20 Avril 2015
San-Antonio, plutôt que Frédéric Dard, a engendré toute une industrie secondaire : compilations plus ou moins bien choisies de citations d’extraits et de bons mots, avec le souci à la fois d’amuser et de célébrer les qualités littéraires de la saga du commissaire. Le premier ouvrage de ce type est paru en 1970 chez Julliard et est dû au tandem Dupeyroux-Soyer. Son mérite était d’abord d’être le premier, et ensuite de s’appuyer sur des citations assez longue. C’est une manière de reconnaissance qui intervient juste après Mai 68, ce qui n’est pas un hasard. C’est en effet à partir de ce moment que la littérature populaire va être reconsidérée. Evidemment en 1970 la saga des San-Antonio n’en était qu’à peu près à la moitié, et donc, le style ayant changé, cet ouvrage s’est trouvé rapidement dépassé.
Puis 10 ans plus tard Françoise Dard s’y mit elle aussi et publia Les mots en épingles de San-Antonio avec succès. Deux ans plus tard, elle remis ça en faisant éditer Les aventures galantes de Bérurier, compilation des gaudrioles du truculent adjoint de San-Antonio.
En 1993, Le Doran, Pelloud et Rosé publie, toujours au Fleuve Noir, un dictionnaire prétendant mettre en avant les mots créés par Frédéric Dard pour San-Antonio. En vérité l’intérêt de cet ouvrage était très limité dans la mesure où les auteurs assez peu expérimentés mélanger allègrement les néologismes de Frédéric Dard avec des mots de l’argot traditionnel, voire courant dans les années de l’immédiate après guerre
En 2000 le Fleuve Noir lançait une série de petits bouquins, une dizaine, rassemblant par thème des réflexions de San-Antonio. Chaque petit bouquin étant fabriqué par des spécialistes du Monde de San-Antonio, le résultat en était très bon dans la mesure où il mettait en avant aussi bien la drôlerie de la prose sanantoniesque que sa désespérance. Dans ce sous-genre très particulier, c’est cette série qui me paraît la plus réussie.
Parlons donc du Dico Dard de Chalmin. Je connaissais de lui un très médiocre Dictionnaire des injures littéraires. Evidemment le principe de départ était assez drôle, étant donné la haine qui habite le milieu littéraire, mais le résultat tendait vers l’insignifiant. Et comme nous savons que le Fleuve – anciennement Fleuve Noir – a toujours eu tendance à privilégier les bons coups commerciaux au détriment de la qualité, j’avais comme qui dirait une appréhension avant que de le lire. D’autant qu’il me semblait faire double emploi avec le Dictionnaire San-Antonio. Et je dois dire que déjà faire préfacer un dictionnaire issu de l’œuvre de San-Antonio par un académicien à la renommée étriquée, Eric Orsenna, me paraissait aggraver le cas. Mais Orsenna n’a pas dû lire l’ouvrage qu’il devait préfacer sinon il aurait lu en face du mot « académicien » la définition suivante : « L’ennui, avec les académiciens, c’est qu’ils continuent à se prendre pour des écrivains ». Ou encore celle-là à l’entrée « confusion » : « Mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l’Académie française, le génie avec la folie ! ». En tous les cas sa préface est d’une platitude assez rare dans le genre. Manifestement cet académicien n’a rien à dire sur San-Antonio.
L’ennui avec ce genre de produit, c’est qu’il a été conçu sans principe et sans imagination. Ce n’est pas vraiment un dictionnaire, puisque les entrées n’engendrent pas de définition. Cela tient en fait du recueil de citations et de blagues, et un peu d’une collection de pensées de philosophie de comptoir. Evidemment en travaillant ainsi – mais est-ce bien un travail dont il s’agit ? – on ne peut guère qu’aboutir à un résultat assez informe. C’est parfois une phrase, parfois une citation de trois pages. Et comme Chalmin ne s’est pas relu, ça donne des répétions bizarres comme à la page 91 pour l’entrée « cadavre ». ou encore, il y a deux fois la même citation, à la page 217 à propos d’ « enfants » et p. 289 à propos de « gosses ». Ou alors on trouve à la page 678 à l’entrée « vieilles », « Elle était si vieille qu’elle avait l’air d’un oubli », puis p. 680 l’entrée « vieux », « Il était si vieux qu’il avait l’air d’un oubli ». Il y en a pas mal comme ça. Le but est-il de nous démontrer que Frédéric Dard se répétait de temps en temps ? Mais je crois plutôt que c’est juste le résultat de la paresse. Je passe sur les nombreuses coquilles qui émaillent le texte.
En quelque sorte, il s’est inspiré à la fois du travail de Dupeyroux et Soyer, et de la série des réflexions. Mais bien sûr le choix des citations est toujours orienté. Comme Chalmin aime bien Céline on trouvera des citations de Dard qui justement célèbrent la gloire de cet écrivain, en prenant bien soin bien sûr de mettre des bémols à cet admiration, c’est-à-dire en rappelant au travers de la citation de Dard que l’on admire la prose de l’écrivain, sans partager ses options politiques qu’on présente comme farfelues et guignolesques. Chalmin ne relève pas le fait que Dard se trompe quand il affirme qu’avant guerre Céline était un écrivain maudit. Ce n’est pas le cas, Voyage au bout de la nuit avait été un énorme succès et plus encore l’immonde pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre. Céline n’a été un écrivain maudit qu’entre 1945 et 1968, pour le reste il a été un auteur célèbre et célébré[1]. Autre exemple, à propos de Léo Ferré Chalmin ne relève qu’une citation où Dard le critique vertement, en passant sous silence que la querelle entre les deux hommes venait d’abord du fait que Dard continuait à voter alors que Léo Ferré considérait cet acte comme dépassé. Mais il y a beaucoup d’autres exemples dans les San-Antonio où au contraire Dard manifeste une vraie admiration pour le poète anarchiste. Autrement dit, mais c’est probablement inévitable, Chalmin cherche son propre reflet dans les citations de San-Antonio. En même temps cela dévoile un peu pourquoi les San-Antonio eurent autant de succès : à travers leurs contradictions ils touchent un public très large et très divers.
Cependant, la prose de Frédéric Dard est tellement bonne et corrosive qu’elle résiste très bien à n’importe quel type de manipulation commerciale et au laxisme d’un copier-collé un peu paresseux. Donc il sera toujours très plaisant de lire ce « dictionnaire ». Je signale au passage que si au Fleuve ils veulent encore des bouquins de ce genre, je suis prêt à leur en fournir un par semaine !
Je remarque enfin que le Fleuve a choisi une présentation des plus aérée, on aurait pu réduire de moitié le nombre de pages si on avait choisi une mise en page normale, mais c’est très bien bien pour les mal-voyants. Le tout est complété d’une bibliographie des ouvrages signés Frédéric Dard et San-Antonio alors que les citations et les extraits ne sont pas identifiés dans le corps du texte. Cela est dommage parce qu’en datant les extraits et les citations cela nous permettrait de nous rendre compte de l’évolution de l’écriture de Frédéric Dard.
Bon, je vais interrompre ma critique, sinon Albert Benloulou va se fâcher avec moi, ce qui serait pire que la mort !! Il m’a déjà engueulé quand on a annoncé la sortie de ce livre et que j’ai manifesté quelques réserves. Et puis rien ne nous interdit de penser que Chalmin aime bien la prose de Frédéric Dard, malgré tout. Après tout je n’ai rien contre ce garçon.
[1] On pourrait dire que Céline a d’autant plus de succès que la situation politique et économique est mauvaise, mais c’est une autre histoire.