10 Juillet 2022
Après Sei donne per l’assassino, Mario Bava tourne beaucoup, deux westerns, un film de science-fiction, un film de viking, un film d’espionnage, sans parler de tous les travaux de ressemelage qu’il effectue sur des films qu’il ne signe pas. Avec Operazione paura, il revient à ce qui lui tient peut-être le plus à cœur, le gothique. Cette fois il ne s’agira pas de folie ou d’imagination, mais de fantastique, c’est-à-dire d’une réalité alternative avec ses fantômes et une vie de l’esprit totalement alternative. La qualité de l’image va totalement changer, ici on navigue parmi les ruines, mais entre deux mondes, entre le rationnel et l’irrationnel, à la marge de la modernité et du progrès. Deux mondes vont s’affronter dont les protagonistes seront seulement les jouets. Le film par ses conditions de tournage est différent de ce que Bava a fait jusqu’ici. Selon Erika Blanc il a été réalisé en trois semaines, soit la moitié du temps habituel d’un tournage de Bava. Mais il se caractérise aussi par le fait que les acteurs ont beaucoup improvisé leurs dialogues. En outre cette fois il n’y a aucun interprète d’origine étrangère. Il y a aussi une utilisation spécifique des décors naturels de la petite localité de Calcata et de Faleria, au nord de Rome, deux villages perchés qui ont encore conservé une spécificité antimoderne qui renforce le côté mystérieux de l’histoire qui par ailleurs et censée se dérouler dans un pays d’Europe de l’Est comme le nom des protagonistes semblent l’indiquer. Ce film que le fils de Mario Bava, Lamberto, considérait comme son plus beau, va avoir une influence sur de nombreux réalisateurs. Federico Fellini dans le troisième segment de Tre passi nel delirio, un film à sketches inspiré par Edgar Poe, reprendra l’image de la petite fille vêtue de blanc et qui est manifestement un fantôme, qui joue au ballon, dans la partie intitulée Tommy Dammit.
Le jour de son arrivée le docteur Paul Eswai assiste à un enterrement étrange
Le docteur Paul Eswai est appelé dans le village de Karmingen pour autopsier une jeune femme qui s’est défénestrée et qui s’est empalée sur les grilles. Il a été convoqué par le policier Kruger qui tente de savoir si la mort de cette jeune servante est un suicide ou un meurtre. Le bourgmestre a aussi très peur. Mais Paul Eswai, un scientifique donc, tente de rester rationnel, bien qu’il soit très mal accueilli au village. Pour l’autopsie, il va être secondé par la belle Monica Shuftan qui vient d’arriver. Elle a quitté le village toute petite et revient sur la tombe de ses parents. L’autopsie révèle que la jeune fille avait une pièce de monnaie d’argent dans le cœur. Après avoir raccompagné Monica le docteur revient vers l’auberge, il est agressé par deux hommes qui avaient voulu soustraire le corps à l’autopsie. Une bagarre s’engage qui va être interrompue par Ruth, la sorcière qui disparaît aussitôt. Paul tente d’approcher la baronne, sans succès qaund on lui dit que Kruger l’attend chez elle. A la porte de l’auberge une enfant, Melissa, est vue par la jeune Nadienne. Celle-ci pense que c’est le signe qu’elle doit mourir. La sorcière Ruth, appelée par les parents, tente d’intervenir pour la sauver. Paul qui pourtant défend une approche rationnelle est troublé quand il croise dans les couloirs la petite Melissa qui joue avec un ballon. Mais il doit continuer. Kruger est à son tour assassiné. Puis c’est le tour du bourgmestre Karl qui était l’amant de la sorcière Ruth. Les cloches se mettent à sonner sans qu’une âme humaine les actionne. Paul tente de sauver ensuite Nadienne, alors qu’on lui a entortillé du fil barbelé autour du buste. Cela ne sera pas suffisant, elle va elle aussi se suicider quand Melissa l’appelle à nouveau. Entre temps Monica va apprendre que ses parents officiels ne sont pas ses parents, mais des domestiques de la baronne dont elle est en fait la fille. L’aubergiste chasse Monica et Paul qu’il rend responsable de la mort de Nadienne. Monica s’enfuit et va, en passant par un escalier en spirale retrouver le chemin de la villa Graps. Paul part à sa recherche. Monica va affronter la baronne qui lui dit qu’en effet elle est sa fille, mais qu’elle l’a hait, et qu’elle considère que tout le village est responsable de la mort de Mélissa. Monica s’enfuit et va être rattrapée par Paul, tandis que Ruth et la baronne s’affrontent dans un combat à mort. Ruth veut venger Karl, le bourgmestre. Elles vont s’entretuer, et on comprend que Paul et Monica pourront vivre enfin sereinement ensemble, tandis que le fantôme de Melissa qui n’est plus appelé par la baronne va disparaître enfin.
