16 Novembre 2023
Après les bons succès de La donna del lago et de Giornata nera per l’ariete, Bazzoni a pensé qu’il pouvait aller plus librement vers des sujets et des formes encore plus personnelles. Le orme, les traces ce pas en italien, est basé sur une idée de Mario Fanelli – certains avancent qu’il s’agirait d’un roman Las Huellas, mais je n’en ai pas trouvé la moindre trace. Le scénario a été écrit par Luigi Bazzoni et Mario Fanelli qui avait déjà travaillé sur Giornata nera per l’ariete. Le thème général de ce film est une personne qui va enquêter sur elle-même pour tenter de retrouver son identité. Et dans ce même temps on va regarder les limites qu’il peut y avoir entre le rêve et la réalité. Mais contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là, il s’agit bien d’un giallo, avec un crime et du sang. Ce film fait partie des gialli très sophistiqués, non pas à la manière d’Argento, mais plutôt celle de Bava de I tre volti della paura[1], voire d’Operazione paura[2] ou de Pupi Avati de La casa delle fenestre che ridono[3]. Il n’y aura pas d’appesantissement sur les scènes sanglantes et de violence. Le titre fait référence aux traces de pas sur la Lune.
Alice a perdu la notion de l’écoulement du temps
Alice est une traductrice en simultané pour un organisme international. Mais croyant avoir dormi une nuit, elle a en fait dormi trois jours et manqué une séance ! Complètement déphasée, elle risque de perdre son travail. En outre, elle fait le rêve récurrent d’un vieux film de science-fiction en noir et blanc d’un astronaute qui marche sur la Lune et qui va y être abandonné par l’horrible Blackmann et mourir. Elle s’en ouvre à son amie Mary qui lui conseille le repos et de rencontrer quelqu’un qui l’aide. Qu’a-t-elle fait durant ces deux jours ? dans son placard elle découvre aussi une robe jaune, tâchée de sang. Mais une photo déchirée lui donne une piste, l’hôtel Garma à Garma, une station balnéaire en Turquie. Elle prend l’avion et s’y rend. Avec l’aide d’un dénommé Henry, elle rejoint hôtel qui, hors saison, est pratiquement vide. Mais tout le monde semble la connaître sans vraiment être sûr. Elle va rentrer en relation avec une petite fille rousse qui semble elle aussi la connaitre sous le nom de Nicole. Puis elle découvre un magasin qui vend le même genre de robe jaune qu’elle a trouvé dans son placard, et encore un sac marqué du prénom de Nicole.
Elle arrive à l’hôtel Garma à la tombée de la nuit
S’étant égarée, elle retrouve sur sa route le mystérieux Henry qui lui indique le chemin pour retrouver l’hôtel. Malgré ses mensonges, Alice croit que Paola possède des informations qui l’aideront. Elle essaie de la faire parler, et sur la place Paola lui conseille de suivre un chien qui la mène à une perruque rousse. Cette perruque la mène à un coiffeur qui la reconnait. Également une femme un peu âgée la reconnait comme Nicole. Elle désespère, et toujours ses rêves des astronautes qui marchent sur la Lune la poursuivent. Alice s'évanouit après une chute et se réveille dans une maison sur une île près de Garma, la même que, selon Paola, elle recherchait également mardi. Alice a l'impression d'être déjà venue dans cette maison, mais elle ne se souvient pas quand ; elle retrouve le vitrail avec le paon, puis la boucle d'oreille égarée. C’est Henry qui l’a emmenée ici, et qui se révèle être en fait Harry son amour de jeunesse. Elle l’avait perdu et avait été traumatisée par cet abandon. Harry se dévoile à elle : il aurait aimé qu’elle le reconnaisse tout de suite. Il dit qu’il est là pour la protéger. Mais dans son dos, elle le surprend qu’il téléphone. Se sentant menacée, elle le tue avec des ciseaux qu’elle a acheté lors de son premier voyage. C’est trop tard, les infirmiers arrivent et on va apprendre finalement qu’elle est maintenant internée en Suisse.
