22 Mars 2023
En 1924 Buster Keaton est au sommet de sa gloire. Ce qui va lui permettre de prendre des initiatives dans les formes utilisées à l’écran. En effet, Sherlock jr. est un de ses films les plus compliqués et les plus ambitieux sous les apparences d’une grande simplicité. Le film est relativement court, 44 minutes, mais Buster Keaton l’a beaucoup travaillé. Il en fournira trois versions essentiellement parce qu’il n’était pas content des deux premières, suite à des previews un peu décevantes. C’est pour cela que le film ne dure que trois quarts d’heures, alors qu’il était prévu pour durer un peu plus d’une heure. Comme Chaplin, mais cela se sait moins, Keaton était un perfectionniste. Il va s’éloigner peut-être encore plus des formes anciennes de burlesque héritées de Max Sennett et développer des formes plus poétiques qui feront par la suite de lui l’égal d’un Chaplin dans l’histoire du cinéma. Bien entendu son personnage un peu lunaire de l’amoureux transi et obstiné était déjà près depuis quelques années, mais ici il devient plus original, abandonnant le réalisme slapstick pour imposer une forme plus rêveuse. C’est bien entendu la firme de Buster Keaton qui produira le film, ce qui veut dire qu’il aura la pleine maitrise de son sujet, dans le fond comme dans la forme. À l’origine le film aurait dû être mis en scène par Fatty Arbuckle, mais il était tellement déprimé qu’il ne put tenir le rythme et démissionna au bout de trois jours.
Le projectionniste se fait engueuler par son patron
Un projectionniste qui s’ennuie dans son cinéma étudie un livre qui devrait lui permettre de devenir détective. Ce faisant il néglige son travail, oublie de nettoyer la salle et se fait engueuler par son patron. Mais il est aussi par ailleurs amoureux d’une jeune fille. En balayant la salle, il va trouver un dollar. Il passe en réalité de la fortune, mais cela lui suffit pour acheter une boite de confiserie dont il maquille le prix pour donner du relief à son cadeau. Il va offrir celui-ci chez elle où elle habite avec son père et sa mère. Mais il y a un autre prétendant. Celui-ci vole la montre du père, la porte chez un préteur sur gages et avec cet argent va acheter un cadeau plus onéreux que celui de Sherlock Junior. Se rendant compte qu’on lui a volé sa montre, le père se lamente, et le petit projectionniste qui se prétend détective, applique la règle édictée dans son livre, fouiller tout le monde. Le second prétendant glisse le reçu qu’il a obtenu du préteur sur gages, se laisse fouiller mais exige aussi que l’apprenti détective soit fouillé aussi. Découvrant le reçu, le père chasse le projectionniste. Celui-ci va alors appliquer un autre principe, suivre son concurrent. Mais ce dernier se méfie et le dupe en l’enfermant dans un wagon. La jeune fille cependant reste amoureuse du projectionniste et entreprend une enquête de son côté. Elle découvre que le voleur ne peut-être autre que le second prétendant. Lassé, le projectionniste revient à son travail, lance le film, puis s’endort. En rêvant, il passe de sa cabine de projection à la salle, puis de la salle il rentre dans l’écran, prenant le public à témoin, il va résoudre un vol de diamant, le voleur ayant pris entre temps la figure du second prétendant. Mais ce n’est pourtant pas lui qui résoudra l’énigme, c’est sa promise qui vient le réveiller et qui confondra le fourbe prétendant !
Sherlock Junior offre des confiseries
Si l’intrigue est assez passe-partout, le film est plein de surprises à tous les niveaux. D’abord il est une moquerie plutôt gentille du personnage de Sherlock Holmes et plus généralement de la littérature policière anglaise, dénoncée comme bourgeoise. En effet à cette époque il y a aux Etats-Unis une déferlante de ce genre littéraire contre lequel vont s’élever les créateurs de romans noirs, les Dashiell Hammett, les Raymond Chandler qui théorisera cette révolte ou encore les James M. Caïn. Ce n’est donc pas du tout un hommage à Auguste Dupin, le détective d’Edgar Poe pour sa célèbre trilogie policière, comme certains ont pu se hasarder à le dire. Mais le film de Buster Keaton ne prétend pas non plus ouvrir la voie à d’autres formes de romans criminels. Il va s’en servir pour créer des situations nouvelles qui sont à la fois une critique de la vie américaine, et une analyse des plus fines sur les relations amoureuses. C’est d’abord de la poésie. Buster est en effet un rêveur qui ne s’intéresse pas à l’argent, sa promise non plus d’ailleurs, mais elle est tout de même attentive aux petits gestes de celui qui la courtise. L’argent joue un rôle, mais c’est du côté d’un voyou, ce petit voleur va curieusement être adoubé par la famille qui le trouve à son goût et qui va écarter Buster pour lui. Si l’amour triomphe une fois de plus, c’est malgré les entraves qui sont imposées par la société. On remarque que son concurrent est grand, il a la moustache bien cirée et s’impose en bousculant tout sur son passage, il est l’américain typique, arrogant et prédateur. Il est vrai que l’univers qui est décrit, est assez pauvre, loin de l’opulente Amérique qu’on présente généralement. Bien entendu ce n’est pas non plus un film social, mais il est un antidote à ce pessimisme latent de l’entre-deux-guerres qui minait le moral de l’Amérique.
