15 Octobre 2022
Inferno qui n’a pas démérité au box office, a pourtant déçu. Et c’est sans doute pour cela qu’Argento n’a pas attaqué tout de suite le troisième volet des tre madri. Il va revenir aux formes canoniques du giallo, sans doute sous la pression de son échec relatif, mais aussi de l’effondrement de la billetterie dans les salles de cinéma en Italie. Il va d’ailleurs revenir sur son choix antérieur et retrouver Luciano Tovoli à la photographie. Si Argento a souvent dit sa satisfaction d’avoir réalisé ce film, la critique est beaucoup plus mitigée à son égard, c’est un des films les moins commentés de son œuvre. Quelle que soit l’économie du projet, Argento est totalement responsable de ce film, il en a écrit le scénario et en a assuré la production avec son père. Donc c’est un giallo, mais même pour ce qui concerne ce genre, c’est manifestement un giallo tardif.
Elsa a volé le livre de Peter dans un supermarché, mais s’est faite attrapée
Peter Neal est un romancier à succès qui écrit des thrillers, il s’en va pour Rome où son agent, Bullmer l’a invité pour signer un gros contrat. Il a cependant une vie très compliquée entre sa femme Jane dont il veut se séparer et sa maîtresse Ann qui est aussi son assistante. Tandis qu’il vole vers l’Italie, une jeune femme, Elsa, se fait piquer en train de voler le dernier livre de Peter Neal dans un supermarché. Pour échapper à des poursuites, elle donne son adresse au directeur en lui suggérant qu’il pourrait entretenir une liaison avec elle. Elle rentre donc chez elle, elle échappe de peu à un clochard qui tente de la violer. Mais l’assassin est là qui la guette. Il la poignarde sauvagement, puis lui fourre des pages du dernier ouvrage de Peter Neal dans la bouche. La police constatant le meurtre va interroger Peter, non parce qu’elle le soupçonne de quoi que ce soit, il était dans l’avion au moment du meurtre d’Elsa, mais pour comprendre pourquoi l’assassin a utilisé les pages de son livre. Peter est troublé, mais il doit aussi avoir une émission télévisée avec Berti, un célèbre critique. Celui-ci le met sur la sellette pour l’identifier aux meurtriers qu’il décrit dans ses livres. Cependant, c’est un couple de jeunes femmes, sans doute des lesbiennes, qui après une crise de jalousie entre elles, vont se faire assassinées.
Le police approche Peter pour comprendre la logique des meurtres
Puis ce sera le tour d’une toute jeune fille, Maria, qui sert à l’hôtel où loge Peter de se faire tuer, après avoir été larguée par son petit copain, puis poursuivie par un chien féroce qu’i l’amène à une villa où elle tombe sur des dossiers qui ont été manifestement concoctés par le criminel en série. Tandis que la police patauge, Peter et le jeune Gianni vont se rendre à la villa qui est celle du critique Berti. Mais au moment où Gianni arrive, Berti se trouve au prise avec un individu à qui il avoue avoir tuer toutes ces femmes, avant d’être lui-même assassiner à coup de hache. Entre temps Peter a été assommé à l’aide d’un gros caillou. Dans cette atmosphère de plus en plus tendue, on apprend que Bullmer entretient une relation avec Jane la propre femme de Peter. Mais comme Peter a été menacé, Bullmer lui conseille de se cacher dans un hôtel un peu en dehors de Rome. Bullmer a donné rendez-vous à Jane, après que celle-ci ait reçu comme cadeau une paire de beaux escarpins rouges. Mais Bullmer se fait assassiner sur le lieu du rendez-vous avant que Jane arrive. Jane se décide alors à téléphoner à Ann et lui donne rendez-vous sous une pluie battante. Mais par précaution, elle s’arme d’un révolver pour attendre. Les policiers ne restent pas les bras croisés, et ils ont trouvé une piste grâce à une domestique philippine. Jane se fait assassiner avec la hache, et on comprend que le meurtrier est Peter. La police survient à son tour, Peter abat l’inspectrice, mais l’inspecteur Germani parvient à le maitriser. Ann survient à ce moment là, mais c’est juste pour voir Peter se trancher la gorge avec un rasoir. Germani et Ann s’en vont, mais pris d’un doute l’inspecteur revient dans la maison, Peter a disparu, il a usé d’un faux rasoir, comme on en utilise dans les cinémas pour faire croire qu’il s’est tranché la gorge. Il surprend alors Germani et le tue d’un coup de hache. Ann arrive à son tour, et en ouvrant la porte, face à Peter, elle déclenche la mort de Peter.
