29 Mars 2024
Paul Newman a été incontestablement la grande star des années soixante et soixante-dix. Sa carrière a été assez maitrisée, ambitieuse, mêlant blockbusters et films plus difficiles. Tout cela avec son lot d’échecs bien entendu. En France il est curieusement un peu oublié. Mais aux Etats-Unis, on ne compte plus les ouvrages qui ont été écrits sur lui et sur sa carrière. Cet ouvrage qui vient d’être traduit et publié aux éditions de La Table Ronde, parle assez peu de son activité artistique. Ce sont les mémoires que lui-même a dictées et qu’on a mis en forme d’un point de vue plus ou moins chronologique. On sait qu’il avait voulu brûler ces enregistrements, mais sa famille a finalement décidé de les publier. Paul Newman parle de lui, de ce qui l’a motivé dans la vie, avec des incursions dans ce qu’il avait sans doute de plus intime. L’intérêt de cette introspection n’est pas dans ce qu’il a pu dévoiler de son intimité, mais plutôt dans les rapports que cette intimité a entretenu avec le choix de ses meilleurs rôles. C’est ce qui m’a le plus frappé en lisant ce livre : ses rôles sont un miroir, certes un peu déformé, mais un miroir tout de même de ce qu’il était profondément.
Somebody up there Likes Me, Robert Wise, 1956
Né en 1925 dans une famille très aisée qui eut le bonheur d’échapper aux ruines de la Grande dépression, il était le fils d’un gros commerçant d’origine juive et d’une mère plus ou moins catholique d’origine hongroise. Il était le cadet. Comme il était beau garçon, sa mère en fit une sorte de poupée qu’elle admirait pour sa beauté au-delà de ce qu’il était vraiment. Il souffrit donc de sa position de cadet, d’un père alcoolique qui ne communiquait guère avec lui et d’une mère abusive. Assez peu porté sur les études, il devança l’appel et s’engagea dans la marine, vers la fin de la Guerre du Pacifique. Physiquement il est resté longtemps assez fluet, petit de taille, avant de prendre cette allure sportive qui le rendit très crédible dans le rôle d’un boxeur. A son retour de l’armée, il avait grandi, et après avoir fait trente-six métiers pour se débrouiller sans l’aide de son père, il s’orienta vers le théâtre et fréquenta un peu l’Actor’s Studio, comme la plupart de ces autres acteurs tourmentés qu’on a vu éclore dans les années cinquante, Marlon Brando, James Dean ou Montgomery Clift. Rapidement il arriva à Hollywood, son physique ayant été particulièrement remarqué au théâtre et à la télévision. On l’engagea pour tourner dans un film biblique, The Silver Chalice, une connerie qui le traumatisa. Il en conçut une honte plutôt exagérée. Sans doute parce qu’on l’avait aussi coiffé comme Marlon Brando qui vers la même époque et avec la même coiffure tourna Julius Caesar sous la houlette de Joseph L. Mankiewicz !
Exodus, Otto Preminger, 1960
Brando au fond c’était le grand frère abusif. Par exemple il ne voulait pas tourner On the Waterfront sous la direction d’Elia Kazan, parce que celui-ci avait trahi ses amis devant l’HUAC. Et donc Kazan songeait à le remplacer par Newman. Mais Brando revint sur sa décision et le rôle échappa à Newman qui a vait fait des essais concluants ! D’un certain point de vue c’est une chance pour lui vu que ce film est vraiment une honte sur le plan moral et intellectuel. Il subissait aussi les sarcasmes de James Dean qui, pour être un excellent acteur n’en était pas moins un bouffon et une tête à claque. Il lui disait : « Pendant que toi tu tournes The Silver Chalice, moi je fais East of Eden ». Mais à la mort de James Dean dans l’accident d’automobile que l’on sait, Newman récupéra plusieurs rôles qui était destinés à James Dean. De quoi se croire une simple roue de secours sans vrai talent autre qu’un physique avenant. Il souffrira aussi quoi qu’on en ait dit des origines juives de son père, notamment à l’université où il était exclu des associations estudiantines. C’est sans doute pour cette raison qu’il se précipita pour jouer le rôle d’Ari Ben Canaan dans Exodus de Preminger. Ce film fut un tournant décisif de sa carrière. D’abord parce qu’il fut une réhabilitation de Dalton Trumbo, le scénariste, qui avait été blacklisté par l’HUAC. Ensuite parce que Preminger sachant que Newman voulait à tout pris tourner ce film, il l’engagea en dessous de ce que son statut de star aurait pu lui permettre d’obtenir. C’est du moins ce dont se flatte le metteur en scène dans son autobiographie[1]. Le film fut un succès mondial et reste encore très regardé.
