5 Avril 2022
C’est un film d’action avec des bandits et des policiers, ce qui ressort de notre domaine, mais traité avec un esprit décalé qui frise l’absurde. Cette absurdité pourtant fait mieux souligner une vérité finalement universelle qui se révèle au-delà des formes policées des relations sociales. Comme on va le voir c’est bien sûr un film burlesque, mais aussi profondément amoral. Avec beaucoup de légèreté, ce film subvertit les institutions de base de l’American way of life. Entre ce film et son précédent, Electric house, de longs mois s’étaient écoulés parce que Buster Keaton s’était cassé la cheville et devait cesser ses acrobaties. Après cet accident, il ne fut pas guéri de ses prises de risque, mais par contre, il revint rechargé à bloc pour gravir un nouveau palier dans la mise en scène. Ce film qui a plus de cent ans reste bien plus frais et « jeune » que toutes les sinistres comédies à la française percluses de rhumatismes aigus qui ne font rire que des personnes peu regardantes quand à la qualité de ce rire. Il démontre qu’en matière de cinéma la qualité ne s’améliore pas forcément avec le temps et le progrès technique. En plus c’est un film muet, et pourtant on n’a pas besoin de paroles pour adhérer à l’intrigue et la poésie des personnages, et les encarts ne sont pas là pour expliquer, mais pour donner de la respiration au récit. Au niveau stylistique, il y a aussi une grande précision, ce qui est si souvent absente du cinéma moderne.
Buster traine devant la soupe populaire
Buster traine ses groles du côté de la soupe populaire avec d’autres traîne-misère, mais maladroit, il n’arrive pas à se faire servir. Le tueur Dead Shot Dan s’est fait attrapé, mais il est malin et facétieux, il se débrouille pour que ce soit Buster qui soit photographié à sa place. Il arrive à s’évader grâce à une coupure de courant. Mais les policiers au lieu de chercher Dead Shot Dan cherchent Buster puisqu’ils ont sa photo. Buster qui continue ses déambulations de son côté voit un homme qui jette un fer à cheval et qui consécutivement à ce geste trouve un portefeuille très bien garni. Buster veut faire la même chose pour profiter de d’une chance qui le fuit, mais il envoie ce fer à cheval sur la figure d’un policier qui règle la circulation. La police le pourchasse. Il arrive à lui échapper. Il va alors faire la rencontre d’une jeune fille dont il tombe évidemment amoureux au premier regard de cette bénédiction du hasard. Il va la défendre contre une espèce de malotru avec qui il se bat, ce qui plait beaucoup à cette jeune fille. La police continue cependant à le pourchasser. Il échappe à nouveau et revient en ville. Son portrait ayant été publié par les journaux, il fait peur à tout le monde. Plus tard encore il tombe sur le chef de la police qui le trouve louche et le poursuit parce qu’il voit le portrait de Dead Shot Dan et il croit que c’est lui, bien que Buster ait cru le berner en affublant la photo qui le désigne comme un criminel de fausses moustaches. Buster lui échappe à nouveau, l’enterrant même sous un monceau de cailloux et décorant cette sorte de tombe avec des fleurs sauvages. Il s’en va et retrouve la fille du chef de la police qui le trouve à son goût et qui l’invite chez ses parents à déjeuner. Mais alors qu’ils se mettent à table, arrive le père de la jeune fille qui reconnaît Buster comme un meurtrier et tente de le pourchasser encore pour le mettre en prison. Mais celui-ci s’échappe toujours et après s’être débarrassé du père en l’envoyant au ciel avec son ascenseur, il va épouser la fille qui ne demande que cela !
Buster prend la défense de la fille du chef de la police
C’est un petit film d’à peine 20 minutes, mais d’une densité redoutable. Il contient toute la mythologie de l’Amérique et la retourne comme une vieille chaussette. Dès le début, le décor est planté, on est en 1921, mais les pauvres souffrent de la crise et doivent aller chercher leur pain à la soupe populaire. Tant pis pour ceux qui sont en retard ! Le décor est planté. Ce n’est pas un pays de cocagne, et la criminalité galope, on verra un criminels vouloir tuer un policier, simplement, parce qu’il n’aime pas les policiers. Et il est vrai que les policiers traquent des miséreux à l’instar de ce pauvre Buster qui n’a rien fait de mal. A l’inverse les bourgeois sont effrayés dès lors qu’ils croient voir Dead Shot Dan sous le masque de Buster. Ils sont évidemment ridicules, courant de droite et de gauche comme des petits poulets apeurés par le renard. La famille parlons en ! La jeune fille ne supporte manifestement plus ses parents et elle est très heureuse de leur échapper. Buster a beau envoyer en l’air son père avec son ascenseur, elle n’en est pas moins amoureuse. En effet, Buster représente exactement le contraire de son lourdaud de père, il est petit, vif, malin, obstiné aussi, le visage glabre, il ne porte pas ces moustaches indécentes qui ne peuvent susciter l’amour.