A l’auberge il est plutôt mal reçu
Le scénario recycle de nombreux éléments traditionnels du film d’épouvante. Tim Lucas cite par exemple The scarlet claw, un film qui date de 1944 et qui est présenté comme un épisode de la saga de Sherlock Holmes. Mais cela n’est pas important. Le thème principal est la bataille entre le rationnel et l’irrationnel et c’est ce qui va donner une poésie étrange au film. Comme dans tous les films de Mario Bava, à commencer par La maschera del demonio, où le rationnel affronte l’irrationnel, le scientifique doute et finit toujours par se convertir au surnaturel. Mais cette lutte entre ces deux pôles de la conscience va se doubler d’une lutte entre deux femmes qui ont des pouvoirs surnaturels, la baronne Graps qui est médium et qui, à cause de son chagrin, déchaîne les forces du mal, et puis Ruth, la sorcière qui tente de sauver les âmes des damnés. Le chemin de la sortie ne peut passer que par l’amour entre le docteur et Monica qui a été dépossédée de sa parentèle et qui doit renaître à la vie. Le couple arrive presqu’en même temps dans un village de damnés. Les habitants sont condamnés en bloc à vivre et revivre les tourments d’une punition collective qui leur a été infligée pour leur négligence. Mais cette punition si elle vient bien d’une vieille femme aigre, est aussi le fait d’une baronne qui vit très mal l’effondrement de son pouvoir sur la communauté. C’est une sorte de lutte des classes à l’envers. La mort de sa fille est le prétexte d’une punition qui ne pourra finir que lorsque le dernier villageois aura disparu et que le village sera déclaré mort.
Paul doit être assisté par Monica pour l’autopsie
Monica et Paul sont deux pièces rapportées par rapport au village, ce sont des intrus dont tout le monde se méfie, et qui n’ont rien d’autre à faire qu’à se balader parmi les ruines d’un passé qui a des difficultés à passer. On sait l’importance des choses inertes dans l’œuvre de Mario Bava. C’est à travers ces réalités mortes que circule l’esprit, et qui emprisonnent à l’inverse les humains. Le coup de génie a été d’utiliser les villages de Calcata et de Faleria. A l’époque où Bava tourne ce film, ils sont encore préservés de la civilisation, Calcata n’a même pas l’eau courante. Les vieilles pierres forment des voutes, des tunnels, des passages mystérieux qui incitent à s’interroger sur les correspondances entre des mondes différents qui obéissent à des logiques opposées. Elles forment déjà une sorte de cimetière où la vie est paralysée. Cette forme morbide amène une poésie particulière que les décors de studio n’auraient sans doute pas donnée. Les rues, les passages secrets dessinent un labyrinthe dont il est difficile de trouver la porte de sortie. Le docteur tourne en rond, revient sur ses pas sans le comprendre, passe à côté de ce qui est important.