The Hustler, Robert Rossen, 1961
Un des films favoris de Paul Newman c’est The Hustler. C’est sans doute son plus beau rôle. Mais c’est aussi ce film qui le conforte dans sa volonté d’incarner des loosers. Eddie Felson est un superbe joueur de billard professionnel qui cherche toutes les raisons du monde de perdre. Pour cela il va boire comme un trou, laissant Minnoseta Fats l’emporter. Or dans la vie Paul Newman avait un penchant très exagéré pour l’alcool, il disait d’ailleurs que c’était un peu l’héritage de son père qui refusait de comprendre le désastre de sa vie familiale en se refugiant dans l’alcool. Il a incarné clairement l’idée que la compétition, la poursuite de l’enrichissement étaient pour lui des buts complètement dérisoires et erronés qui ne peuvent mener qu’à l’autodestruction. Il avouera dans ses mémoires que c’est sans doute la culpabilité d’avoir si facilement réussi sa vie sur le plan matériel qui le transformera en parangon des grands promoteurs des entreprises caritatives. Dès qu’il a eu de l’argent en grande quantité, il a multiplié les dons et les entreprises dans le secteur de l’action caritative, mais il ne s’attarde pas trop sur le sujet, comme s’il pensait n’avoir finalement pas de réponse satisfaisante à attendre et à donner. Par exemple, il a fondé The Newman’s Own, une fabrique de sauces et de condiments – biologique bien entendu – qui aurait versé en 37 ans 535 millions de dollars d’aides à des associations qui aidaient les enfants handicapés, et aussi les vétérans. Cette entreprise existe toujours et est gérée semble-t-il par ses filles[2].
Ces mémoires révèlent un personnage trouble et troublé. Vous me direz que pour faire ce métier avec ce que cela exige d’énergie et de compromissions, un acteur de ce niveau n’est pas forcément quelqu’un de tout à fait normal. Quoi qu’il en soit, il est apparu dans les années soixante – il était alors l’acteur le mieux payé d’Hollywood – comme l’anti John Wayne. Au lieu de représenter le père et la force du patriarche, il représentait l’homme jeune en colère et incertain de lui-même. Il était d’ailleurs conscient de cette opposition à John Wayne. Dans le film WUSA de Stuart Rosenberg, plaidoyer très politique, il introduisait un personnage nommé explicitement John Wayno qui cumulait toutes les tares de l’Amérique, le racisme, l’arrogance de l’argent et les tendances fascistes. Au moment où ce film fut réalisé, c’était tout à la fin de la Guerre du Vietnam et donc le moment de la défaite des Etats-Unis sur le terrain militaire. Évidemment Paul Newman qui avait déjà été un défenseur des droits civiques pour la minorité afro-américaine, était très hostile à cette guerre. Dans ses mémoires, il raconte qu’il avait soutenu Lyndon B. Johnson parce que celui-ci avait fait la vague promesse de mettre fin à la guerre. Là encore Paul Newman s’est estimé floué quand il a vu que Johnson faisait l’inverse de ce qu’il avait promis ! Très entreprenant Paul Newman avait même envisagé de faire de la politique, il y renonça et c’est heureux, vu le panier de crabes qu’il aurait dû affronter au sein du Parti Démocrate. En 1968 il soutiendra pourtant Eugene McCarthy, un perdant-né aussi qui ne faisait pas assez de concession aux « valeurs » de l’Amérique, et cela vaudra par contre à l’acteur d’être mis sur la liste noire de Richard Nixon qui le considérait comme son pire ennemi.
Hud, Martin Ritt, 1963
Paul Newman présentait à la fois un côté lisse, bien propre, bien rasé, sportif, il exhibait souvent son torse, et un côté plus sombre, ambigu, noir. Cette ambiguïté, il l’assumait, il en était conscient. Il incarne Harper dans le film du même nom, une adaptation d’un épisode de la saga écrite par Ross McDonald, un des derniers maîtres du roman noir américain dans la lignée de Chandler, et une référence aux Etats-Unis. Ce détective solitaire ressemble à Paul Newman, il boit trop, mais tente de conserver l’estime de soi en restant intègre, toujours à la recherche d’une vérité qui ne sera pas forcément bonne à découvrir. Dans Cool Hand Luke, il incarne Luke Jackson, un homme qui ayant trop bu dégrade le mobilier urbain et se retrouve carrément au bagne. Chaque fois il fait le mauvais choix, et de tentative d’évasion en tentative d’évasion, il finira par se faire assassiner par un des gardiens de ce bagne. Ce film fut un triomphe, et depuis sa sortie il est devenu une sorte de classique. Je crois que seul Paul Newman pouvait incarner ce héros négatif, justement parce qu’il a à la fois ce côté séducteur avec ses compagnons d’infortune, et cette volonté suicidaire du rebelle qui défie les autorités du camp de prisonniers.
