13 Octobre 2022
Je ne lis plus beaucoup de romans récents, liés à l’actualité littéraire, fussent-ils noirs, et donc je n’en commente guère. Faisons une exception pour Patrick Pécherot. Il passe au crible un passé historique qui n’est jamais vraiment passé et qui ne passera jamais. Il s’attarde parfois sur la Commune , sur les sombres aventures de la bande à Bonnot , et maintenant sur le destin d’une génération marquée et troublée par Mai 68 et ses suites. Son dernier roman est placé sous le patronage mélancolique de l’anarchie et de Léo Ferré. Le titre est fait des trois premiers mots de la chanson Vingt ans, mais l’ombre du grand chanteur anarchiste est tout le temps au dessus de cette histoire. Le noyau du roman est l’enquête rétrospective du narrateur qui 45 ans après s’interroge sur la mort d’un individu, Edmond, qui a hérité malencontreusement d’une balle perdue au moment d’une action qui se voulait radicale et révolutionnaire. Ils étaient donc cinq à avoir pu appuyer sur la gâchette. Ils sont tous très vieux, certains sont morts. Les faits qui ont conduit à la mort d’Edmond remontent aux années soixante-et-dix, entre le garrotage de Puig Antich et les manifestations contre la centrale de Creys Malville. Mais l’actualité d’aujourd’hui, les ZAD et le mouvement des Gilets jaunes sont un écho lointain à ces mouvements qui ont nourri l’imaginaire post-soixante-huitard. Le reflux des luttes sociales – leur échec donc – dans les années soixante-dix a engagé des petits groupes ultra-minoritaires sur le chemin de la délinquance. Les uns se sont lancé dans l’action terroriste, sur le modèle de la bande à Baader ou des Brigades Rouges, les autres ont simplement vécu dans la marge en attaquant des banques à la manière de Mesrine.
Les GARI se pensaient une avant-garde entraînante, ils n’étaient que la queue de la comète
Pécherot est du côté des perdants de l’histoire. Son héros, Arthur, le narrateur, va revisiter les souvenirs de ses vingt ans. Cette ballade amère lui permet de tracer le portrait d’une époque disparue, enfouie, une époque qui a laissé la place à un mercantilisme flamboyant – flamboyant, c’est le mot juste si on se réfère à la déferlent des incendies dans le monde. Son thème n’est pas tellement « c’était mieux avant », mais plutôt comment les gens se transforment en se trahissant eux-mêmes sans que personne ne leur ait demandé de le faire. Les uns sont morts, d’autres végètent en essayant de raviver les rêves des utopies de la fin des années soixante, rejouant, la soixantaine passée, les heures chaudes de leurs vingt ans. Mais le temps a passé et nous sommes passés avec lui. Ce retour en arrière s’interroge sur les incomplétudes des rêves de jeunesse et leur abandon. C’est donc une interrogation sur l’engagement qui fait finalement plus ou moins bien l’histoire, et le retour des colères populaires qu’on voit revenir aujourd’hui et que personne n’est plus capable de purger.
Creys Malville, un affrontement sanglant
On y parlera de l’enlèvement d’Angel Suarez par les GARI, mais aussi des batailles à Creys Malville contre le projet de centrale nucléaire, ou celle de la reconquête du Larzac. Cette jeunesse maladroite et militante, encombrée de théories plus ou moins bien comprises, se perdait dans ses intransigeances dont on rit aujourd’hui, mais qu’on retrouve encore sous la forme totalement dégénérée du mouvement WOKE qui se développe et court comme un canard sans tête. Cette jeunesse militante essayait pourtant d’aller au-delà du politique et en quelque sorte de réinventer la vie, et donc elle consommait, comme Pécherot d’ailleurs, beaucoup de produits culturels qui apparaissaient en rupture d’avec le conformisme ambiant, Léo Ferré on l’a dit, Léo Malet, la série noire, la poésie de Rimbaud. Produits qui sont aujourd’hui encore les têtes de gondole de la rébellion, ce qui pose tout de même des questions sur notre époque qui ne semble qu’être capable de ressasser en attendant l’effondrement final. Mais cette « révolution culturelle » était en réalité la contrepartie de l’échec consommé des tentatives révolutionnaires de la fin des années soixante. Mais au-delà de cette période particulière, n’est-ce pas l’amertume de toute entreprise qui tôt ou tard se heurte à la barrière du temps ? Qui peut comprendre dans les jeunes générations l’essence même de ce qui s’est passé ? Peut-être que le roman de Pécherot y aidera.
Léo Ferré et les Zoo draimaient de vastes publics
En partant à la recherche de lui-même, Arthur va parcourir les lieux de sa mémoire, du temps qu’il existait encore une classe ouvrière revendicatrice et organisée. La banlieue rouge n’est plus rouge du tout, elle est tiermondisée, soumise au grand remplacement que Pécherot évite de le nommer ainsi, mais qu’il décrit finalement assez bien. On suit le narrateur qui, désœuvré, mène une enquête qui le conduira jusqu’à lui-même. Bien que Pécherot tente de nous faire croire, ironiquement, qu’il écrit une sorte de roman à énigme à la Agatha Christie – qui a tué Edmond ? L’intrigue n’a pas beaucoup d’importance, elle est le support d’une errance. L’écriture est heurtée pour traduire une subjectivité aussi envahissante qu’incertaine dans son destin. Du reste, il n’y aura pas de conclusion. Pécherot reste un auteur sentimental, très sentimental même, comme si à l’époque qu’il décrit nous étions passé à côté d’un autre destin, ayant entrevue la possibilité d’une forme alternative de vie sociale. On y trouvera donc des passages d’une mélancolie poignante qui éclairent lugubrement cette condition humaine qui nous donne à croire qu’on peut entreprendre des actions nobles et ambitieuses sans risque pour notre intégrité morale.