L’hôtel est désert mais le réceptionniste semble reconnaitre Alice
Malgré sa structure alambiquée où différentes temporalités se percutent, l’originalité de l’histoire se discute pourtant, en effet elle se situe dans la droite ligne de Repulsion de Polanski, y compris les absences de trois jours de Carol, et les ciseaux, et elle annonce quelque part le film de Martin Scorsese Shutter Island, basé sur un roman de Dennis Lehane sorti en 2010. Scorsese comme Lehane ne pouvait pas ignorer l’existence du film de Bazzoni. Ils en ont recopié le principe, à savoir un personnage touché par la folie qui enquête sur lui-même pour se convaincre qu’il est sain d’esprit. Deux principes qu’on trouve dès les débuts du film noir sont mis en œuvre : la perte de la mémoire et des repères qui structurent la personnalité, et les ciseaux dont se servent des femmes criminelles pour tuer. Ce dernier point est bien entendu une métaphore pour la castration. Mais revenons à l’amnésie. Ici elle retrouve une solution évidente : un traumatisme ancien revient troubler la mémoire. Cependant quelle que soit cette cause, et à mon sens, c’est ce qu’il y a de plus intéressant, l’amnésie permet d’oblitérer le temps, ou plutôt d’en consommer la linéarité trop évidente. Chez Alice qui comme l’héroïne de Lewis Carroll tombe dans un puits de souvenirs sans fond, c’est une occasion de nier le développement de ce qu’elle est devenue, sans doute un peu malgré elle.
Le vide de l’hôtel renforce sa solitude
Derrière ce premier thème s’en cache pourtant un autre : ce retour vers l’enfance est le résultat de sa solitude. Le film nous montre Alice totalement incomprise par exactement toutes les personnes qu’elle rencontre, que ce soit dans son métier ou même lorsqu’elle retourne à Garma. Il va de soi que cette solitude est identifiée dans son esprit à celle de l’astronaute abandonné sur la Luna. Cette Lune qui représente à la fois le rêve etla froideur des sentiments, est aussi l’image de la modernité. A cette époque on rêve encore d’aller marcher sur la Lune, et on y a été très exactement en juin 1969. Mais ce voyage sur la Lune dont elle rêve est en même temps l’image d’une modernité mortifère. Et en effet, comme dans les autres films de Bazzoni, celui-ci va mettre en opposition la modernité et la tradition. Cette modernité est dépeinte par le quartier où Alice habite et le lieu où elle travaille. C’est du béton, des structures en acier et en verre. En prenant l’avion pour Garma, c’est ce qu’elle fuit, en espérant retrouver une vérité, la sienne, qui se confond d’ailleurs avec sa quête. Comme dans de très nombreux gialli, Le orme utilise l’architecture prouver ce qu’il raconte. Et évidemment entre l’architecture de la Rome moderne, défigurée par le béton et celle qu’on peut trouver à Garma, il est extrêmement aisé de comprendre où se trouve la vérité, même si c’est à travers des ruines.
De loin Paola observe Alice
La quête d’Alice se réalise en dehors du temps, et c’est pour cela que l’hôtel où elle est descendue est à moitié vide, comme peuplé de fantômes. La petite Paola est elle aussi un fantôme. Ce personnage – l’actrice comprise – est clairement emprunté à Mario Bava. Ce n’est pas une figure bienveillante sur laquelle on peut s’apitoyer. Elle représente comme dans le segment de Federico Fellini de Tre passi nel delirio, tourné en 1968, intitulé Toby Dammit, le destin ou le diable, elle annonce fatalement un malheur, un effondrement, et il semble que cela soit une des raisons à sa volonté de ne pas dire tout ce qu’elle sait. Paola se révèle être la passeuse. En effet en la poursuivant, Alice tombe dans un trou de mémoire et se retrouve sans comprendre comment dans une autre chambre, face à un paon peint sur un vitrail. Or le paon n’est pas seulement l’animal fétiche de Héra. Il est le symbole du passage dans un autre monde, donc souvent lié à la mort. Et c’est d’ailleurs dans cette chambre qu’Alice donnera la mort à Harry, n’étant pas arrivée à se débarrasser d’un passé encombrant.
