17 Septembre 2017
J’ai dit souvent beaucoup de bien de Rudolph Maté, cinéaste sous-estimé, mais qui inspira très souvent Jean-Pierre Melville. Si toute son œuvre n’est pas homogène et de la même qualité, il a touché à tous les genres, mais il a donné quelques très grands films noirs, notamment Union station[1] ou The dark past[2]. C’est D.O.A. qui est pourtant son film le plus connu et le plus salué.
Frank Bigelow apprend qu’il a été empoisonné et que ce poison est mortel
Frank Bigelow est un expert-comptable prospère de Banning. Il décide d’aller faire la fête à San-Francisco, au grand dam de sa secrétaire qui est amoureuse de lui, et à laquelle apparemment il tient. Mais elle le laisse partir car elle veut qu’il l’épouse, et elle pense qu’ainsi elle ne lui maintient pas trop la pression. Arrivé à San Francisco, il s’installe à l’hôtel Saint-Francis, où il rencontre un groupe de fêtards qui l’emmènent au Fisherman, un club de jazz à la mode. Il se fait gentiment draguer, mais pendant qu’il offre un coup à boire à une jeune femme, un homme substitut un verre au sien. Bigelow se rend compte que cela a mauvais goût, mais il passe outre en commandant un autre verre. Entre temps il a obtenu un rendez-vous avec la jeune femme. Mais rentré à l’hôtel il remarque que Paula lui a envoyé un bouquet de fleurs avec un mot gentil. Il décide donc de ne pas se rendre au rendez-vous. Le lendemain matin, il se réveille avec des nausées qui lui semblent être la conséquence d’une gueule de bois. Les douleurs persistantes, il va consulter un docteur qui lui annonce qu’il a été empoisonné. Ne voulant pas y croire, il se rend à l’hôpital où le verdict est confirmé, il ne lui reste que très peu de temps à vivre et qu'il va rapidement mourir. Rentré à l’hôtel, il reçoit un coup de fil de Paula qui lui annonce qu’un certain Phillips qui cherchait à le joindre est mort aussi. Il décide de se rendre à Los Angeles pour en apprendre plus. Il va comprendre que Phillips a été assassiné à cause d’une vente d’iridium à un nommé Reynolds. Il pense que c’est celui-ci qui l’a fait empoisonner. Ce Reynolds se révèle être Rakubian, mais il est mort ! L’homme qui lui annonce cela est un certain Majak, celui qui a profité de la transaction d’iridium. Trouvant que Bigelow est trop gênant, il demande à Chester de le faire disparaître. Mais Bigelow s’échappe et la police tue Chester. Il va finir par apprendre que c’est la veuve Phillips et son amant qui ont fomenté toute l’affaire. Il arrivera finalement à retrouver Halliday, celui qui l’avait empoisonné, et il le tuera.
Il fuit après que l’hôpital ait confirmé le premier diagnostic
L’histoire est assez embrouillée et ne présente pas un intérêt majeur en elle-même. Elle sert de véhicule à un brassage de thèmes récurrents du film noir, mais ici regardés du point de vue d’un homme qui va mourir et qui le sait. C’est seulement cette certitude qui le pousse à agir pour ne pas laisser vivre ceux qui auront causé sa mort. Cette volonté de vengeance c’est aussi un regret, celui de ne pas avoir aimé plus fort celle qui finalement était là et ne faisait que l’attendre. La cause de toute cette débauche de violence et de mort est la cupidité ordinaire qui pousse des individus à se rendre maître d’un métal, l’iridium, qui est nécessaire dans les alliages de haute résistance. Mais au-delà de cette cupidité maladive, il y a des femmes assez naïves comme Marla Rakubian, ou même comme Paula qui finalement se mêlent de ce qui ne les regardent pas parce qu’elles comptent ainsi augmenter leur pouvoir sur les hommes. On pourrait le voir comme un film misogyne. Cependant le thème principal est celui de la panique, cette panique qui habite Bigelow et qui le fait courir dans tous les sens d’une manière très désordonnée, comme un canard sans tête. C’est cette panique qu’il va transmettre au spectateur. La panique c’est cette obligation de fréquenter finalement un monde glauque et dangereux pour quelqu’un qui n’a eu jusqu’ici qu’à s’occuper d’équilibrer des comptes et des bilans. Pourquoi Bigelow s’éloigne-t-il de Banning ? C’est parce qu’il panique aussi à l’idée de se faire mettre le grappin dessus par Paula. Il prend la fuite, et tout se passe comme si cette fuite était punie par son empoisonnement. C’est pourquoi on peut voir aussi dans cette fable, outre une fatalité outrancière, une métaphore sur le destin de la classe moyenne en marche vers sa disparition programmée. Il n’est pas certain que les scénaristes aient voulu y mettre tout ce qu’on peut y voir à posteriori.
