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Le blog d'Alexandre Clément

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024

Philippe Jaenada s’est fait une spécialité littéraire dans la remise en question des jugements judiciaires ou médiatiques d’affaires qui ont fait grand bruit. C’est une sorte de Paul Lefebvre, chroniqueur judiciaire d’Antenne 2, qui avait en son temps une bonne réputation et que les téléspectateurs aimaient bien suivre. Il a un principe d’écriture, il a tendance à vouloir innocenter un peu tous ses sujets d’études, ça fonctionne assez bien avec Pauline Dubuisson dans La petite femelle[1], assez mal avec Henri Girard, alias Georges Arnaud[2], et pas du tout avec Bruno Sulak[3]. Il manifeste une sympathie avec ses objets d’étude qui sont le plus souvent des révoltés qu’il présente comme ayant subi des avanies sociales qui les ont marginalisés. À travers ses écrits, il manifeste de la tendresse pour les femmes qui semblent égarées dans un monde d’avant qui n’était pas fait pour elles. Car c’est un peu sa spécialité à Jaenada, de ne s’intéresser qu’au passé et à ses victimes de la société, le présent manifestement ne l’intéresse pas – et on le comprend. En déterrant de vieilles histoires criminelles ou des faits divers, il reconstruit une histoire de la France d’après la Libération. Cette face sombre de la justice faisant partie de l’histoire réelle du pays. Aujourd’hui Jaenada est un écrivain qui a pignon sur rue, qui vend bien et qui collectionne les prix. La désinvolture est une bien belle chose est, au moment où j’écris, sélectionné pour le Prix Goncourt. Ce n’est pas un styliste, ni même un conteur, et c’est souvent écrit comme ça vient au gré de ses pérégrinations, bien que dernièrement il ait abandonné un petit peu son style sautillant qui faisait semblant de traiter des affaires graves avec désinvolture et mélancolie. Le plus souvent il passe près de la moitié de son temps à nous parler de lui, au risque d’oublier son sujet.  Il débite des généalogies longues comme un jour sans pain, sans que très souvent cela renseigne mieux sur le milieu qu’il prétend explorer. Ça donne des phrases comme celles-ci : Le frère de mon grand-père avait épousé la sœur de ma grand-mère. Cette fois il choisit comme sujet Jacqueline Harispe, une suicidée à laquelle Guy Debord rendit hommage à travers une superbe métagraphie intitulée Fragiles tissus, et qu’on retrouve dans un roman de Modiano Dans le café de la jeunesse perdue[4], Modiano auquel il se compare, mais si le sujet est un peu le même, l’écriture fait la différence. L’ouvrage de Modiano est une sorte de rêverie transformée en fiction, tandis que l’ouvrage de Jaenada relève plutôt du reportage, d’une sorte de naturalisme documenté. La question se pose : qui cerne au plus près la vérité ? Jaenada signale cependant que c’est un peu – moi je dirais beaucoup – grâce à Guy Debord et à sa métagraphie qu’on se souvient encore aujourd’hui de cette jeune femme morte par défenestration à vingt ans. 