Henry aide Alice à retrouver le chemin de l’hôtel
Le dernier thème important est celui du double. D’abord parce qu’Alice est aussi Nicole lorsqu’elle porte une perruque rousse, mais aussi parce que Paola n’est pas seulement Paola, mais aussi Mary. Les mensonges qu’elle profère sont la possibilité de passer en vérité d’un monde à un autre et d’y entraîner son interlocutrice. Et ils montrent que la vérité est aléatoire. Et puis Henry n’est pas tout à fait Henry, il est aussi Harry, l’amour de jeunesse à jamais perdu. S’il se dissimule sous cette identité, c’est parce qu’il poursuit le but qu’Alice le découvre ainsi ! Il sera d’ailleurs vexé de voir qu’elle ne le reconnait pas. C’est curieusement le personnage le moins fouillé du film, alors qu’il est très important, puisqu’il va vendre Alice aux infirmiers qui l’interneront dans une clinique en Suisse. On pourrait se demander si en la vendant ainsi il ne se venge pas du fait qu’elle ne n’a pas reconnu. Alice en réalité lutte contre un double qui est trop envahissant et qui lui a fait perdre tous ses repères, l’empêchant de vivre dans le monde de son quotidien sans rêve et sans mystère.
La nuit les cauchemars reviennent
La réalisation est évidemment très soignée, encore appuyée sur des décors très bien choisis et par la superbe photo de Vittorio Storaro. Celui-ci avait d’ailleurs refusé des productions plus prestigieuses et mieux rémunérées pour travailler avec Bazzoni sur Le orme. C’est d’abord encore un nouveau film bleu, comme tourné à la clarté de la Lune. Ce bleu n’est pas toujours froid, il est aussi celui de la mer et du renouveau. Ce bleu se trouve dans presque toutes les séquences importantes, par exemple elle arrive à l’hôtel à la tombée de la nuit, quand le soir bleuit la lumière, le coiffeur a une tenue bleutée, ou quand Alice tue Harry, une lumière bleue traverse le vitrail. Les plans larges et les contreplongées seront réservés en priorité à la partie qui est tournée à Rome, accroissant ainsi la solitude d’Alice et l’anonymat des décors. Mais cela a déjà été vu dans Une giornata nera per l’ariete, et manifestement Bazzoni s’est plus intéressé à la partie de l’intrigue qui se développe en Turquie dans cette zone touristique comme à part du monde. Bazzoni aime à filmer les couloirs, les escaliers et vieillots de cet hôtel qui semble d’une autre époque, s’attardant sur les salles où on peut prendre son déjeuner et où tous les clients qui restent s’épient les un les autres, on avait un peu la même chose dans La donna del lago.
En jouant avec elle Alice tente de faire parler Paola
Bazzoni est un cinéaste du mouvement, c’est-à-dire qu’il aime à filmer les personnages qui se déplaçant, en accroissant la vitesse de déplacement en mettant en place de subtils travellings latéraux. Cela nécessite des plans larges pour donner du volume à l’image. Le film est peuplé de miroirs, ce qui permet de souligner la dualité des personnages et de montrer en même temps des vérités alternatives. C’est quelque chose que le film noir classique a beaucoup utilisé également pour insister sur le mensonge. Les séquences dites de rêve qui montrent un pseudo-film de science-fiction à la télévision sont tournées en noir et blanc et volontairement médiocres et du même coup ça permet d’opposer la télévision qui était à cette époque déjà en train de détruire le cinéma italien, au cinéma, seul, selon Bazzoni et quelques autres, capable d’introduire de la poésie dans l’image. Cela se révélera encore plus vrai aujourd’hui que les plateformes comme Netflix, Amazon ou Apple produisent de véritables médiocrités pour des budgets inimaginables à l’époque !
Elle demande au coiffeur d’arranger la perruque qu’elle a trouvée
L’interprétation n’est pas le point fort du film, même si on a salué la performance de Florinda Bolkan, actrice brésilienne de haute taille qui a fait l’essentiel de sa carrière en Italie. Je l’ai trouvée bien meilleure et habitée dans Non si sevizia un paperino de Lucio Fulci[4]. Ici, cette actrice très énergique est réduite du fait du scénario à une trop grande passivité face aux événements qui se précipitent à sa rencontre. Certes elle est perdue, mais ce n’est pas une raison suffisante pour écarquiller les yeux à tout bout de champ. Pour le reste, quand elle se déplace, on dirait qu’elle part à la guerre. C’est un peu gênant parce que c’est elle qui porte le film sur ses épaules. Elle est présente de bout en bout de la pellicule. Peut-être n’a-t-elle pas compris le film ? Notez qu’elle avait déjà tourner sous la direction du frère cadet de Luigi Bazzoni, Camillo Bazzoni, sur E venne il giorno dei limoni neri, une sombre histoire de mafia. Mais enfin cette interprétation moyenne ça ne gâche tout de même pas le film. Peter McEnery, un acteur anglais très fade, très mou, incarne Henry/Harry. Il est totalement absent, sourit à contretemps, ajoutant sa confusion à la confusion du scénario en ce qui concerne son rôle exact. Heureusement il n’a pas beaucoup de scènes à jouer.