Paul tente de regagner l’auberge
La nécessité de trouver son chemin en traversant des espace-temps différents est une obsession chez Mario Bava. Ici c’est encore plus évident. Quand Paul court après Monica pour la sauver, il finit par se rattraper lui-même ! il ouvre des portes qui se ferment et qui s’ouvrent successives pour l’amener dans un lieu où il n’a pas décidé d’aller, mais où les forces du mal l’appelle. Il se dédouble lui-même dans cette quête d’identité. Du reste il aperçoit Melissa à deux endroits différents, comme si elle aussi s’était dédoublée. S’interroger sur l’identité c’est s’interroger sur la réalité matérielle qui apparait comme un leurre. Monica est atteinte du même syndrome, elle ne sait plus qui elle est. Pour découvrir la vérité, elle va devoir plonger en elle-même, descendre par un escalier en spirale, puis remonter lentement par un passage secret qui l’amènera jusqu’à sa mère abusive. Cet escalier à spirale que Mario Bava emprunte à Robert Siodmak[1], c’est évidemment le lieu où on se perd et où on se transforme, passer par l’obscurité pour atteindre la lumière. Le passage entre les mondes symbolise aussi un changement d’état psychique et physique. Paul et Monica ne seront plus jamais les mêmes.
Une femme intervient pour faire cesser l’attaque
Les enfants sont aussi une obsession fréquente de Bava. Le personnage malfaisant de Melissa anticipe The exorcist, le film de William Friedkin qui annonce qu’on va cesser de regarder les enfants comme un bonheur, des innocents, mais au contraire comme annonciateurs de calamités. Bien sûr d’autre enfants malfaisants ont émaillé le cinéma avant ce film, par exemple The innocents de Jack Clayton d’après Henry James en 1961. Mais jusqu’ici on analysait les déviances enfantines d’un point de vue psychologique, par exemple le résultat d’un traumatisme. Tandis qu’ici Melissa est intrinsèquement le mal. Melissa sera rejointe par Nadienne qui est nécessairement une jeune vierge et qui comme la malheureuse Irena au début du film s’empalera volontairement. La connotation sexuelle et masochiste de ces actes barbares est évidente, Nadienne se jette sur une longue pointe de fer. Même si les enfants sont à la marge du récit, ce sont eux qui lui donnent du sens.
Ruth veut sauver la jeune Nadienne de la malédiction
Les sorcières luttent pour le pouvoir sur le village, l’une, belle jeune, qui semble avoir de grands appétits sexuels est manifestement amoureuse et croie dans la vie. L’autre est un médium. Elle est vieille, totalement aigrie et ne milite que pour l’anéantissement de ses semblables. Toutes les deux disparaitront, comme si les deux termes s’annulaient dans une bataille sans issue. Mais toutes les deux sont ambigües, la plus âgée est mauvaise parce qu’elle a du chagrin, l’autre fait le bien tout en assouvissant un désir de vengeance. La première vit dans une riche demeure laissée à l’abandon et qui s’écroule, l’autre vit dans le dénuement, elle représente l’âme des pierres et du village tout entier, elle est respectée et écoutée. Elle représente une femme forte, capable non seulement de s’opposer aux forces du mal, mais encore de dominer son entourage, y compris son amant qui réagit d’une manière apeurée aux événements qui l’entourent.
Le fantôme de Melissa est une menace
La réalisation est d’autant plus remarquable que le budget était étroit, ce qui a nécessité de tourner très rapidement. Mais l’attention de Mario Bava va d’abord se porter sur la couleur. Il innove une nouvelle fois, laissant derrière lui les couleurs trop appuyées, travaillant plutôt sur les ombres et les nuances de gris, de beige, de bleu pâle. Le but est de donner un aspect plus rêveur à cette histoire et de ce point de vue c’est parfaitement réussi. Mais dans composition des images, il y a aussi ces effets de tunnel que j’évoquais ci-dessus. Par exemple quand Pau est agressé par deux hommes du village et que Ruth la sorcière apparaît, il la montre de loin, puis utilise un effet de zoom pour la montrer l’espace d’une seconde ou deux de plus près, puis elle disparaît encore. Elle est saisie dans une immobilité de statue, comme pour signifier qu’elle règne sur l’ensemble du village. Bava aime à balader sa caméra à travers les vieilles pierres, mais il saisit aussi les mouvements désordonnés des être humains. Certes l’arrivée de Paul Eswai et la peur qui prend le cocher est très convenue, on l’a déjà vu cent fois, et aussi déjà chez Bava dans La maschera del démonio. Mais le passage de l’enterrement avec des hommes encagoulés de rouge est spectaculaire. Les scènes de cimetière, tournées en studio sont moins originales. Bava va utiliser aussi les images déformées pour parler du pouvoir médiumnique de la baronne, et signifier le passage du conscient à l’inconscient qui se dilate. Il y a tout un jeu avec les portes qui s’ouvrent et qui se ferment, avec une accélération quand Paul finit par se rattraper lui-même, mais loin de se retrouver, il semble se perdre encore plus. Les personnages sont toujours comme attachés, c’est bien sûr le cas de Nadienne dont le corps est entouré de fil de fer barbelé, mais c’est aussi le cas de Monica qui doit se dépêtrer des toiles d’araignée qui semble vouloir la retenir dans ce jardin désolé qui entoure la demeure de la baronne Graps.