Les deux femmes se sont disputées
Comme on le voit avec ce résumé, l’histoire n’est pas très originale, le romancier devient le « héros » de son propre roman en commettant des meurtres, et en coulant ceux-ci dans d’autres meurtres qui ont été commis par un autre psychopathe, le présentateur Berti. L’idée générale est que tous les deux ont subi un traumatisme profond. Berti a été élevé dans un catholicisme intransigeant, présenté ici comme une fabrique de psychopathes, et Peter a subi un affront de la part d’une jeune fille qui l’a humilié avec ses chaussures rouges, en le rejetant, en se donnant à d’autres jeunes gens, c’est l’image d’une castration. Il vient alors facilement que les meurtres ne peuvent se commettre qu’avec un couteau ou une autre arme blanche puisque le couteau est un substitut du pénis. Seul Gianni sera étranglé avec une corde, parce que les tueurs sont hétérosexuels ! La motivation de ces meurtres est donc le sexe, et non pas l’argent puisque Peter est riche et que Berti habite une luxueuse villa qui témoigne de sa réussite matérielle. Le sexe renvoie bien entendu à la jalousie. Berti tue des jeunes femmes inaccessibles parce qu’il est jaloux de Peter et c’est pour cela qu’il se sert de ses livres. Nier l’existence du talent de l’écrivain américain le conduit à mettre dans la bouche de ses victimes des pages de ses livres. Mais le principal du film ne s’étale pas sur les raisons des meurtres, comme si Argento s’en débarrassait comme d’une obligation, parce qu’il faut bien boucler l’histoire. Le traumatisme de Peter sert cependant à évoquer sous forme de flash back cette jeune fille aux souliers rouges.
Maria, lâché par son petit ami est poursuivie par un chien féroce
Si on regarde au-delà de l’histoire proprement dite, Tenebre est un discours sur la femme, leur place et leur désir. Elles sont toutes terriblement sexuées, de la jeune voleuse jusqu’à la jeune Maria qui porte des jupes très courtes et qui court tout aussi vite que le chien lancé à sa poursuite. La femme de Peter est à l’unisson, sa jalousie se transforme en désir pour l’agent de son mari. Et puis il y a les deux lesbiennes qui plus ou moins dénudées représentent une forme de désir presqu’à l’état pur, un désir qui brûle pour lui-même quel que soit l’objet sur lequel il se porte. D’une manière latente, les femmes ont le pouvoir, c’est ce qu’explique indirectement l’inspectrice Altieri à son partenaire masculin. Cette puissance féminine est négative, Peter dissertera avec Berti pour son interview à la télévision, mais surtout on note que c’est la douce Ann qui provoquera sa mort en l’empalant sans le vouloir à l’aide d’une sculpture de fer très représentative de la modernité. Cependant on ne peut se passer de discuter de la schizophrénie latente des personnages. Les figures vont par paires. Les tueurs sont deux, comme un reflet l’un de l’autre, en quête d’identification. Les lesbiennes se dédoublent aussi, comme deux sorcières ou comme deux sœurs maléfiques. Mais Peter lui-même est double, d’un côté il est un écrivain un peu rangé, bourgeois, de l’autre, un criminel, il se disperse entre une femme et une maitresse. La fin est également double, Peter s’égorge avec un rasoir, mais il n’est pas mort, c’est juste un trucage, un artifice de cinéma. Cette scène à lieu pour montrer la différence concrète entre le cinéma et la réalité, c’est cette différence que Peter n’a pas perçu avec ses propres romans, et ce qui le conduit à la mort.
Peter et Gianni approche de la villa de Berti
Au passage Argento en profite pour dénoncer le politiquement correct qui commençait déjà à envahir tous les secteurs de la vie sociale, et donc qui se traduit par la diatribe de Berti contre la manière d’écrire de Peter. Ce n’était qu’un début, on a fait pire depuis selon une loi d’entropie. Mais cette scène annonce l’encadrement des représentations à travers des œuvres de fiction que ce soit au cinéma ou dans la littérature. De ce fait on se demande si ce n’est pas cette opposition frontale entre Peter et Berti qui va pousser l’écrivain à se faire criminel. En effet jusqu’à sa rencontre avec le critique qui officie à la télévision, il n’a jamais commis de meurtre – quoi qu’à la fin cela soit discuté et discutable – on pourrait penser que s’il utilise la personnalité du criminel pour camoufler ses propres pulsions criminelles, c’est une manière de se révolter contre la télévision et plus généralement contre la marchandisation de la culture à l’âge moderne. Mais les personnalités de l’écrivain et de son critique sont tellement emmêlées qu’on aura du mal à saisir sans un moment de réflexion les crimes qui appartiennent à Berti, et ceux qui sont l’œuvre de Peter.
