10 Mai 2018
C’est le premier film noir d’Anthony Mann. Un film de série B complètement fauché, avec un scénario truffé d’invraisemblances et des acteurs de seconde catégorie. Il fait feu de tout bois, empruntant à Preminger de Laura, comme à Hitchcock de Rebecca ou encore à Hitchcock de Suspicion. Du reste le scénariste est Philip McDonald, celui-là même qui a écrit Rebecca. Ce film est produit dans le moment où le film noir devient un genre à part et très populaire, mais on remarquera que Anthony Mann n’en possède pas encore tous les codes. Encore que dans cette première œuvre dans le genre, il va commencer à développer sa propre sensibilité.
Johnny se remet difficilement de ses blessures de guerre
Johnny revient de la guerre, blessé et plutôt déprimé. Il a comme but de rejoindre la petite ville de Monteflores non loin de San Francisco où il pense retrouver Rosemary une jeune femme qui lui a écrit des lettres enflammées pendant qu’il était sur le front dans le Pacifique. Cette même Rosemary lui a envoyé un livre qui lui a beaucoup plu et qui lui a soutenu le moral. Dans le train qui le mène à San Francisco, il fait la rencontre d’une jeune femme, Leslie Ross, elle est médecin, souriante, et en outre elle a lu le même livre que Johnny. Un accident de train va d’ailleurs démontrer combien Leslie est dévouée et compétente. Ils sont cependant obligés de se séparer. Leslie va travailler comme médecin à Monteflores où elle aura comme patient la vieille Hilda Blake, femme riche et autoritaire autant qu’acariâtre et handicapée. Elle est la mère de Rosemary et elle est secondée par Ivy, femme à tout faire qui cherche à la protéger. Johnny va donc jusque chez Hilda, mais il ne peut pas voir Rosemary. Hilda prétend qu’elle est en voyage et qu’elle rentrera sous peu. Il faut donc qu’il attende. Mais Ivy commence à s’inquiéter et demande à Hilda de cesser de mentir. Elle va tenter d’écrire à Leslie, tandis que Johnny va à San Francisco pour essayer de percer le mystère, notamment pour savoir qui a peint le portrait de Rosemary. Hilda cependant a subtilisé la lettre qu’Ivy a écrit au docteur Ross. Elle projette de l’empoisonner. C’est ce qu’elle fait. Leslie et Johnny vont arriver trop tard. Ils dénoncent les manigances d’Hilda : Rosemary n’existe pas, c’est une invention d’une vieille femme aigre et déçue à qui la vie a refusé les joies de la maternité. Entre temps Hilda a construit un piège pour précipiter Johnny et Leslie dans un ravin. Mais ils sont épargnés par le destin, et alors qu’ils veulent prévenir la police, Hilda est punie par le destin : le tableau de Rosemary lui tombe sur le coin de la tête, et elle meurt
Dans le train de San Francisco, Johnny rencontre la belle Leslie
Evidemment, si on s’en tient au fil de l’intrigue, ça ne tient pas debout, jusqu’à cette fin maladroite. Mais le film est intéressant à la fois par sa thématique et par sa mise en scène. Tout d’abord, il y a le portrait d’un homme faible et passif – Johnny – traumatisé par la guerre, il n’est plus bon à rien et se raccroche à des rêves. En effet dans un premier temps il tente de se convaincre qu’il est amoureux de Rosemary, mais Leslie va lui faire comprendre sans rien dire la différence qu’il y a entre le fantasme et la réalité. Johnny est donc face à une femme forte. On comprend que ce thème ressort du changement de la place des femmes dans la société américaine pendant le conflit : les hommes étant sur le front, il a fallu que les femmes prennent en charge la vie courante. Tandis que les hommes se sont affaiblis, les femmes se sont émancipées. Le fait que Leslie soit un médecin – profession très bien considérée et nécessitant un haut degré d’instruction – est un signe qui ne trompe pas, alors que Johnny ne sait pas de quoi sera fait son avenir professionnel. Johnny n’est pas très pratique, d’ailleurs quand il y a l’accident de train, c’est Leslie qui prend les initiatives et lui reste complétement passif. Le second aspect est le caractère d’Hilda. Elle a en effet échoué sa vie, même si elle est très riche : elle n’a jamais eu d’enfant. Elle s’est donc construit dans sa tête une famille imaginaire pour compenser ce manque. Stérile, elle ne sert à rien, et c’est bien cela qui la pousse à faire le mal : cette rage de voir qu’aucun de ses désirs profonds ne peut s’acheter. C’est une psychopathe qui n’hésite pas à tuer. Le film est d’ailleurs placé sous le signe de la folie : Johnny n’en est pas loin, Hilda y est complétement plongé, et Ivy suit de très près cet effondrement général. La maison d’Hilda perchée sur la colline au-dessus de la mer, représente cette réalité qui s’est abstraite du monde, qui s’est retranchée de la vie réelle. Quand Hilda vient chercher Johnny dans cette vaste maison, c’est aussi pour le ramener sur terre. Cette thématique qu’on pouvait déjà voir dans Rebecca d’Hitchcock, Philip McDonald la reprendra pour The dark past de Rudolph Maté. On y trouvera un autre psychopathe auquel un médecin tente de venir au secours pour le sauver de la folie[1]. Il y a ici une recherche des raisons qui motivent le criminel qui est typique du film noir de la première moitié des années 40.
