A priori le rapprochement entre Modiano et Debord paraît incongru. Mais, outre que tous les deux passèrent un temps important à arpenter Paris, ils sont aussi préoccupés par ce qui tisse la toile de la mémoire. Comme ils se rapprochent dans les rapports compliqués qu’ils entretiennent avec un père absent.
Dans le dernier « roman » de Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, on est frappé par le grand nombre d’emprunts et de références à Guy Debord. Qu’un romancier à succès comme Modiano procède ainsi est la preuve de la grande célébrité du créateur de l’Internationale situationniste dans la sphère artistique et littéraire.
Ces références ne sont pas du tout cachées puisque Modiano met en exergue une phrase de Guy Debord extraite du film In girum imus nocte et consumimur igni. L’usage de cette citation suffirait d’ailleurs à démontrer que les films de Guy Debord sont tout autant à voir qu’à lire.
Le premier chapitre de l’ouvrage décrit la jeunesse germanopratine, happée par le mal de vivre, se situant entre révolte et désespoir. La description du café Condé, ressemblant assez à celle qu’on a pu faire du café Moineau où Debord avait ses habitudes. Jusqu’à la patronne qui a les mêmes allures que celle du café Moineau.
Des habitués comme Fred et Jean-Michel semblent renvoyer aux premiers compagnons de l’Internationale lettriste : Jean-Michel Mension et son ami Fred. On y croise aussi un photographe qui ressemble à s’y méprendre à Ed Van Der Elsken. Cette jeunesse perdue qui se mêle à des individus plutôt louches, a fait du précepte de Debord "Ne travaillez jamais", la devise de sa vie.
L’ensemble de ce court texte est une sorte de puzzle qui multiplie les points de vue de façon à tracer le portrait de Louki, portrait auquel celle-ci participe. La multiplicité des regards montre la fragilité des souvenirs et leur vérité partielle et consolide une vision subjective de la réalité.
L’ouvrage est centré sur la personnalité étrange d’une jeune femme nommée Louki : surnom a elle donné par ses familiers qui renvoie à Youki la compagne de Robert Desnos, mort en déportation, mais aussi à Kaki, jeune femme qui s’est suicidé par défenestration au début des années cinquante et dont le geste avait fortement marqué Guy Debord. A la fin de l’ouvrage Louki se suicidera, peut-être sous l’emprise des stupéfiants, peut-être pour résoudre son mal de vivre.
L’autre thème du roman de Modiano est d’ailleurs de présenter une jeunesse en quête d’une nouvelle forme d’existence qui serait bien plus grande que celle que nous promet la société. A cette quête est d’ailleurs associé dans le roman de Modiano des formes d’errance dans Paris qui rappellent aussi bien la dérive debordienne que la quête du hasard objectif de Breton et de ses compagnons surréalistes.
Cette sensibilité aux formes spatiales est décrite à travers les différentes ambiances qui peuvent se présenter sur des distances très faibles : il suffit parfois de traverser un boulevard pour passer une frontière invisible et changer de monde. Les références à Taride, maison qui fabriquait les plans de Paris, comme aux métagraphies de Debord sont là pour le rappeler.
A travers cette description onirique de Paris, Modiano en profit pour stigmatiser la destruction de Paris livré à l’étalage de la marchandise.
Que fait Modiano des références assumées à Guy Debord ? On pourrait dire qu’il les détourne dans la mesure où elles servent un tout autre objectif que celui du fondateur de l’Internationale Situationniste. Ainsi, s’il fait ressortir l’aspect poétique de l’errance, Modiano ne s’en sert pas dans un sens subversif. Il n’est pas en guerre contre la société. Il en décrit seulement des formes qui se dissolvent dans le temps, mais ce faisant, il exprime mieux que d’autres ce qui a fait le succès de Guy Debord après la production du film
In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni : la description de cette forme de folie passagère qui marque les années de jeunesse et que le temps nous contraint finalement à abandonner. Certainement qu’une proximité entre Debord et Modiano est ce travail sur la mémoire qui parcourt leur œuvre. Mais aussi cette façon d’assembler des morceaux apparemment anodins des vies brisées à la façon des collages. C’est une approche qu’on retrouve par exemple dans
Dora Bruder.
Pour autant qu’elle est la valeur du récit de Modiano ? Elle est plutôt faible car l’ouvrage est écrit volontairement dans un style assez plat. Et pour prendre des comparaisons, la nostalgie du vieux Paris est bien mieux exprimée par Debord que par Modiano. Une de ses astuces est de mêler des personnages réels comme Adamov ou Maurice Raphaël à son histoire. Mais on fera remarquer que, étant donné l’âge de Modiano, il y a un décalage entre les références utilisées, le Ne travaillez jamais de Guy Debord date du début des années cinquante, soit les années pré-situationnistes, alors que le récit de Modiano renvoie aux années soixante, époque où Debord se lançait dans une forme d’action politique destinée à renverser le monde.
L’utilisation du personnage de Maurice Raphaël est assez curieuse. Car en effet celui-ci qui s’appelait Victor-Marie Lepage et qui a par la suite fait carrière dans le roman policier sous le nom d'Ange Bastiani, avait eu des gros ennuis à la Libération, pour avoir fricoté avec les Allemands, étant impliqué directement à la tête des organisations anti-juives mises en place pendant l’Occupation. Il semble aussi qu’il ait eu à voir dans les affaires de la rue Lauriston, mais sans qu’on ne sache précisément jusqu’où. Dans l’ouvrage Modiano s’en sert pour décrire une faune interlope et cynique, fréquentant le milieu et buvant sec.
Guy Debord,
Oeuvres, Gallimard, 2006.
Patrick Modiano,
Dora Bruder, Gallimard, 1997.
Patrick Modiano,
Dans la café de la jeunesse perdue, Gallimard, 2007.