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Le blog d'Alexandre Clément

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

 Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Sans doute le film le plus célèbre d’Elia Kazan. Gros succès public, et aussi huit Oscars en 1954. Pour le critiquer on pourrait se contenter de l’appréciation d’Orson Welles qui ne trouvait pas assez de mots pour en flétrir la lâcheté, ce qui n’est pas faux. Mais on peut aller plus loin. Pour comprendre que ce film il faut regarder comment il a été monté. De nombreux membres de cette équipe ont été des communistes défroqués qui avaient bavé devant l’HUAC et balancer des noms. Kazan, bien sûr, mais aussi Bob Schulberg, et Lee J. Cobb. Des gens de bonne volonté qui voulaient faire un acte de soumission pour qu’on les considère comme de « bons américains ». Le point de départ du scénario est une série d’articles publiés en novembre et décembre 1948 dans le New York Sun, signée Malcolm Johnson qui obtiendra pour cela le Prix Pulitzer du meilleur « reportage local ». Cette série portait comme titre Crime on the Waterfront. Cependant cette référence ne doit pas faire illusion, car l’histoire elle-même est bien de Bob Schulberg qui prétendait avoir lui-même enquêté sur les quais d’Hoboken. Antérieurement il y avait eu un premier scénario d’Arthur Miller, le grand « ami » de Kazan. Mais l’affaire avait été reportée pour deux raisons, d’abord parce que Miller ne parlait plus à Kazan à cause de son mouchardage auprès de l’HUAC, mais ensuite parce que le patron de la Columbia voulait en faire un film franchement anticommuniste. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Terry Malloy est chargé par Johnny Friendly d’attirer Joey Doyle dans un piège 

Le boxeur déchu, Terry Malloy, est chargé par son frère Charley et Johnny Friendly le chef du syndicat des dockers, d’attirer Joey Doyle dans un piège en le faisant sortir de chez lui. Doyle a mouchardé à la Waterfront Crime Commission. Mais Doyle est tué, balancé du haut de son immeuble. Ce premier crime rend les dockers plutôt amers et le père de Joey qui ne dit rien sait à quoi s’en tenir. Terry de son côté culpabilise un peu, mais sans plus. Sur les quais les policiers de la Waterfront Crime Commission tentent de faire parler Terry, mais sans succès. Le père Barry épaulé par la sœur de Joey, va tenter de faire avancer les choses en encourageant les dockers à devenir des mouchards. Il fait une réunion dans son église où peu de monde vient. Terry est chargé de surveiller ce qu’il s’y dit. Il va rencontrer Edie et, tombant sous son charme, il va se rapprocher d’elle. Edie n’est pas indifférente à Terry. Cependant Dugan, un docker, a décidé de parler, mais Johnny va le faire assassiner au fond d’une soute où il travaillait. Ce nouveau meurtre et les discussions de Terry avec Edie dont il est amoureux, vont l’incliner à moucharder. Bien entendu il le fera par étapes. D’abord en se rapprochant du père Barry à qui il dit qu’il n’a pas participé au meurtre, mais qu’il croyait seulement que les hommes de main de Johnny donneraient seulement une rouste pour le faire rentrer dans le droit chemin.  

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Sur les quais les policiers de la Waterfront Crime Commission tentent de faire parler Terry 

La police de la Waterfront Crime Commission continue d’harceler Terry jusque sur les toits où il élève des pigeons. Il est convoqué pour être auditionné devant le tribunal. Cette agitation met la puce à l’oreille de Johnny qui va demander à Charley de raisonner son frère afin qu’il ne dise rien de compromettant à la commission. Mais celui-ci refuse de promettre quoi que ce soit, et cela va entraîner la mort de Charley dont le corps va être exposé dans la rue. Terry et Edie qui ont trouvé le cadavre sont ensuite poursuivis par les hommes de Johnny, mais ils arrivent à s’échapper. Terry veut se venger et prend son révolver pour aller régler son compte à Johnny, mais le père Barry lui dit que la meilleure manière de se venger ce serait encore mieux de le dénoncer devant la commission. C’est ce qu’il va faire. Johnny est furieux et menace Terry de mort. Le lendemain pourtant Terry se présente à l’embauche sur les quais. Big Mac qui régule les embauches, refuse de le prendre alors qu’il engage tout le monde. Terry cependant va défier Johnny qu’il affronte à coups de poings, mais les hommes de Johnny interviennent et prennent sa défense. C’est Terry qui reçoit une raclée mémorable. Les hommes de Johnny tentent de faire reprendre le travail aux dockers. Ceux-ci sont hésitants. Le père Barry et Edie se précipitent pour soigner Terry, et le curé lui demande de se relever et d’aller travailler. C’est ce qu’il fait, entrainant avec lui les autres dockers. Démontrant à Johnny qu’il n’a plus la main.   