Harper, Jack Smight, 1966
Malgré ce côté sombre, Paul Newman ne manquait pas d’humour, parfois même d’un humour un peu lourdingue et potache selon ses proches. Cela fera d’ailleurs une partie du succès planétaire de Butch Cassidy and Sundance Kid. Ses mémoires montrent qu’il a toujours craint d’être jugé par ses pairs comme un acteur sans talent, seulement doté d’un bon physique. Il a eu ainsi des relations assez difficiles avec John Huston, considéré alors comme un maître. Pourtant les deux hommes avaient beaucoup en commun, l’alcool bien sûr, mais aussi cette passion récurrente pour l’échec. Encore que John Huston reconnaissait à Paul Newman du talent comme metteur en scène ! Paul Newman dirigera d’ailleurs quelques films extrêmement intéressants. Deux pour soi-disant diriger sa femme qui, pensait-il, était une grande actrice, meilleure que lui, mais qui ne trouvait pas de rôle à la hauteur de son talent. Dans The effect of gamma rays on Man-in-the-Moon Marigolds, il engagera aussi sa propre fille Nell, pour représenter l’image d’une famille à la dérive sous la direction d’une femme alcoolique et vieillissante. Ce film, peu connu, a été une très grande réussite artistique. Les deux autres films importants qu’il a dirigé, Sometimes a Great Notion et Harry and Son, traitent tous les deux de relations difficiles qu’un père peut avoir avec ses fils. Harry and Son donne un dénouement heureux, mais dans l’ensemble il ressemble à la relation très difficile qu’il a entretenue avec son propre fils Scott qui décédera d’une overdose. Il jouait dans ce film le rôle du père comme s’il avait quelque chose à expliquer à lui-même. Toujours à se dénigrer, il trouvait qu’il avait été finalement un mauvais père et un mauvais mari.
Cool Hand Luke, Stuart Rosenberg, 1967
Les années ont passé bien entendu, elles passent pour tout le monde, et Paul Newman voyait bien que son physique se dégradait, il n’était plus tout à fait le jeune premier. Il sembla de plus en plus se désintéresser de son métier d’acteur, préférant se donner d’autres challenges pour tenter de rester vivant et actif. Il devint ainsi pilote de course professionnel, montant sa propre écurie, remportant des courses importantes, pilotant jusqu’à l’âge de 81 ans ! Lui-même pensait que cet investissement avait aussi quelque chose de suicidaire, d’autant qu’il continuait à boire beaucoup. C’est vers cette époque qu’il commença à dicter ses mémoires à son ami Stewart Stern. Bien qu’il soit toujours sollicité, sa gloire n’était plus tout à fait la même. A Hollywood on pariait maintenant sur les acteurs comme Sylvester Stalone, Arnold Schwarzenegger, des acteurs avec des muscles gonflés à l’hélium, et on finançait de plus en plus de niaiseries sans contenu. Après Harry and Son, ses films marchaient beaucoup moins bien, il se contentait de seconds rôles, soit chez les frères Coen, The Hudsucker Proxy, soit chez Sam Mendes dans Road to Perdition.
Butch Cassidy and Sundance Kid, George Roy Hill, 1970
Ce livre est donc le portrait d’un homme méritant qui se sera donné du mal en toute chose qu’il entreprit. S’il passe son temps à se flageller, au moins ne joue-t-il pas la comédie de l’acteur satisfait de lui-même et de son œuvre. Dans ce livre on ne trouvera guère de détails sur ce qu’il pensait de ses films, même des meilleurs comme The Hustler. On le trouvera souvent très sévère. Par exemple il dira que The Mackintosh Man de John Huston était très mauvais. Je ne partage pas ce point de vue. Il ne dit rien non plus de Torn Curtain, le film d’Hitchcock avec qui il ne s’est pas du tout entendu, d’ailleurs le film est mauvais et ne trouva pas du tout son public. C’est avec Martin Ritt qu’il tourna le plus de films, cinq en tout. Mais il fit aussi d’excellentes choses avec Robert Altman, notamment Quintet, un film étrange, plus ou moins de science-fiction, une sorte de Mad Max qui se passerait dans la neige. Cette collaboration avec Altman qu’il avait d’ailleurs commencée avec le western révisionniste Buffalo Bill and the Indians, prouve qu’il aimait tenter des expériences qui allaient bien au-delà de gérer son image de marque et ses yeux bleus, assumant sans broncher les échecs commerciaux qui s’en suivirent. En France où on adore le très réactionnaire et plat Clint Eastwood, Paul Newman était curieusement moins apprécié qu’en Espagne, en Italie ou en Allemagne. C’est pour moi un mystère. Cela vient-il des distributeurs ? Parmi les films insuffisamment reconnus de Paul Newman, il y a, outre Quintet, Fort Apache, the Bronx qui fut pourtant un très bon succès en dehors de nos frontières et un très bon film noir à l’ancienne.
The Life and Time of Judge Roy Bean, John Huston, 1973