La cloche s’est mise à sonner toute seule
Le rythme est changeant, haletant quand Paul et Monica se lancent dans des poursuites invraisemblables, plus lents quand ils errent parmi les vieilles pierres. L’arrivée de Paul dans l’auberge des parents de Nadienne est assez convenue, avec le rejet de l’étranger, mais elle est remarquable, à cause des décors et de cette capacité de bava d’en faire ressortir le volume oppressant. Quand Monica entraine Paul à sa suite, dans l’escalier à spirale, puis dans le labyrinthe de la villa Graps, elle l’attire manifestement dans la mort, mais Paul la retiendra in extremis au bord du précipice.
Le docteur enlève les fils de fer barbelé autour du buste de Nadienne
Mario Bava a utilisé des acteurs italiens, budget maigre oblige. Giacomo Rossi Stuart est le docteur Paul Eswai. Il tient sa place sans génie, mais sans accroc. C’est un acteur de second rang qu’on reverra ensuite dans toute une kyrielle de films de genre. Bava l’avait déjà employé dans I coltelli del vendicatore où il était opposé à Cameron Mitchell dans le rôle d’un jeune jaloux particulièrement borné. Ici il est censé représenter l’autorité morale d’un scientifique. Erika Blanc est Monica, très décorative, souvent rousse dans films érotiques, elle avait fait du cinéma par hasard, et elle restera cantonnée elle aussi au cinéma de genre à petit budget. Elle s’appelait Bianchi, mais elle jouait sous le nom de Blanc, cette francisation de son patronyme devait lui donnait du chic. Fabienne Dali que les Français avaient remarquée dans Le doulos de Melville, c’est une actrice d’origine belge. Si elle n’a pas fait une carrière remarquable, ici elle apporte beaucoup par son physique à la sorcière Ruth. De nombreux acteurs n’étaient pas des vrais professionnels, par exemple la jeune Mirella Pamphili qui incarne brièvement Irena qui se suicide au début du film, était une étudiante en cinéma, arrivée là par hasard. Luciano Catenacci incarne le bourgmestre, c’est lui aussi un habitué des petits rôles dans le cinéma de genre. Melissa est incarnée par un petit garçon, Valerio Valeri, et je crois que c’est le seul film qu’il a tourné.
L’aubergiste les chasse, pensant qu’ils portent malheur
C’est donc un très bon film avec beaucoup de qualité. Il fut un gros succès en Italie et rapporta encore beaucoup d’argent à l’international. La musique de Carlo Rustichelli est tout à fait dans le ton, toujours avec utilisation de la contrebasse pour donner un rythme lent mais soutenu. La critique fut bonne et de nombreux réalisateurs, dont Luchino Visconti, en ont salué les qualités picturales.
En descendant l’escalier à spirale Monica atteint la vérité
Il faut dire encore un mot sur l’édition Blu ray qui circule en France depuis 2020, publiée par ESC, l’image est bonne, avec un grain intéressant qui met en valeur le caractère pastellisé des couleurs. Les bonus sont très intéressants, avec une interview d’Erika Blanc, une très bonne présentation très complète de Alexandre Jousse, et aussi un petit livret de Marc Toullec.
Les deux sorcières s’affronteront à mort
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/deux-mains-la-nuit-the-spiral-staircase-1946-robert-siodmak-a114844810