Berti a reçu un coup de hache dans la tête
La conduite du récit est assez peu inventive. Argento utilise comme à son ordinaire la caméra subjective pour montrer la détermination du criminel. Mais il se laisse aller à des digressions qui n’apportent pas grand-chose au récit, comme les meurtres des deux lesbiennes qui sont sans doute un peu trop étirés dans le temps. Cela va se faire au détriment de personnages peut être plus structurants pour la logique du récit, comme Jane et Bullmer dont les contours restent tout à fait flous. Les policiers sont également trop présents ou pas assez. En effet si Peter et Gianni deviennent des sortes de détectives privés, on les voit trop, mais si ils ont un rôle décisif dans l’orientation de l’enquête, alors on ne les voit pas assez. Cette manière de faire revient à escamoter des personnages, à en abandonner d’autres. C’est un signe d’indécision qui empêche Argento de rester sur le personnage ambigu de Peter. Les relations avec Ann ne sont pas vraiment éclairées, hésitant entre un aspect sexuel et la dévotion d’une assistante pour le maître du thriller. Notez que le générique s’ouvre comme dans Inferno sur un livre, le livre de Peter dont les pages sont tournées par des mains gantées, comme si le sujet allait être au fil des minutes qui suivent la mise en danger de la culture livresque ou comme si celle-ci ne servait à plus rien dans notre époque moderne.
Jane, la femme de Peter entretient une liaison avec son agent
C’est encore filmé en 1 :1,85, cette forme bâtarde qui hésite à aller au cinémascope, format qu’Argento maitrisait parfaitement pour saisir l’occupation de l’espace et la profondeur de champ. Il se prive ici de la fluidité dans les mouvements d’appareil, comme s’il avait peur en permanence de déborder le cadre. Le jeu sur les couleurs est assez pauvre, même si on retrouve le fameux rouge profond avec les escarpins que portera Jane ou le téléphone rouge qu’utilise Peter au début du film. Bien sûr il y a le sang, mais dans l’ensemble le rouge a une efficacité forte chez Argento, soit lorsqu’il sature l’image, soit quand il est opposé à d’autres couleurs primaires ou quand il fait ressortir les couleurs plus ternes de l’architecture par exemple. Mais ce manque de travail sur les couleurs renvoie à un manque de réflexion du cinéaste sur les décors qu’il utilise. Même la villa de Berti, pourtant hypermoderne, est platement utilisée, comme si elle avait perdu ses volumes et que son architecture n'avait aucune importance. Or la sophistication de celle-ci aurait pourtant été un joli contrepoint avec l’intention criminelle de son propriétaire.
Jane a reçu un cadeau
Les scènes de meurtre pour spectaculaires qu’elles soient sont finalement assez convenues. Il y a cependant quelques belles séquences, comme cette poursuite haletante de Maria par un chien littéralement enragé qui manifeste une dextérité étonnante pour amener la jeune fille jusqu’à son bourreau. Elle enrichi le bestiaire d’Argento d’une belle manière. Il y a aussi ce fétichisme qui consiste à saisir les pieds des femmes qui marchent et qui s’ils rappellent le traumatisme ancien de Peter, ils font référence au film de Michael Powell, The red shoes. Et on s’attend presqu’à ce qu’ils se mettent à marcher tous seuls, indépendamment de celles qui les portent.
Jane s’est armée d’un revolver pour attendre l’assassin
L’interprétation est construite autour de l’acteur italo-américain Anthony Franciosa, un second couteau qui trouve ici dans le rôle de Peter Neal le rôle le plus important de sa vie. Il est très appliqué et très crédible. Daria Nicolodi dans le rôle d’Ann, l’assistante dévouée de Peter, est assez éteinte, elle est bien évidemment, mais elle a nettement moins d’abattage que dans ses prestations précédentes chez Argento. John Saxon dans le rôle du fourbe agent littéraire est assez pâle, mais son rôle est assez étroit. J’aime bien par contre la jeune Lara Wendel dans le rôle de la délurée Maria qui court plus vite que le féroce chien lancé à sa poursuite. La pulpeuse Ania Pieroni incarne la voleuse qui se fait trucider dès le début du film, elle joue très bien de son air canaille, on l’avait déjà vue dans Inferno. Entre les deux films elle s’est nettement améliorée. Veronica Lario était à cette époque la femme de Berlusconi, et il est possible que ce soit lui qui l’ait imposée. Elle n’est pas terrible, les scènes où elle se fait amputer avant de mourir ont été d’ailleurs supprimées lors du passage du film à la télévision. Reste Giuliano Gemma dans le rôle de l’enquêteur Germani. Il est bien, mais sans plus.
Peter s’est tranché la gorge
Je n’ai rien dit de la musique qui est mauvaise, due semble-t-il par les résidus des Goblin. Mais dans l’ensemble le film est une nouvelle déception, il ne retrouve ni la grâce formelle, ni la poésie noire qui avaient fait la célébrité d’Argento. Mais le film se voit tout de même sans ennui. Il n’a pas été un fiasco, mais on est loin des succès éclatants antérieurs qu’Argento ne retrouvera plus jamais. Sans doute la mode du giallo était un peu passée, mais on peut se demander si la créativité d’Argento ne s’était pas un peu affaissée avec le temps.
L’effroi de Ann quand elle comprend que Peter n’est pas mort