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024

Jacqueline Harispe la seconde à gauche chez Moineau 

Le sujet est donc Jacqueline Harispe et les personnages, souvent les personnages féminins d’ailleurs, qui l’ont connue et entourée. Jacqueline Harispe, surnommée Kaki, s’est défénestrée à 20 ans, peut-être a-t-elle été poussée. Fille officiellement d’un cagoulard qui sera poursuivi à la Libération pour ses accointances avec les milieux d’extrême droite, elle mena une vie de bâton de chaise dans les redents de Saint-Germain-des-Prés. Elle était mannequin et, dotée d’une grande beauté, travaillera éphémèrement pour Dior. Mais elle collectionnait les amants comme un jeu et consommait beaucoup de drogue et d’alcool. Son suicide serait selon les rapports de police la conséquence d’une soirée d’excès qui la précipitera par la fenêtre sur un trottoir où elle décédera. Elle avait des antécédents comme on dit, un passé traumatisant. Sa mère décédera très tôt, et son père officiel – on dit officiel parce qu’il est possible que Michel Harispe ne soit pas son vrai père – mourra en prison où il purgeait une longue peine pour ses activités cagoulardes. Son « suicide » avait ému la presse qui semblait à cet égard découvrir les problèmes existentiels de la jeunesse d’après-guerre, et Guy Debord collectionnait dans ses écrits comme dans ses ouvrages les suicidés, ou plutôt les suicidées. C’était pour lui l’expression d’un monde qui n’était pas fait pour la jeunesse qu’on privait d’avenir. Bien que généralement la presse présentât ces suicides comme le résultat d’une conduite dépravée ou d’une sorte d’influence de la littérature, l’abondance des articles – tous plus faux les uns que les autres d’ailleurs comme le montre Jaenada – atteste le fait que cela posait un réel problème de conscience à la société. Kaki avait aussi été un peu délinquante et avait fait Chevilly-Larue cette maison de correction que Guy Debord et ses copains voulaient attaquer pour libérer les jeunes filles emprisonnées. Le sujet est passionnant et la documentation est très importante. Cet excès de documentation brouille cependant la lecture, distrait le lecteur. C’est un peu comme si Jaenada nous racontait sa vie tourmentée de documentaliste. L’ouvrage tient de la compilation désordonnée de sources diverses et variées, mais aussi de cette littérature qui prospère aujourd’hui qui oscille entre l’autofiction et le reportage journalistique, avec un style des plus plats. Mais le thème nous intéresse – enfin moi du moins – et donc on continue à trier cette masse d’informations pour tenter d’en découvrir une sorte de logique ou du moins de reflet de ce que furent ces temps. Sur ce dernier point le mystère restera entier parce que si on dresse d’un coté le constat d’une société répressive, il est clair que cette époque, directement issue de la Libération présentait aussi des marges de liberté assez étonnantes quand on compare avec notre société numérisée où la surveillance est partout.  

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024

Fragiles tissus, métagraphie de Guy Debord 

L’ouvrage de Jaenada commence pourtant assez mal par des élucubrations sur Guy Debord qu’il dit en même temps « connaitre assez mal » et le trouver peu sympathique, il parle de lui comme du fondateur du « situationnisme » ce qui est un contresens majeur, et surtout il puise ce qu’il sait de lui de ce qu’en a dit Jean-Marie Apostolidès dans sa biographie très controversée[5], ce qui n’est pas très sérieux. Il fait mine de croire qu’Apostolidès n’a été critiqué que pour avoir dit du mal de Guy Debord par des fanatiques. Mais peut-être le croit-il. Je comprends bien qu’on puisse détester Guy Debord, même sans savoir pourquoi, à cause de son arrogance, mais on ne voit guère en quoi les personnages qui ont gravité autour de lui seraient bien plus « sympathiques » que lui ? Bien qu’au fil des pages on le retrouve constamment, Debord est le personnage le moins bien traité. Ce parti-pris est discutable et entraine souvent des approximations dommageables, et on se dit que s’il passe à coté de ce que fut Guy Debord en son temps, il pourrait bien faire de même avec le reste des personnages qu’il met en scène. C’est d’autant plus dommageable que Debord était semble-t-il très amoureux d’Éliane Papaï qui est un pivot de l’ouvrage de Jaenada. Par comparaison il donne une place à mon sens bien trop importante à Patrick Straram qui était simplement amoureux de Jacqueline Harispe, mais c’est presque tout. Ce déséquilibre semble venir de l’influence d’Apostolidès avec qui il a longuement correspondu et qui, comme Christophe Bourseiller, détestait Debord d’une manière extravagante et crispée.   