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Le père Barry voudrait que les dockers deviennent des mouchards 

Que dire de ce scénario ? C’est d’abord comme on l’a dit un éloge de la délation, et par contrecoup une explication de la démarche de Kazan face à l’HUAC. Si on transpose cette histoire de racket mafieux sur les quais sur les démêlées de Kazan avec l’HUAC puis avec ses anciens amis, il vient une équivalence entre la mafia qui commet des crimes et le parti communiste américain ! C’est évidemment le premier gros mensonge de ce film. Kazan et Schulberg vont même jusqu’à montrer que les enquêteurs qui harcèlent Terry sont plutôt sympas, patients et compréhensifs. C’est une image déformée du FBI qui a traqué jusqu’à l’exil ou la mort des anciens « amis » de Kazan. Mais le pire n’est sans doute pas là, il gite plutôt dans le fait que Terry est représenté comme un imbécile, un égaré qui a trop reçu de coups sur la tête, il faut donc le remettre dans le droit chemin. En bon réactionnaire Elia Kazan choisit la figure du prêtre pour effectuer ce travail. Là ça devient carrément répugnant parce que si on regarde correctement ce film, on comprend que ce curé est un grand manipulateur qui se sert des uns et des autres pour faire avancer les affaires de sa petite boutique qui manifestement est en train de péricliter. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

À l’église le père Barry fait un sermon sur la nécessité de moucharder 

Kazan était cependant assez malin, il le dit lui-même, pour comprendre que ce genre de message politique ne pouvait pas passer sans quelques aménagements. Tout d’abord il fallait que les gens du syndicat soient totalement mauvais et cruels, fomentant presque toujours des crimes inutiles, rançon de leur bêtise. Ça tourne rapidement à la caricature. Le second aménagement d’importance est de mettre en place une histoire d’amour qui se voudrait touchante, mais qui au fond est dénuée d’émotion. Grâce à l’amour de Terry pour Edie, l’ancien boxeur va découvrir la lumière. Edie le comprend comme un pauvre garçon qui a un bon fond, mais qui a été maltraité par la vie. Elle est donc l’instrument de sa rédemption en lui proposant, sans le dire, de fonder une famille avec elle ! Elle-même est aiguillonnée dans ce sens par le père Barry. Cette histoire tourne au trio amoureux dont Edie serait le pivot fatal. Manifestement le curé est jaloux de Terry, mais en outre son insistance, jointe à celle d’Edie, à vouloir transformer Terry en mouchard, conduit directement au désastre et à la mort de Charley. But de ce duo hypocrite est de détacher Terry de son milieu naturel, c’est comme s’il lui promettait une promotion sociale : pour prendre l’ascenseur social, Terry doit se détacher de son milieu d’origine. Et bien sûr cela le peine, quand par exemple il voit que les jeunes garçons du quartier qui élèvent avec lui des pigeons, le rejettent comme un traitre. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

