10 Juin 2019
C’est un film de série B sans prétention, mais il a une importance tout de même parce que c’est le premier film dans lequel Charles Bronson tient le premier rôle, et qu’il incarne un personnage qui anticipe un peu sur les rôles de vengeurs qui feront sa gloire et sa fortune ultérieures. Sur le plan historique, il s’inscrit dans le mouvement de dénonciation du « syndicat du crime » qui balaye l’Amérique dans la seconde partie des années cinquante. Le crime organisé est présent déjà dans l’imaginaire des Américains, mais c’est seulement l’action du sénateur Kefauver qui va intensifier et organiser la lutte contre la mafia. En vérité Kefauver vise J. Edgar Hoover, le patron du FBI, qui privilégiait la lutte contre les communistes et qui, ayant des accointances avec la mafia – qui lui permettait de jouer aux courses et de gagner de l’argent comme ça – freinait des quatre fers, il niait que le crime organisé puisse exister. C’est en fait cette offensive massive de Kefauver dont on trouve des traces dans Le Parrain, qui va expliquer pourquoi la mafia est un sujet dont va s’emparer le cinéma. Certes des histoires de gangsters il y en a eu des kyrielles, y compris avant la guerre, et ces histoires sont souvent liées à la Prohibition. Mais ces bandes, ces gangsters sont vus comme des marginaux qui attaquent de front la société pour la piller, mais qui en aucun cas ne la pénètre, car elle arrive toujours à se défendre. Or ce qui va changer dans les années cinquante, c’est la démonstration que la mafia, ou le syndicat du crime, est en train de se saisir des leviers importants de la société, justement en investissant dans des entreprises privées, ou en plaçant des hommes à elle au plus haut niveau politique et dans l’appareil judiciaire. On sait aussi que la mafia jouera, avec la complicité du FBI et probablement de la CIA un rôle décisif dans l’assassinat de John F. Kennedy. Si on parle de syndicat du crime, c’est par allusion à Lucky Luciano qui a la réputation d’avoir mis en place une structure qui délimite les ambitions des différents gangs, qui les force à coopérer et donc à éviter de se faire la guerre. Curieusement, c’est après l’assassinat de Kennedy qu’on se préoccupera un peu moins de la mafia, mais ça reviendra dans les années soixante-dix, notamment avec le succès planétaire du Parrain. Evidemment dans ce film à petit budget, il ne sera pas question d’une analyse pointue et sociologique du crime organisé. C’est juste une toile de fond, un décor pour confronter un homme avec ses propres interrogations.
Al assiste à l’assassinat d’un des associés de Meadows
Al Avery est un prof de maths qui est sorti acheter des médicaments en pleine nuit pour sa femme enceinte, mais en revenant chez lui, il assiste à un règlement de compte. Deux hommes de Meadows tuent et embarquent celui qui menace de trahir le gang. La police découvre que c’est bien Al qui a téléphoné pour signaler le crime, et vient lui demander de témoigner, pensant qu’en faisant tomber les deux tueurs, Meadows plongera aussi. Mais un flic corrompu fait fuiter l’identité du témoin dont la photo parait dans la presse. Dès lors Meadows charge son avocat, l’alcoolique Brice Barker, d’acheter ce témoin, mais Al est incorruptible. Meadows pour l’intimider charge Chester, une brute dévouée à son patron, pour aller dérouiller la femme de Al. Celle-ci va décéder des suites des coups qu’elle a reçu. Dès lors Al, n’ayant plus confiance dans les autorités, va vouloir se venger. La police l’arrêtera in extremis alors qu’il s’est introduit dans la propriété de Meadows. Cependant celui-ci a aussi d’autres soucis : d’abord il est confronté au syndicat du crime qui veut se débarrasser de lui et le remplacer. Ensuite, il tente de monter une combine pour faire croire que Al a bien vu une bagarre, mais qu’en réalité celui qui a reçu la raclée n’est pas mort. Pour cela il se sert d’un certain Scipio un bookmaker qui lui doit de l’argent. Enfin l’avocat de Meadows en a assez de couvrir les turpitudes de son patron, il s’est mis à boire, et sa femme veut le quitter. Meadows va lui envoyer deux tueurs. Cependant, avant de mourir il a le temps de prévenir Al du danger qu’il court. Celui-ci échappera aux tueurs de justesse et va tenter de régler son compte à Meadows. Mais la femme de celui-ci veut le quitter et il la tue. Au dernier moment Al renoncera cependant à se venger par lui-même, mais la police arrive pour ramasser Meadows qui est en train de pleurer parce qu’il a tout perdu.
