27 Février 2015
Kazan et Losey sont deux cinéastes qui ont compté au moins dans les années soixante et soixante-dix. Ils représentaient une cinématographie de qualité au propos profond, à l’esthétique soignée. Michel Ciment réunit ici deux ouvrages qu’il avait publiés séparément, Kazan par Kazan et Le livre de Losey, auxquels il a apporté quelques ajouts. Michel Ciment est aujourd’hui le directeur de la revue Positif. C’est donc un critique respecté qui enseigne aussi un peu à l’Université. C’est un garçon qui s’y connait, même si on a souvent des difficultés à le suivre dans son éclectisme. Plus récemment il a pris des positions plutôt réactionnaires – il vieillit bien entendu – sur le statut des intermittents, ou sur la question du téléchargement gratuit. Ce qui quelque part s’accommode bien de son admiration pour Clint Eastwood qu’il prend pour un cinéaste original.
Quoiqu’il en soit, l’ouvrage est passionnant parce qu’il fait parler directement les réalisateurs. Les réunir paraît pourtant une gageure parce que si Elia Kazan a vendu tout le monde publiquement et devant l’HUAC au moment de la chasse aux sorcières, se mettant à tourner des films anti-communistes plutôt primaires, Joseph Losey ne se renia pas et préféra l’exil. Mais ce sont deux cinéastes qui sont de la même génération, ils étaient nés en 1909, et ils ont en commun d’avoir été membre du Parti communiste américain, de s’être impliqué dans un théâtre très engagé socialement et d’avoir mis en scène des sujets à la forte connotation sociale. Egalement ce sont des réalisateurs qui non seulement ont connu beaucoup d’échecs commerciaux, mais qui ont aussi connu de nombreux échecs critiques. De la même manière tous les deux ont fait avancer la technique cinématographique dans cette façon de filmer proprement même ce qui est sauvage ou « sale ». Les deux cinéastes ont aussi des films maudits, un peu cachés, des films qu’il est intéressant de redécouvrir à côté de leurs grands succès.
Dans la mesure où Kazan a bel et bien trahi ses amis, sa carrière est bien plus problématique au-delà d’ailleurs de cette question politique. En effet, après avoir livré des noms, comme on le lui demandait, il s’est cru obligé de tourner des films ouvertement anticommunistes. Le lamentable The man on the tight rope ou encore le très réactionnaire On the water front. C’était un peu le prix à payer pour que Kazan reste dans le système. Il portera cette tare toute sa vie, se cherchant des excuses. Pendant un moment il évitera justement les sujets sensibles, mais il y reviendra un peu comme un regret vers la fin des années soixante, avec le mouvement de contestation qui se développe un peu partout dans le monde. Cette trahison le hantera toute sa vie et d’ailleurs il lui accorde une importance très grande dans ses entretiens avec Michel Ciment, renvoyant peu courageusement d’ailleurs la faute sur le Parti communiste américain qui était, il faut bien le dire, stalinien. Mais la question n’est pas de critiquer le Parti communiste américain, c’est plutôt que Kazan n’était pas obligé de vendre ses anciens amis. Il aurait pu simplement dire qu’il avait été membre du Parti, puis qu’ensuite il s’en était éloigné. Cela lui aurait coûté quelques mois de prison et peut-être sa carrière, comme pour Dashiell Hammett, mais pas son honneur. Cet honneur qu’il ne retrouvera jamais, Martin Scorsese s’était efforcé de le lui redonner en lui donnant un Oscar pour l’ensemble de sa carrière, mais la moitié de la salle avait refusé d’applaudir et était restée ostensiblement assise.
Que retenir de la carrière de Kazan ? Lui-même semble assez perplexe sur ses propres qualités et préférer ses derniers films tournés sans gros budgets et sans succès d’ailleurs. Mais en dehors de ses errements moraux, un certain nombre de films de Kazan passent le douloureux cap des années. Personnellement je rejetterais les films avec Brando qui sont toujours autant de caricatures, même si le talent de Brando n’y est pour rien. Cependant Baby Doll est très bon, comme A l’Est d’Eden ou encore La fièvre dans le sang et Le fleuve sauvage. Est-ce que cela suffit à compenser les ratages comme Le dernier nabab ?