Le portrait de Rosemary fascine Johnny
Le film est sombre, et comme dans Laura le tableau de Rosemary va inciter au rêve et à la passivité. Ce tableau permet à Johnny de retrouver un instant de lucidité, il croit en effet en reconnaître l’auteur, et c’est ce qui va l’amener à agir enfin et à se rendre à San Francisco. L’image n’est pas seulement le déclencheur de la rêverie, elle est critiquée par l’action même qu’elle suscite : elle est fausse puisque Rosemary n’a jamais existé. C’est cette image qui a enfoncé Hilda dans la folie. La mise en scène est assez rigoureuse, l’histoire est enlevée, moins d’une heure ! on remarquera quelques scènes étonnantes, notamment lorsqu’Ivy remonte les escaliers après avoir posté la lettre au docteur Ross. Cependant on pourrait dire que le style manque encore un peu d’affirmation, comme s’il hésitait entre le noir et le gothique. Heureusement par la suite Anthony Mann tranchera que ce curieux dilemme. On remarque des petites coquetteries, par exemple, il tarde à nous montrer le portrait de Rosemary, comme si cela avait une importance. C’est bien joué sur le plan cinématographique parce qu’on se demande quel est le secret de ce portrait, mais en réalité le secret ne réside pas du tout dans le tableau lui-même. Au début du film on verra des images de la Guerre du Pacifique qui semblent authentiques et qui donnent une once de vérité à un ensemble qui en manque beaucoup.
Ivy écrit au docteur Ross
Film a très petit budget, il y a très peu d’acteurs, quatre principalement, et ce sont tous des acteurs de seconde catégorie. Toutes les scènes sont surjouées et démonstratives. William Terry trouve ici son rôle le plus important, je crois d’ailleurs qu’il n’a jamais eu d’autre premier rôle. Il se recyclera rapidement à la télévision. Son jeu sans nuance passe à peu près parce qu’il joue le rôle d’un homme perdu dont les pensées et les aspirations ne sont pas claires. Virginia Grey c’est un peu mieux, mais sans plus. Son sourire figée nuit beaucoup. Elle non plus ne trouvera plus jamais de premier rôle, mais elle fera carrière dans les seconds rôles, dans des productions un peu plus huppées. On la verra avec John Wayne ou dans le très bon No name on the bullet de Jack Arnold. La vieille Hilda est interprétée par la catastrophique Helen Thiming qui roule des yeux, grimace autant qu’elle le peut en se déplaçant avec une béquille sous le bras. Ça ne s’arrange pas non plus avec Edith Barrett qui incarne Ivy Miller, la gouvernante apeurée d’Hilda. De ces acteurs en bois, Anthony Mann n’arrive pas à en tirer grand-chose. Il dirigera bien mieux les acteurs dans ses autres films noirs.
Ivy pense qu’Hilda ne l’a pas vue poster la lettre
Malgré toutes ces lacunes, le film se voit sans déplaisir, notamment grâce à une bonne photo de Rennie Lanning et à un montage nerveux. Pour ceux qui s’intéressent à la carrière d’Anthony Mann, c’est un jalon indispensable dans ses années de formation, quant à l’histoire du film noir, il renforce cet ensemble de films où la guerre, la psychanalyse et le portrait mystérieux sont des éléments d’une tragédie. S’il n’est pas indispensable il est tout à fait recommandé, d’autant qu’on le trouve aujourd’hui dans une belle version Blu ray chez Olive, quoique seulement en anglais et sans sous-titres.
Hilda va empoisonner Ivy
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-fin-d-un-tueur-the-dark-past-rudolph-mate-1948-a127362060