Terry commence à copiner avec Edie Doyle 

Le pigeon est une métaphore. Mais celle-ci est utilisée d’une manière complètement ambiguë. D’abord parce qu’en anglais stool pigeon c’est le mouchard. Or quand les gosses tuent les pigeons de Terry, ils éradiquent les mouchards du toit de l’immeuble qu’ils habitent. En français familier le pigeon c’est celui qu’on dépouille et qu’on prend pour un imbécile. De toutes les manières qu’on le prenne, Terry est un pigeon, à la fois le mouchard qui trahit et celui qu’on manipule pour qu’il fasse le sale boulot. On remarque que Terry qui représente la force virile est dépossédé peu à peu de celle-ci par le curé et par Edie. Cette féminisation inconsciente du scénario dont on perçoit peut-être un peu mieux l’importance aujourd’hui, indique clairement que la lutte – autrement dit la lutte de classe – n’a pas d’avenir et donc qu’il faut faire confiance au droit et aux élites. Dans une société apaisée, la virilité n’a pas sa place, mais on peut dire aussi qu’en dévirilisant l’homme, on en viendra à une société plus harmonieuse. En effet, les gangsters sont des parangons de la virilité, or ce sont bien eux qui sèment le désordre. Terry lui est sur la corde raide, d’un côté il est fort et prétend défendre Edie, mais de l’autre il se laisse manipuler, donc dépouiller de ses attributs de mâle par Edie et le curé. « Ils vont me payer ça » dit Terry dans le bar, alors qu’il est blessé au bras gauche, mais il se laisse désarmé par le curé qui, en lui enlevant son arme lui enlève sa virilité et le ramène au stade de l’enfance, ce n’est pas un hasard si on appelle Barry father. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

Charley engueule son frère qui ne respecte pas les consignes de Johnny 

La réalisation est conduite sur le mode pédagogique. Et là ça devient franchement lourdingue, on a droit en permanence aux sermons du curé, sermons qui ressemblent à des discours électoraux ! Le sermon pour la mort de Dugan est plus qu’ambigu, on comprend que Barry ne pleure pas le malheureux docker, mais se sert de sa mort pour faire avancer ses affaires. Ces discours éducatifs sont opposés à la philosophie instinctive de Terry qui explique que selon sa philosophie de la vie, c’est « mange » ou tu seras mangé. Cet individualisme grotesque en appelle symétriquement à la conscience collective. Mais le discours tombe à plat quand vers la fin on voit un patron, avec un cigare et un beau manteau en poil de chameau, qui engage les dockers à travailler durement pour lui et avec enthousiasme. Dans cette scène, on comprend que les dockers se sont finalement débarrassés de Johnny Friendly pour retomber sous une autre férule. Mais Schulberg et Kazan ont-ils eu conscience de cela ? Je pense que non, c’est l’inconscient qui parle dans cette allégeance au capital. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Dungan est mort dans la soute d’un navire 

En revoyant ce film, si mon avis sur le message politique n’a pas changé, par contre je suis revenu sur certains points de la réalisation qui m’avaient échappé. Contrairement à ce que je pensais, l’eau, le liquide à beaucoup moins d’importance. Certes le port ne peut pas exister sans l’eau, et quand Terry envoie Johnny à l’eau, ce n’est pas sans l’intention de s’en débarrasser. Mais curieusement on ne voit jamais de plans d’ensemble du port, ni d’ouverture sur une possibilité de prendre le large. Le peu qu’on en voit est compensé par les ruelles sombres, les immeubles miteux et les tavernes louches. Les décors réels d’Hoboken pourraient être tout aussi bien ceux de New York. Or Hoboken est situé dans le New Jersey, de l’autre côté de l’Hudson. C’est là que la mafia s’était réfugiée pour échapper à la justice de New York. Le choix des décors est très bon, donne du corps à une histoire qui en manque considérablement. Il y a de belles formes tirées par exemple de l’église quand Terry poursuit le père Barry pour tenter de s’expliquer, ou encore dans le traveling latéral qui suit Terry et Edie lors de la promenade qui fait comprendre que Terry est amoureux. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Terry court après le père Barry pour lui faire des aveux 

C’est excessivement bavard, comme si Kazean voulait se convaincre lui-même du bien-fondé de son entreprise. Mais pour la réalisation, convenons qu’il est beaucoup aidé par la superbe photographie qui donne de temps à autre une atmosphère de mystère à l’ensemble. Boris Kaufman, le photographe, était très recherché. D’origine polonaise, il a fait d’ailleurs une carrière internationale, passant par Paris, travaillant pour notamment sur tous les films de Jean Vigo, puis avec Luciano Emmer, pour atterrir aux Etats-Unis où il travaillera avec les metteurs en scène les plus prestigieux, Sidney Lumet, Otto Preminger, Martin Ritt ou Jules Dassin. Il obtiendra d’ailleurs l’Oscar de la meilleure photographie pour On the Waterfront. On lui doit les superbes plans du flic de la Waterfront Crime Commission, ou encore lorsque Terry et Edie courent dans la nuit pour échapper à leurs poursuivants. Par contre les scènes du port ou des réunions de l’équipe de Johnny Friendly sont filmées d’une manière étriquée avec peu d’ampleur. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Le flic de la Waterfront Crime commission s’insinue dans le monde de Terry 