Au concert elle retrouve Iris
Les seconds rôles sont nettement mieux. D’abord Nicoletta Elmi qu’on avait déjà vue chez Bava et qui apporte cette ambiguïté nécessaire au rôle. Elle est pas mal, sauf qu’elle a un peu trop grandi depuis Gli orrori del castello di Norimberga[5]. À la suite de Le orme elle tournera chez Dario Argento dans Profondo rosso[6], comme si tous les grands réalisateurs de gialli se la repassaient de film en film. Elle est très bien, et même sans rien faire elle est inquiétante. On retrouve Ida Galli, sous le nom d’Evelyn Stewart, dans le petit rôle de Mary, l’amie romaine d’Alice. Elle est très convaincante. Il y a également l’excellente Lila Kedrova dans le rôle de l’énigmatique Iris. C’était une grande actrice, toujours très juste. Et puis il y a Klaus Kinski, il joue le petit rôle d’appoint du sinistre « scientifique » Blackmann. Pour dire la vérité, qu’il soit là ou non, ça ne change rien. Cet acteur pensait qu’il lui fallait faire toujours beaucoup de grimaces pour exister, mais son physique difficile aurait sans doute pu le dispenser de cet effort dans la plupart de ses rôles. Je ne l’ai rarement trouvé bon, sauf dans The Little Drummer Girl de George Roy Hill[7] et parfois chez Werner Herzog, mais pour en faire quelque chose ce grand cabotin devait être fermement tenu !
Alice est désespérée
On l’a compris, malgré les critiques, c’est un très bon film qui a bien passé les années, avec beaucoup d’idées et une poésie froide. Sur le plan commercial il a été un échec. Le public a sans doute été dérouté par le rythme très lent donné par Bazzoni, parce qu’à chaque minute on s’attend à de l’action, un événement remarquable et que ça tarde à venir. Il est possible aussi que la qualité médiocre de l’affiche ait joué un rôle répulsif sur le public. À sa sortie la critique ne l’a pas beaucoup aidé. Il a un peu mieux marché aux Etats-Unis. Mais depuis il est devenu une référence du giallo horrifique. Et on a mis en avant ses belles qualités esthétiques qui ne sont pas du tout gratuites, mais au contraire en adéquation au propos. La musique c’est Nicolas Piovani, ça passe, mais c’est nettement moins bon qu’Ennio Morricone.
Elle part à la recherche d’Harry
Cette fois elle a tué Harry
Depuis le printemps 2023 on possède une belle édition Blu ray, éditée par Le chat qui fume. Outre la qualité de l’image et du son, on remarque deux bonus intéressants, une très longue interview de Vittorio Storaro et une autre d’Ida Galli qui dans ce film jouait sous le nom d’Evelyn Stewart. C’est vivement conseillé, bien que je la trouve un peu chère.
Luigi Bazzoni et Florinda Bolkan sur le tournage
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-trois-visages-de-la-peur-i-tre-volti-della-paura-mario-bava-1963-a212750089
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/operation-peur-operazione-paura-mario-bava-1966-a212822657
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-maison-aux-fenetres-qui-rient-la-casa-dalle-finestre-che-ridono-pup-a213042705
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/la-longue-nuit-de-l-exorcisme-non-si-sevizia-un-paperino-lucio-fulci-1-a213812679
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-baron-vampire-gli-orrori-del-castello-di-norimberga-mario-bava-1972-a212853007
[6] http://alexandreclement.eklablog.com/les-frissons-de-l-angoisse-profondo-rosso-dario-argento-1975-a213265539
[7] http://alexandreclement.eklablog.com/la-petite-fille-au-tambour-the-little-drummer-girl-george-roy-hill-198-a114844630