La police convainc Al de témoigner
Le scénario n’est pas d’une grande complexité. Par rapport aux films ultérieurs sur la mafia, la description de ce milieu parait assez fruste. Meadows ne possède par une grande armée pour tenir la ville, son business ressort plus de la petite entreprise que de l’industrie. Certes il y a bien une lutte de clans pour s’approprier une combine juteuse, mais la dimension des gangs parait très réduite. Cela permet d’ailleurs de rendre plausible la démarche d’Al, petit prof de maths, de se venger en passant au-dessus des lois. Ce personnage qui est le centre du film est hésitant, ayant fait la Guerre de Corée, il ne se laisse pas impressionner par quelques gangsters, même violents, mais en même temps, il dans d’un pied sur l’autre avant de choisir le chemin de la vengeance. Son personnage rappelle un peu celui de l’obstiné Dave Bannion dans le très bon The big heat de Fritz Lang, tourné quelques années auparavant[1]. Mais il s’arrête e chemin et laisse de côté la folie vengeresse. Cette hésitation fait que le héros reste un peu flou. On comprend bien qu’il en veut à la police, non seulement parce qu’elle le force à témoigner, mais parce qu’elle a mis sa vie en danger et finalement a laissé assassiner sa femme. Il y a quelques scènes inventives, comme celle où Meadows pour se passer les nerfs oblige sa femme à courir à toute vitesse autour de la piscine !
Al doit reconnaître les deux criminels
Le film se joue sur un trio : Al, le prof de maths intègre et sans peur, Meadows, cruel et inculte, qui force sa femme à s’instruire, pensant ainsi que cela rejaillira un petit peu sur lui, et l’avocat au sonotone, complètement imbibé d’alcool, qui va tenter de retrouver sa dignité. La police sert de décor, elle parait un êu lointaine. Certes c’est seulement une petite partie de celle-ci qui est corrompue, mais c’est bien ce grain de sable qui met en péril tout l’édifice. Cela semble un peu convenu, mais ce qu’il y a de plus important sans doute, c’est que cette attention à des figures un peu caricaturales permet d’édulcorer un sujet finalement très délicat : comment les honnêtes gens peuvent-ils tolérer de cohabiter avec la mafia ? Quels sont les mécanismes sociaux qui font que le crime organisé a une telle importance dans la société américaine ? Mais ce sujet ne sera pas abordé. On en restera aux grands principes : le crime est mené par des gens mauvais et à moitié illettrés. C’est un film d’hommes, et le rôle des femmes est seulement celui de faire-valoir. Meadows vit avec une femme qu’il trouve lui-même stupide, il la force à lire, bien qu’au final elle n’apparaisse pas plus bête que lui. La femme d’Al, Edie, est femme au foyer, c’est son mari qui fait tourner la boutique, on comprend qu’elle sera tributaire de lui pour tout et pour le reste, et d’ailleurs elle en mourra. Elle est clairement là pour assurer la reproduction de l’espèce et donner un sens à l’existence d’Al. Et puis il y a la femme de l’avocat, Diane, qui elle est la conscience de son mari. Elle est là pour le remettre dans le droit chemin en assurant une pression constante sur lui. Ces trois couples ne survivront pas : Edie est assassinée par Chester, Diane perdra son mari, et Marie sera tuée par Meadows lorsque celui-ci s’apercevra qu’il n’a plus d’emprise sur elle. Cette destruction de l’idéal familial américain est tout de même assez étonnante, c’est comme si la justice pour s’accomplir devait détruire les illusions de l’idéal familial américain.