Laissons là le contenu et intéressons-nous à la distribution. À cette époque la prestation de Marlon Brando a impressionné et a été pour beaucoup dans le succès du film. C’était le troisième film qu’il fera avec Kazan, mais aussi le dernier. S’est-il rendu compte du caractère ignoble du propos ? C’est bien possible qu’au départ il ait cru à un simple film noir de mafia. Il est original, bien sûr, mais avec le temps il apparait tout de même un peu maniéré, notamment dans la fameuse scène du taxi quand son frère menace de le tuer. Bref il ne fait pas dans la dentelle et manifestement Kazan ne le tient pas. Karl Malden démontre dans le rôle du père Barry qu’il était un immense acteur. Il est très bon, mais il n’est jamais mauvais. Il était très lié à Kazan, dans le théâtre comme dans le cinéma. D’un certain point de vue on peut dire que c’est lui qui domine la distribution. Il joue juste et sans effet, le corps toujours bien droit en opposition à la démarche incertaine de Brando. Eva Marie Saint dont c’était là le premier film tient le rôle d’Edie. Elle n’est pas mal, plutôt dans les scènes où on se rend compte qu’elle est amoureuse de Terry et qu’elle est vulnérable, tant elle ne connait rien du tout de la vie. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

Charley doit mettre son frère au pas 

Lee J Cobb, dans le rôle de Johnny Friendly, en fait des tonnes, tort la bouche pour prouver au spectateur qu’il est vraiment mauvais. Il n’est pas bon du tout. Johnny Friendly est son surnom. En vérité il s’appelle Michael Skelly, nom qu’il dissimule pour mieux arnaquer. C’est fantastique parce que l’HUAC quand elle voulait déstabiliser l’accusé, se servait du fait que tel ou tel artiste était d’origine étrangère ou juive pour souligner que l’impétrant n’était pas forcément un bon américain ! C’est d’autant plus inconséquent que Kazan était d’origine gréco-turque, Lee J Coob et Schulberg d’origine juive. Rod Steiger est Charley le frère de Terry, il est très bon, et pour une fois plutôt sobre dans sa composition. Les seconds rôles sont aussi très bien, Pat Henning dans le rôle de Dugan, le docker à la tête dure. James Westerfield dans le rôle de Big Mac donne lui aussi un peu d’authenticité à cette salade. Un œil exercé reconnaitra aussi Martin Balsam, un autre de l’Actor’s Studio dans un tout petit rôle d’un flic secondaire de la Water Crime Commission.  A cette époque il avait encore des cheveux ! 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

Terry et Edie doivent fuir les tueurs de Johnny 

Le film fut un succès énorme, huit Oscar dont un pour Brando et un autre pour Kazan, meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur second rôle, et j’en passe. Ce sont en quelque sorte les trente deniers de Judas. On peut reconnaître un certain savoir-faire, mais guère plus au fond, le contenu politique du film étant bien trop proche d’une propagande contestable. Si le succès a été énorme, c’est aussi que comme on l’a compris Kazan a réussi à brouiller les pistes pour faire passer la pilule. Un peu de film social, un peu de film noir, avec un manichéisme douteux et simplet, la figure du prêtre lui évitant les foudres de l’Eglise. C’est la recette ! Le temps a réglé son compte à ce film que personnellement je n’ai jamais aimé, et qu’Orson Welles avait jugé correctement. J’ai oublié de la signalé, mais la musique est de Leonard Bernstein dont on parle beaucoup ses derniers temps, à cause du film de Bradley Cooper qui est dans la course aux Oscar. 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

Le père Barry intervient pour empêcher Terry de se servir de son arme 

Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

Sur les quais Terry va défier Johnny

  

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