Buster va être confondu avec le tueur Dead Shot Dan
L’irrespect de la police c’est la norme, il n’est pas le premier, on trouve ça chez Fatty Arbuckle, chez Chaplin bien entendu. Cet irrespect reste cependant à mi chemin entre la critique sociale et la farce enfantine. Il est vrai qu’aux Etats-Unis la police, à cette époque, a une très mauvaise réputation, surtout la police de Los Angeles où travaille Buster Keaton. Les policiers ne sont pas seulement patauds, ils sont nuls, incapables de reconnaître un vrai coupable d’un faux, laissant bêtement le meurtrier s’enfuir : celui-ci les plonge dans le noir, histoire de souligner à quel point ils ne voient rien. Les honnêtes citoyens s’en méfient. Lorsque Buster croise pour la première fois le chef de la police, il adopte un pas prudent, toujours prêt à fuir en courant. L’hôpital est logé à la même enseigne. Le chirurgien opère à l’aide d’outils de menuisier ! C’est la vie moderne, la grande ville, et le progrès symbolisée par l’arrivée d’un train qui se détache en morceaux.
La police poursuit Buster et il se cache
Mais la foi de Buster en lui-même dépasse cette misérable vie matérielle. Il a des choses plus importantes à faire, tomber amoureux par exemple ! Et ça c’est ce que Buster fait de mieux de film en film. il n’est pas amoureux d’une manière romantique, mais avec obstination et méthode. Il se donne du mal pour assouvir son désir. Malgré la différence de taille, il terrasse un jeune malotru qui agace cette jeune fille dont il est instantanément tombé amoureux. Pour enlever sa promise, il n’hésite pas à affronter le père de celle-ci, malgré la différence de prestige social et de taille. Et chaque fois il sort vainqueur. Ce caractère plait énormément à cette jeune fille, c’est son chevalier des temps modernes, même s’il est habillé médiocrement dans un pantalon qui tient debout parce que c’est la mode, tandis qu’elle se ballade avec les attributs de le richesse, un petit chien de riche, un joli chapeau et manteau de fourrure – ce qui laisse entendre que le père est peut-être corrompu. Ainsi rien ne peut être supérieur à l’amour. Quand ils partent de la maison de son père que font-ils, ils regardent un lit qui est au fond le point d’aboutissement de leurs tribulations, bien qu’ils n’aient pas de maison où mettre ce lit. Malgré une pudeur apparente, la conception de l’amour de Buster Keaton est toujours chargée de désir.
Buster croise la route du chef de la police
C’est un film tourné très rapidement, ce qui lui donne une grâce certaine, une forme de spontanéité, même si les plans et les séquences soient minutieusement travaillées. Mais qu’est-ce que la mise en scène pour Buster ? C’est d’abord une gestuelle, un positionnement des corps dans l’espace. Le corps de Buster est projeté en avant, il décolle du sol, la scène qui le voit passer par l’imposte au dessus de la porte que le policier a verrouillé, est d’une précision diabolique. Ce corps tombe, se relève en permanence comme s’il était muni d’un contrepoids qui le maintient à la verticale quoi qu’il arrive. Il a cette manie de plier son corps légèrement en avant en allongeant le pas, ce qui lui permet d’exprimer ses sentiments, que ce soit la faim, la peur ou l’incompréhension. C’est extrêmement personnel, personne d’autre n’est capable de le faire, même en s’appliquant à l’imiter. Ça va bien trop vite. Mais il y a aussi un sens de l’espace, une manière de saisir le champ en entier pour isoler le personnage principal éternellement poursuivi par la police ou par la malchance. De même il tire aussi de belles diagonales pour l’arrivée du train ou encore en rangeant les policiers qui poursuivent Buster en rang d’oignons.
Buster échappe à la hargne du chef de la police
Le cinéma de Buster Keaton se faisait en famille, on retrouve à ses côtés l’excellente Virginia Fox qui épousera Darryl F. Zanuck et arrétera sa carrière cinématographique, elle est l’éternelle jeune fille, on la retrouve je croie six fois dans des films de Buster Keaton, et non des moindres. Ensuite il y a Joe Roberts qui tournera dans seize films aux côtés de Buster Keaton c’est un pilier de sa cinématographie. Aussi grand que Buster était petit, il est aussi très large. C’est la figure d’un père sévère dont il faut contourner la mauvaise humeur. Il est toujours très bien et on aime à le revoir de film en film dans ce rôle de vieux bougon qui se fait la plupart du temps malmené par Buster. Il y a très peu d’acteurs, énormément de scène sen décors naturels, à même la rue, ce qui ajoute au charme de l’ensemble.
Buster règle l’ascenseur pour empêcher le policier de le coincer
C’est donc un très bon film on le trouve dans un coffret de cinq disques en Blu ray, récemment restauré chez Lobster. Ce film est tombé dans le domaine public depuis longtemps, on en trouve de très bonnes copies un peu partout. On peut le voir et le revoir autant de fois qu’on veut, on y trouve toujours quelque chose à admirer. Bien sûr la scène de l’ascenseur, ou la manière dont Buster enferme les policiers qui le pourchassent dans un camion. J’aime bien aussi cette scène décalée où on voit un petit voyou, petit de taille et de statut, sortir sur le pas de la porte et vouloir tirer sur un policier, seulement comme ça, pour le geste.
PS En France on donnait le nom de Malec ou de Frigo à Buster Keaton, mais dans le film original, il n’en a pas.
On comprend que Buster va se mettre au lit avec la fille du chef de la police