Bigelow rencontre la veuve de Phillips
Si D.O.A. est considéré aujourd’hui comme un film noir classique et novateur, c’est bien sûr à cause de sa structure narrative avec un long flash-back qui voit arriver Bigelow au poste de police pour dénoncer un meurtre, le sien ! L’issue est donc connue, c’est seulement le pourquoi qui n’est pas très clair et que le film se donne pour mission de dévoiler. La force de la mise en scène réside par l’utilisation remarquable des décors naturels, et plus encore de l’architecture, avec une prédilection pour les arcades et les mosaïques qui donnent comme un effet de tunnel et de labyrinthe à la ville, quelque chose d’insolite et de mystérieux, plus particulièrement San Francisco que Los Angeles d’ailleurs. La virtuosité de Maté c’est cette capacité de filmer à même la rue, au milieu d’une foule qui n’est pas celle des figurants, mais celle ordinaire de la ville. C’est d’autant plus impressionnant que la profondeur de champ est renforcée par une caméra très mobile, de nombreuses scènes ne sont pas des travellings, mais probablement le résultat d’une caméra cachée qui filme depuis une voiture. C’est évidemment cette poésie urbaine qui rend le film si vivant.
La belle Marla Rakubian menace Bigelow
Le film repose sur les épaules d’Edmond O’Brien, c'est un excellent acteur qui a été trop souvent cantonné à des seconds rôles. C’est sans doute une de ses meilleures prestations, par la palette des expressions qu’il peut manifester, passant de l’abattement le plus total à la manifestation d’une rage inexpugnable. Il court évidemment beaucoup parcourant les rues à longues enjambées. Il est de bout en bout à l’écran. L’ensemble des acteurs est très bon. On reconnaîtra au passage Neville Brand dans le rôle d’une petite frappe, Chester. Si le rôle de Marla Rubalian est dévolu à la très belle Laurette Luez, celui de Paula est seulement couvert par la tristounette Pamela Britton. Mais dans l’ensemble les acteurs sont bons, avec peut-être une attention particulière à Beverley Garland qui incarne brièvement la secrétaire têtue de Phillips.
La bande de Majak a mis la main sur Bigelow
Tout n’est pas parfait cependant. Les scènes qui sont filmées dans le club de jazz Fisherman, sont plutôt maladroites et semblent vouloir nous dire que c’est là une musique de désespoir. Du reste le barman nous dit qu’il n’y comprend rien. C’est sans doute une erreur aussi que d’avoir confié la musique à Dimitri Tiomkin qui est plus à l’aise dans l’illustration de westerns ou de films d’aventures que dans celle de drames urbains. Quoi qu’il en soit, le film est très bien tel qu’il est. On peut regretter cependant que sur le marché il n’existe pas de copie vraiment propre qui donne grâce à l’excellence de la photographie. Toutes les éditions qui existent aujourd’hui sont d’une qualité médiocre. Une restauration et une édition en Blu ray serait la bienvenue. Il y a eu un remake de ce film en 1988 réalisé par Annabel Jankel et Rocky Morton, mais absolument sans intérêt.
Bigelow va la rencontre de Halliday
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-fin-d-un-tueur-the-dark-past-rudolph-mate-1948-a127362060