24 Novembre 2022
J’avais déjà parlé en bien du livre de Philippe Garnier sur Sterling Hayden, un acteur écorché dans les marges d’Hollywood[1]. Aujourd’hui The Jokers publie un ensemble de trois volumes qui reprennent des textes écrits pour accompagner les rééditions en Blu ray de films des plus classiques ou en d’autres circonstances. Les trois volumes couvrent une période allant de 1940 à 1977. Melville disait que l’âge d’or du cinéma américain c’était les années 30-40, Philippe Garnier pense que c’est plutôt 1940-1977. On peut discuter de cette datation, çà n’a pas d’importance, même si on constate avec le recul que dans les années soixante-dix le cinéma américain a connu un renouveau des plus étonnants. C’est donc un coup d’œil dans le rétroviseur. En pleine crise du cinéma aujourd’hui, pour cause de COVID, puis à cause de l’émergence des ridicules plateformes de streaming, mais surtout d’un manque évident de créativité en France comme aux Etats-Unis, il est bon de travailler sur cette idée fort juste qu’avant le cinéma c’était mieux ! Certes ce n’est pas Philippe Garnier qui le dit, mais c’est ce que moi je comprends en le lisant. Du reste les deux premiers volumes couvrent une dizaine d’années, tandis que le dernier d’une taille équivalente en pages s’intéresse pourtant à une quinzaine d’années. Et du reste dans le dernier volume, on rencontre moins de chefs d’œuvre ou du moins de films estampillés comme tels. Il traitera dans cet ultime volume de réalisateurs comme John Flynn ou Richard Sarafian, qui étaient dans les années soixante-dix des réalisateurs prometteurs, mais qui n’ont jamais eu accès à des budgets importants et à la notoriété qui les accompagnent. Mais à l’époque ils apparaissaient comme renouvelant le cinéma par une manière d’user des décors naturels – quoique quand Sarafian filme Man in the Wilderness, un western, en Espagne, l’authenticité n’est plus trop évidente – user aussi d’une violence sauvage à l’écran, dans des bandes très rythmées. Et puis on les a oubliés.
Avant de parler des films et des réalisateurs, il faut dire quelques mots de la méthode de Philippe Garnier. Si ses livres s’intitulent Génériques, c’est d’abord parce qu’il insiste sur le fait que pour le meilleur ou pour le pire un film est obligatoirement une œuvre collective, aussi génial que soit un réalisateur ou aussi tyrannique que soit un producteur. Et donc entre le projet et son aboutissement c’est toute une histoire. Les acteurs, les techniciens et même le réalisateur changent au gré de l’avancement, le scénario évolue. Des questions de budget interviennent aussi pour modifier la trajectoire des projets. Les romans, les nouvelles, sont des sources importantes d’inspiration. Au-delà il montre comment de film en film les studios et les réalisateurs travaillent à constituer des sortes de familles, réemployant souvent les mêmes acteurs de seconds rôles. Le cinéma c’est peut-être une industrie, mais il garde ce côté bricoleur, plus ou moins improvisé. Je pense qu’on ne tirera pas tout l’intérêt de ces ouvrages si on ne connait pas suffisamment les films dont ils traitent. Il ne suffit pas de les avoir vu une seule fois. Parmi les points qui m’ont le plus intéressés il y a l’analyse qua Philippe Garnier fait de l’évolution d’un scénario. Il y avait aux Etats-Unis cette manie de faire retravailler les scénarios de nombreuses fois et d’engager un grand nombre de scénaristes pour les ressemeler. C’est une différence d’avec le cinéma français en général qui se contente trop souvent d’un premier jet, tout le monde chez nous n’est pas Claude Sautet ! C’est sans doute ce qui fait que le cinéma américain possède cette fluidité dans la construction du récit qui manque beaucoup chez nous. Mais évidemment cette pratique courante, héritée de l’ère des studios, a son revers car elle entraîne aussi des dissensions dans l’équipe, dissensions pas toujours faciles à gérer.