Quoi qu’il en soit Kazan se présente comme d’abord un directeur d’acteur, un homme de théâtre qui accessoirement aurait fait du cinéma et qui se serait un peu perdu dans les méandres du système hollywoodien. On retiendra quelques pointes de méchanceté envers Orson Welles ou même Kirk Douglas sans qui pourtant il n’aurait pu faire L’arrangement. Mais dans l’ensemble, c’est le regret qui domine, et il a beau se justifier, il n’a toujours pas digéré le fait qu’il avait trahi.
Si Losey a eu une grande gloire dans les années soixante, il le doit d’abord à ses films anglais. Ce n’est que tardivement, et après un long sommeil, qu’on a réévalué sa carrière américaine notamment dans le film noir. On pourrait dire d’ailleurs qu’il y a trois moments dans la cinématographie de Losey, le moment américain, assez bref, le moment anglais, le plus important et le plus divers aussi et le moment français avec deux films importants appuyés par Alain Delon, et un troisième, La truite, inspiré de Roger Vailland et qui est sans doute son film le plus méconnu.
Les entretiens avec Michel Ciment sont très détaillés, Losey semble avoir une bonne mémoire. Il retrace ses origines dans la haute bourgeoisie américaine et lettré, puis la déconfiture de sa famille, son déclassement, et son orientation vers le théâtre puis le cinéma. Plus techniques que les entretiens avec Kazan, ils sont aussi plus intéressants. Probablement parce que Losey a eu bien plus de difficultés que Kazan et qu’il dut se battre pour sa survie. Par rapport à Kazan tout de même, il est évident que Losey a dû accepter énormément d’œuvres de commande. Il a eu bien moins le choix de ses sujets, c’est sans doute pour ça que sa filmographie a eu une allure aussi éclectique.
Losey revendique d’ailleurs cet éclectisme, refusant l’idée d’avoir été un cinéaste œuvrant dans un genre particulier. S’il partage ce point de vue avec Kazan, il est pourtant évident que le plus grand nombre de ses films l’apparente au film noir. Il y a bien une douzaine de ses œuvres qui sont de toute évidence des films noirs. Et c’est d’ailleurs peut être dans ce genre tourmenté qu’il a donné le meilleur de lui- même. Même Mr Klein peut être considéré comme un film noir. Michel Ciment quand il l’interroge, ne semble pas avoir conscience de l’importance du film noir, il parle, à propos des Losey anglais avec Stanley Baker de thriller, alors que ce sont bien des films noirs.
Bien évidemment enfermer Losey dans le « film noir » serait une erreur. Il a développé tout au long de sa carrière des thématiques qui dépassent ce cadre. Bien que Losey se soit éloigné du Parti communiste, il ne s’est jamais renié, et toute sa vie il conservera une vision de la société à travers le prisme de la lutte des classes, même L’assassinat de Trotski apparait relever de cette logique. Et ce n’est pas un hasard s’il s’est à un moment rapproché de Roger Vailland et qu’un de ses derniers films sera la mise en scène de La truite.
L’autre thème qu’on retrouve le plus souvent dans ses œuvres est celui d’une déchéance volontaire, une aspiration à la cruauté et à la débauche. Il y a d’ailleurs dans ses films une tension sexuelle à la limite du supportable, une évidente cruauté.
Losey avait des côtés assez snob, et il n’est pas sûr qu’on approuve son propre jugement sur ses films. Il aimait bien The assassination of Trotsky, moi aussi. Mais pour lui il s’agissait d’une œuvre qui cherchait à comprendre pourquoi lui-même avait été stalinien, et pourquoi entre autres choses, il avait rejeté Trotsky. En vérité quand on voit ce film on se rend compte que Losey a toujours gardé un certain mépris pour Trotsky. Il suffit de voir la complaisance avec laquelle Ramon Mercadet est filmé entrain de fracasser le crâne de Trotsky, et de rapproche ces plans de la façon méprisante et glacée avec laquelle Trotsky corrige les fautes de l’article que lui présente Mercader. Il est évident que Trotsky est identifié à la classe bourgeoise et Mercader au prolétaire, et inconsciemment Losey filme ce meurtre comme une juste punition de l’Histoire.
C’est donc un ouvrage passionnant et réunir deux cinéastes ennemis n’est pas aussi incongru que ça. Bien que d’origine très différente, ils appartiennent tous les deux à une époque où non seulement on croyait à un changement social positif vers plus de justice et d’égalité, mais où on pensait qu’une réflexion sur la culture et ses médias pouvait aussi y aider.