté des gestes de Génessier quand il prélève les visages, ou quand les chiens vont se rebeller en quelque cosrte contre leur maître et le dévorer. Il y a donc des scènes de violences inouies, mais elles sont atténuées par la sécheresse volontaire de la mise en scène. Il y a une manière bien personnelle d’enserrer le fantastique de l’histoire dans une sorte de réalisme factuel qui fonde l’approche poétique de la cinématographie de Franju.

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Edna est seule à Paris 

Evidemment pour apprécier un tel film, il faut adhérer à son principe et à sa forme d’imagination. Si on reste trop attaché au naturalisme vers lequel pousse souvent le cinéma populaire, alors Les yeux sans visage n’est pas un film très intéressant. Si Franju de son propre chef rapproche son cinéma du surréalisme c’est bien parce qu’au-delà de la factualité matérielle des événements décrits, il y a une autre forme de vérité. Celle qui gît dans les contes et dans les fables de toutes sortes, celle qui alimente les rêves et les cauchemars. Ici cette vision onirique est appuyée par une interprétation de très haut niveau. Ou peut-être est-ce Franju qui était un bon directeur d’acteurs. C’est évidemment Pierre Brasseur qui domine dans le rôle du taciturne Génessier. Lui d’habitude si volubile, il est ici tout en retenu. Pour lui donner encore plus de force, il a été affublé d’une sorte de complément capilaire qui le rajeunit un peu. La belle Alida Valli dans le rôle de la dévouée Louise – c’est un personnage finalement assez fréquent dans les formes gothiques du film noir – est très bien aussi, très tourmentée, mais fidèle à celui qui est aussi sans doute son amant. Tous les autres rôles sont bien dessinés à commencer par Christine joué par la jeune Edith Scob qui prête son physique étrange – un long cou, un visage assez immobile – à cette jeune fille perdue déchirée entre la quête de son illusoire bonheur et un minimum de morale et de décence. Les jeunes filles qui sont autant de proies sont jouées par Juliette Mayniel dans le rôle d’Edna et par la toujours très bonne et très juste Béatrice Altariba dans celui de Paulette. Il est assez évident que cette dernière a râté une grande carrière, sans doute pour des choix de vie privée qui l’ont éloignée des plateaux, mais elle était très douée. François Guérin dans le rôle de Jacques le fiancé est le seul qui passe assez mal. Les policiers par contre sont très bons, que ce soit Alexandre Rignault qui interprête l’expérimenté Parot, ou Claude Brasseur dans celui de son jeune adjoint.

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Louise attire Edna en lui proposant son aide 

Le film a connu un très bon succès commercial et critique. Au fil des années Les yeux sans visage est devenu une sorte de classique du film d’épouvante, en France et aussi à l’étranger où Franju est considéré comme un maître du cinéma fantastique[2]. Il vient de ressortir en Blu ray, ce qui donne une nouvelle vie à ce conte barbare. Sans être un chef d’œuvre, ni même le meilleur de Franju, c’est un très bon film, une réussite dans un genre qui n’en compte pas beaucoup.

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Génessier tente une nouvelle greffe

 Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

L’opération est délicate

Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

La police enquête et va se servir d'un appât

Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

Christine libère les chiens

[1] Alexandre Clément, Frédéric Dard, San-Antonio et la littérature d’épouvante, Les polarophiles tranquilles, 2010.

[2] Kate Ince, Georges Franju, Manchester University Press, 2012.

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