Philippe Garnier bien que ce ne soit pas son seul centre d’intérêt fait une belle place au film noir. Le premier tome s’ouvre sur un double hommage à John Garfield, à la fois pour Body and soul[2] et pour Force of evil que je tiens moi-aussi pour un chef d’œuvre du film noir[3]. On découvre des portraits flamboyants de quelques producteurs qui savaient ce qu’ils voulaient, le peu connu mais déterminant Edward Small, ou encore le flamboyant Mark Hellinger qui mourra trop jeune pour avoir donné la pleine mesure de son talent, mais qui eut une influence décisive sur l’orientation du film noir. La production de Naked city, film marquant, est une histoire à rebondissements. On verra que les distributeurs de ce film ne croyaient pas à son succès et furent tout surpris de le voir nominé à plusieurs titres pour les Oscars. Curieusement, avec les années cinquante, le film noir étend son champ d’investigation, mais devient encore plus pessimiste sur la nature humaine. Les histoires quasi rocambolesques qui ont précédé la réalisation de Night and the city de Jules Dassin, sont vues à travers le personnage du producteur Charles Feldman. C’est franchement épique. A travers des quantités incroyables d’anecdotes et de détails sur les techniques utilisées, c’est tout un système qui est révélé. On se demande encore comment des gens aussi désinvoltes ont pu finalement produire des chefs-d’œuvre !
Night and the City, Jules Dassin, 1950
A travers Night and the City c’est au producteur Daryl F. Zanuck que Philippe Garnier rend hommage. Curieusement ce film que certains classent parmi les meilleurs du film noir, est dénigré par Jules Dassin lui-même. Sur les conditions de tournage, les tripatouillages et autres fantaisies hollywoodiennes, Garnier s’est livré à une véritable enquête qui fourmille de détails insolites notamment sur le choix des acteurs, sur les décors réels qui ont été utilisés. C’est sa longueur d’onde ces enquêtes très fouillées, il récidive encore de belle façon avec l’excellent film d’André de Toth, Day of the Outlaw. Ce réalisateur très sous-estimé, à travers une filmographie chaotique – des conneries avec Randolph Scott – a réalisé quelques chefs-d’œuvre, dont Pitfall[4], Crime Wave[5] ou The Indian Fighter. Au passage le « scénariste » Philip Yordan qui était de tous les mauvais coups, connu pour sa cupidité extrême, en prend pour son grade.
The Big Combo, Joseph H. Lewis, 1950
A côté donc de petites vignettes sur des films comme The Big Combo, il y a ce qu’on pourrait appeler des études bien plus longues qui ajoutent à l’ébauche de biographies des études de style. Pour le film de Joseph H. Lewis, je l’ai trouvé particulièrement injuste, s’il loue la photo du grand John Alton, comme tout le monde, il déteste le couple Cornel Wilde-Jean Wallace. C’est une question de perspective. Il reproche aussi à l’actrice, mariée à l’époque à Cornel Wilde, de ne pas comprendre son rôle et ses conséquences sexuelles. Mais comme elle joue une femme sous l’emprise de la drogue et qui ne sait pas vraiment où elle en est, je ne vois pas bien l’intérêt de cette remarque. Il compare aussi la fin du film à celle de Casablanca, mais il se trompe sur les intentions du réalisateur puisque dans le fim de Michael Curtiz Ingrid Bergman et Humphrey Bogart se disent adieu puis se séparent, tandis que dans le film de Lewis, ils s’en vont, filmés de dos, mais déjà séparés dans un brouillard épais qui résume leur avenir. Mais on a nos humeurs en fonction des époques et des moments particuliers où on voit un film. un film qu’on a aimé, nous paraîtra avec le temps comme ennuyeux ou faible et à l’inverse un film que nous n’avions pas aimé nous amènera parfois à réviser notre premier jugement.