Le projectionniste apparaît très timide
Le personnage de Buster n’est pas un va-de-la-gueule comme le voleur trop bien habillé pour être honnête. Il ne s’impose pas, et veut d’abord que la jeune fille l’aime pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a. il se révèle extrêmement respectueux de tous et de chacun, ne voulant pas forcer le destin, il quitte la maison dont il a été chassé injustement. Mais il est obstiné, et va revenir par des voies détournées. Étant rêveur par nature, il est malchanceux, dès le début on le voit désarmé face à l’argent. Trouvant un dollar, il est très content, mais il le donne à plus misérable que lui, puis il va louper la possibilité de mettre la main sur un portefeuille bourré de dollars. Tout cela ne semble pas l’affecter, il est imperméable. La scène où il trouve le dollar, puis le portefeuille est une scène au fond assez typique des premiers films de Buster Keaton, il n’est pas chanceux, il est donc forcément le contraire de l’arriviste qui veut faire fortune. Il refuse donc de se mettre en compétition avec son concurrent, et donc il récuse un des axiomes de l’american way of life qui nous dit que la vie est une lutte et l’argent un but. Sans être un révolté, Buster Keaton est en dehors des codes sociaux, à la marge clairement. Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’avoir une morale bien carrée.
Il est chassé par le père de son amoureuse
Deux aspects importants vont guider la mise en scène, d’abord la mobilité acrobatique de Buster, il se déplace constamment, n’étant fixé nulle part, il peut s’évader concrètement, jouant avec aisance de la loi de gravité. Bien évidemment durant le tournage, il s’était une nouvelle fois blessé, ayant pris des risques inconsidérés. C’est pourquoi on le verra prendre le train, symbole des hobos et des hommes libres de l’entre-deux-guerres. Mais en prenant le train, Buster va recevoir du fait de la fourberie de son rival, une douche froide qui va le ramener à la réalité et par contrecoup vers sa bien-aimée. Cela signifie que la fuite n’est pas une solution pour lui. La solution va se trouver dans le rêve justement. A partir du moment où il s’endort dans la cabine de projection, tout devient facile, comme Alice il passe à travers et le miroir et trouve la solution du mystère. A partir de ce moment-là le cinéma devient bien plus réel et plus vrai que la réalité. Lui-même devient autre, plus perspicace et invincible. Il est un super héros. Il est alternativement un héros et un maladroit. A la fin du film il regarde la vie par sa fenêtre de sa cabine de projection, se demandant en quoi le cinéma peut l’aider à trouver la solution pour embrasser son amoureuse qui n’attend que ça ! Il se retrouve à hésiter entre deux mondes, le passage entre les deux est étroit. Si cette idée du film dans le film avec la confusion qu’elle entraine entre la réalité et la fiction, est vieille comme le cinéma, elle est ici particulièrement soignée. Le corps de Keaton se dédouble, il intègre le film en rentrant dans l’écran. Buster Keaton lui-même avançait que pour ce film il avait bénéficié du talent exceptionnel d’Elgin Essley, qui tirera des superbes effets de tunnel des mises en abîme de la cabine de projection et de la salle de cinéma. Ce mélange entre cinéma et réalité tourne au surréalisme quand il se retrouve dans des situations dangereuses, soit au bord d’un précipice ou face à un lion qu’on imagine féroce. L’idée sera souvent reprise, notamment par Woody Allen dans The purple rose of Cairo.
Le projectionniste sort de son corps pour pénétrer une autre réalité
On retrouvera les poursuite habituelles et acrobatiques de Buster Keaton, des scènes burlesques comme la filature du rival de Buster Keaton qui font sa petite silhouette dans la massive puissance du voyou. C’est du muet bien entendu. Les acteurs sont très bons, très bien dirigés. La girl c’est Kathryn McGuire, qui était déjà dans The Navigator, un autre chef-d’œuvre de Buster Keaton. Le méchant domestique c’est l’excellent Erwyn Connelly qu’on retrouvera encore dans Seven Chances de Buster Keaton l’année suivante. Ward Crane est le fourbe rival, habitué des rôles de cauteleux séducteur, il fait merveille ici.
En rentrant dans l’écran, il va changer le film !
Le film eut un très bon succès public, mais tout de même un petit peu moins que les précédents de Buster Keaton. Les critiques furent très bonnes, il fallut cependant attendre pour que ce film soit élevé au rang de monument cinématographique et qu’on en reconnaisse toute l’inventivité. Pour certains il s’agit du meilleur film de Buster Keaton, ce n’est pas tout à fait ce que je pense, mais en tous les cas il est excellent, et on prend toujours autant de plaisir à revoir ce moyen métrage qui va avoir cent ans bientôt ! On trouve ce film un peu partout bien entendu, mais on peut le voir maintenant dans une vision restaurée de type Blu ray qui donne de très beaux contrastes et beaucoup de qualité esthétique à la photo.
Il se demande ce qu’il doit faire avec son amoureuse