L’avocat de Meadows tente de savoir où se trouve les deux hommes de Meadows
La réalisation est excellente. Gene Fowler Jr. utilise très bien l’écran large, particulièrement dans les scènes d’action : le procédé est censé être du Regalscope, mais c’est du cinémascope renommé ainsi, avec l’assentiment de Darryl F. Zanuck semble-t-il, sans doute pour ne pas payer les droits d’utilisation de ce procédé. La scène d’ouverture qui voit Al être le témoin d’un meurtre est d’une vivacité et d’une violence peu commune pour l’époque. Rien que pour cette scène il faut voir ce film. Cela annonce les films ultérieurs comme Murder inc. de Stuart Rosenberg par exemple[2]. Il y a une belle utilisation de la nuit et des ombres portées. Les scènes qui caricaturent Meadows dans son mode de vie sont moins réussies. Le film est évidemment fauché et ça se voit par exemple dans les scènes qui se passent dans les locaux de la police. Mais c’est assez bien compensé par la vivacité du montage, ça ne traine pas, c’est un ensemble de plans très courts qui, s’ils ne sont pas compliqués, trouvent toujours des angles intéressants, il y a par exemple un très joli mouvement d’appareil autour de l’accueil de la police quand l’avocat vient se renseigner pour savoir ce que sont devenus les deux sbires de Meadows qui ont été arrêtés, il tourne autour avec un travelling arrière puis un travelling avant. Ce n’est pas pour rien que Fowler Jr. a travaillé au montage de plusieurs films de Samuel Fuller.
Al trouve sa femme morte
L’interprétation c’est d’abord Charles Bronson. Sa prestation n‘a pas été très convaincante puisqu’il mettra encore des années avant de devenir une vedette à part entière, disons jusqu’à Il était une fois dans l’Ouest. On l’utilise abondamment parce qu’il a un physique très particulier, mais il existe plus dans un ensemble, comme dans The magnificent seven de John Sturges, ou The great escape également de John Sturges, qu’en tant que héros singulier. Cette année-là, en 1958, il tint aussi le rôle plus intéressant et plus complexe de Machine gun Kelly de Roger Corman. Ici il joue le rôle d’un ancien de la Guerre de Corée, rappelons que Bronson avait fait la Guerre du Pacifique et avait été décoré pour cela. Mais ici il ne trouve pas vraiment la distance, sans doute cela vient des hésitations du scénario, en effet, on attend au moins dans la seconde moitié du film que, sous la pression d’une réalité mortifère, il se transforme en bête fauve, mais en vain. John Doucette est très bon dans le rôle de Meadows, un brin cabotin cependant. On le verra même pleurer à la fin, une fois que tout le monde l’a lâché et qu’il se retrouve seul et vulnérable. Les personnages féminins sont assez quelconques, sauf peut-être Jennifer Holden qui semble prendre du plaisir à jouer l’écervelée Marsha. Quelques belles gueules de truands viennent éclairer un peu le film. Le très fade Kent Taylor joue l’avocat au sonotone sans trop de conviction. Cette idée de sonotone bous semble sortir tout droit de The big combo de John H. Lewis.
Le syndicat liquide Meadows
Dans la foulée, la même équipe tournera un petit western en noir et blanc, et en Regalscope, outre Bronson et Fowler jr., on retrouvera Louis Vittes au scénario et John Nickolaus jr. à la photo. Evidemment ce sont des films qui ont été oubliés au fin fond d’un tiroir, mais ils ont suffisamment de qualités pour qu’on s’y intéresse. Ils étaient réservés aux circuits de seconde catégorie, la critique ne s’y intéressait guère, il est assez difficile de savoir comment ils ont été reçus. Regal était une société appartenant à Robert L. Rippert qui possédait des dizaines de petites salles et donc qui avait besoin de films en permanence, on dit que Rippert aurait produit en tout plus de 300 films, dont certains Samuel Fuller dont I shot Jesse James et Steel helmet, ce qui n’est pas rien ! Gang war est un film encore difficile à trouver, il n’en existe qu’un version DVD aux Etats-Unis. Sans être un chef d’œuvre, ni même un film indispensable, c’est un film intéressant.
Al veut tuer Meadows