A l’intérieur de cette somme, il y a un long passage sur Preston Sturges, ce qui aurait d’ailleurs pu faire la trame d’un ouvrage passionnant. Philippe Garnier aime Preston Sturges, il vous explique pourquoi, à cause de son rire évidemment et de sa causticité décapante. A cette ébauche de presque biographie, il ajoute une présentation de ses films les plus connus, comme Sullivan’s travels ou The Lady Eve. Mais il parlera aussi de son échec cinglant avec Unfaithfully Yours qui est pourtant aujourd’hui considéré comme un de ses chefs-d’œuvre. Comme quoi la vérité d’un jour en la matière n’est pas celle de toujours. Il y a également un très long développement sur Red River de Howard Hawks. Hawks ne me passionne pas particulièrement, même si je lui reconnais un vrai style, mais ses histoires bien trop conservatrices et nian-nian restent un peu loin de moi. John Wayne n’est pas non plus mon acteur préféré, mais les développements que donne Philippe Garnier sur la genèse et la production de ce film, et aussi les rapports que le film entretient avec le livre de Borden Chase, un anticommuniste primaire, sont tout à fait passionnants. Du coup je me suis dit que j’allais revoir ce film dans les plus brefs délais[6] !
Le dernier volume procède à des choix plus surprenants. C’est-à-dire qu’il porte sur des films moins connus que ceux qui ont fait la gloire du cinéma américain dans les années soixante-soixante-dix, mais qui semblent s’éloigner de structures déjà bien connues et rodées. Ils n’ont pas vraiment atteint le rang de films culte ou de films classiques. Dans le genre noir, Charley Varrick du vétéran Don Siegel et The Outfitt de John Flynn vont renouveler les codes par petite touche, en allant vers des formes plus minimalistes, plus directes et finalement plus réalistes. Ils participent tous les deux à une forme de normalisation de la truanderie, non seulement parce que les deux excellent acteurs – Walter Matthau et Robert Duvall – ne se signalent par aucun glamour, mais aussi parce que ces « héros » parfaitement individualistes vont s’appliquer à faire de la délinquance une sorte de métier, si les Américains ont toujours loué la nécessité de se plier à la loi, ils ont aussi toujours mis en avant une admiration sans borne envers le « professionnalisme », presque comme un idéal philosophique. Dans The Seven-Ups de Philip D’Antoni, le héros est peut-être un policier, mais il n’en est pas moins un marginal. Ces films ont été réhabilités assez récemment, et d’une certaine manière, Philippe Garnier y a participé.
Les trois volumes contiennent des ressources inépuisables, une véritable mine. L’écriture, c’est important si on ne veut pas se contenter de dresser un catalogue et de fatiguer le lecteur sous un déluge de détails, celle de Garnier est plutôt enlevée, avec toujours une distance un peu ironique comme si l’auteur était encore étonné par les Etats-Unis et leurs mœurs, alors qu’il y vit depuis des décennies. Il y a quelques pointes bienvenues sur la cécité de François Truffaut qui critiquait inconsidérément des films comme Night of the Hunter ou Sweet Smell of Success, films qu’il aurait été bien incapable de réaliser, étant derrière la caméra aussi maladroit qu’il était mauvais dans ses articles prétentieux[7]. Les ouvrages sont très bien illustrés, comme il se doit pour un tel sujet, et en plus tirés sur du beau papier glacé. Ils présentent l’avantage qu’on peut les lire dans le désordre le plus complet. Je ne sais pas si, au moment où je vais mettre cet article en ligne, ces livres seront encore disponibles. Ils ont été en fait tirés à très peu d’exemplaires. Mais en tous les cas c’est un superbe cadeau, pour un cinéphile évidemment, et un cadeau qu’on peut se faire aussi à soi-même ! Précipitez-vous donc… s’il en reste !
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/philippe-garnier-sterling-hayden-l-irregulier-la-rabia-2019-a205338826
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/sang-et-or-body-and-soul-robert-rossen-1949-a114844804
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-enfer-de-la-corruption-the-force-of-evil-abraham-polonsky-1948-a114844906
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/pitfall-andre-de-toth-1948-a114844774
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/chasse-au-gang-crime-wave-andre-de-toth-1954-a158447560
[6] Je l’ai fait et je trouve toujours ça niaiseux.
[7] Au passage Philippe Garnier rappelle que Truffaut eut la bouffonnerie évidente de corriger ses articles en rééditant Les films de ma vie, cette somme grotesque et confuse, bible des fainéants de la Nouvelle Vague.