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024

A gauche Jacqueline Harispe, lors d’une de ses arrestations, à droite son père supposé, Michel Harispe  

L’ouvrage fait près de 500 pages. Si on enlève les digressions de Jaenada sur ses errances et sur les allusions à sa femme et à sa vie parisienne, soit environ 40% de l’ouvrage, le reste concerne moins Jacqueline Harispe elle-même que le milieu qu’elle a fréquenté, les marginaux de Chez Moineau de la rue du Four, Mension, Éliane Papaï, Pierre-Joel Berlé, Serge Berna. Il y a également une très longue description du milieu cagoulard, où on croisera aussi bien le créateur de l’Oréal, Eugène Schueller que François Mitterrand, ce qui n’est pas très novateur. Plus intéressant est la description que donne Jaenada de la répression de ces « désirs » féminins. On peut mettre désirs entre parenthèses parce que cela recouvre au-delà du désir sexuel, une volonté de liberté dont ces jeunes femmes sont constamment privées. Souvent enfermées, ces jeunes rebelles que Guy Debord admirera, s’entêtent dans leur volonté d’émancipation. Cette émancipation est aussi bien un éloignement de la famille que des rôles que la société consent à leur donner. Il y a une symétrie curieuse entre le destin de Jacqueline Harispe, orpheline dont le père était un antisémite notoire, et le sœurs Abouaf, filles de déportées, donc orphelines aussi, mais qui subiront une oppression similaire. 

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024 

Éliane Papaï 

N'allez pas croire que si j’en marque les limites les plus évidentes, je trouve ce livre sans intérêt. C’est exactement le contraire, aussi bien parce que Jaenada aime manifestement son sujet, que parce qu’il est une source d’informations importantes sur ce petit milieu qui vivait dans les marges de la foire de Saint-Germain-des-Prés dans une situation des plus précaires. Cette période des Moineaux comme les appelle Jaenada durera assez peu de 1951 jusque vers 1954. Bientôt ils se disperseront, soit pour s’assagir, et s’insérer dans la société, soit pour continuer le combat contre une société mortifère d’une autre manière, soit pour mourir et se suicider. 

Philippe Jaenada, La désinvolture est une bien belle chose, Mialet-Barrault, 2024 


[1] Julliard, 2015.

[2] La serpe, Julliard, 2017.

[3] Sulak, Julliard, 2013.

[4] http://alexandreclement.eklablog.com/patrick-modiano-et-guy-debord-errent-dans-paris-a114844548

[5] Debord le naufrageur, Flammarion, 2015.

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A
Ses préjugés contre Debord l'ont même amené à ne pas rencontrer Michèle Bernstein, pourtant dernière vivante de l'époque de Moineau… ce qui est assez extraordinaire pour qui prétend parler des habitués de ce café.
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A
Le livre sur Berna est très intéressant, mais c'est Jean-Louis Rançon... Il a vraiment fait avancé la connaissance de Berna qu'on  connaissait très mal, meme s'il reste des zones d'ombres importantesCeci dit l'ouvrage de Jaenada tort le cou à des idées fausses sur Kaki, notamment sur son père que Mension désignait comme nazi. Il passe trop vite sur Debord qui avait tout de même produit sa plus belle métagraphie pour Kaki. Son défaut est qu'il ne connait pas Debord et qu'il s'est fié à ce qu'en dit le malheureux Apostolidès
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A
Le livre sur Berna est très intéressant, mais c'est Jean-Louis Rançon... Il a vraiment fait avancé la connaissance de Berna qu'on  connaissait très mal, meme s'il reste des zones d'ombres importantesCeci dit l'ouvrage de Jaenada tort le cou à des idées fausses sur Kaki, notamment sur son père que Mension désignait comme nazi. Il passe trop vite sur Debord qui avait tout de même produit sa plus belle métagraphie pour Kaki. Son défaut est qu'il ne connait pas Debord et qu'il s'est fié à ce qu'en dit le malheureux Apostolidès
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A
 <br /> Oui, la démarche de Jaenada est assez pesante dans sa façon de se raconter comme chercheur et découvreur de documents, et vous l'exprimez très bien ici. Il se fait que j'ai lu également le livre paru cette année sur Serge Berna, un des proches de Debord en ces années 1951-1953 à Saint-germain-des-Prés, et ce dernier ouvrage offre un parfait contraste avec la démarche de Jaenada : pas de littérature, uniquement des textes et des documents…<br />
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