17 Octobre 2021
Dans la filmographie de John Berry, ce film vient juste après Casbah qui était déjà la troisième mouture de Pépé le moko et qui était en quelque sorte une répétition des incursions de John Berry dans le film noir. Casbah n’avait pas démérité, mais c’était un peu du réchauffé par rapport aux deux premières versions. Tension, avec peut-être moins de moyens, est beaucoup plus original dans la forme et dans le fond. C’était aussi une nouvelle tentative de la MGM pour prendre pied dans le film noir, genre en pleine expansion, mais auquel elle n’avait jamais cru. En vérité c’était surtout Louis B. Mayer qui n’y croyait pas et qui, visant ce qu’il s’imaginait être de la haute culture, trouvait le film noir un peu trop vulgaire. Il voulait des films à la fois optimistes et dont les personnages soient distingués et cultivés. Il pensait que les spectateurs n’avaient pas envie de voir leur quotidien déplorable porté à l’écran[1]. Mais il y vint tout de même parce que dans les années quarante, il fallait bien trouver des moyens de contrer l’influence de la télévision, et comme le film noir marchait, la MGM en fit aussi.
Claire a décidé de quitter son mari
Warren Quimby est le directeur d’un drugstore qui marche plutôt bien, mais qui lui prend beaucoup de temps. Sa femme est plutôt volage, jamais satisfaite, elle le trompe à qui mieux mieux. Un jour elle décide de le quitter pour se mettre en ménage avec le riche Deager. Warren le prend très mal et tente d’aller récupérer sa femme chez son rival. Mais il ne récolte qu’une rouste. Humilié, il va chercher à se venger. Il veut commettre le crime parfait. Il va s’inventer une nouvelle identité, Paul Sothern, enlever ses lunettes, les remplacer par des lentielles et s’installer dans un nouvel appartement.dans cette nouvelle identité, il rencontre pourtant la belle Mary Chanler dont il tombe amoureux. Mais il poursuit son but. Cependant alors qu’il s’introduit dans la maison de Deager pour le tuer dans son sommeil, il n’achève pas son geste. Deager se réveille et Warren lui explique qu’il n’a pas voulu le tuer parce qu’il a pitié de lui et qu’il sait que Claire le trompe lui aussi. Il retourne chez lui tranquillement, pensant qu’il va pouvoir se mettre en ménage avec Mary. Mais Claire revient et lui demande de la reprendre, lui apprenant que Deager est mort. Warren n’a pas le temps de réfléchir que les policiers arrivent et les interrogent, lui et Claire, sur leurs relations avec le défunt. Les policiers repartent et enquêtent sur le fameux Paul Sothern qui a menacer Deager au téléphone. Mais ils ne trouvent pas ce personnage fantôme. Mary Chanler qui ne voit plus Paul Sothern s’inquiète aussi et va voir le bureau des disparus. Ceux-ci savnt que le detetctive Bonnabel le recherche aussi et lui transmettent sa photo. Ils finissent par comprendre que Sothern et Quimby sont une seule et même personne. Pour tenter de confondrfe Warren, ils le mettent en présence de Mary Chanler, mais celle-ci ne bronche pas et fait semblant de ne pas le reconnaitre. Devant cette impasse, Bonnable décide d’employer une autre méthode et tente de séduire Claire qu’il sait assez facile. Mais celle-ci ne dit rien non plus. Finalement Bonnabel va arrêter Quimby sous les yeux de Mary. Il raconte sa vérité, Bonnabel est perplexe et sait que sans l’arme du crime il ne peut rien faire. Il va suggérer alors à Claire que justement il va relâcher Warren, faute de preuves. Celle-ci a alors l’idée de cacher l’arme du crime dans la maison de Paul Sothern. Au moment où elle va cacher le revolver, Mary arrive, Warren aussi puis, les policiers à qui elle dit qu’elle recherchait l’arme du crime. Bonnabel lui dit de continuer à la chercher, et évidemment elle la trouve. Mais Bonnael lui dit qu’en vérité Warren n’a pas pu cacher l’arme puisqu’il était en taule. Les jeux sont faits et Claire et démasquée. Warren va pouvoir retrouver son identité et faire sa vie avec Mary.
Warren va se transformer en Paul Sothern
L’histoire est relativement simple, et les rebondissements interviennent au bon moment. Mais la densité du scénario fait qu’en réalité les thèmes développés dans ce film noir sont très nombreux et enchevêtrés les uns dans les autres. Au premier abord il s’agit d’une garce qui manipule son faible mari pour le rendre fou de jalousie en lui démontrant qu’il est juste un minable, la moitié d’un homme. Et celui-ci se rebelle. La première difficulté est que dans cette relation sado-masochiste mal assumée, la garce manipule son mari jusqu’au bout en le poussant justement à se rebeller et on se dit qu’au fond c’est bien ce qu’elle a voulu, retrouver son mari dans toute sa virilité. Si elle semble jouir du spectacle du combat entre son amant et son mari, c’est pourtant elle qui va tuer son amant à l’aide d’un objet phallique, un révolver. Parallèlement, Warren se saisira d’une sorte de harpon – un autre symbole phallique évident – mais il n’ira pas jusqu’au bout manifestant son impuissance véritable. On a là un premier chassé-croisé entre la femme et son époux qu’elle remplace au pied levé pour assumer la virilité du couple dans son ensemble. Warren porte des lunettes, c’est la marque d’un manque de virilité. On verra aussi que Mary est une autre femme protectrice qui vise aussi à faire de Warren un homme, un vrai. D’une manière ou d’une autre on voit que les femmes modernes, Claire comme Mary, ne sont pas des femmes castratrices, mais au contraire des femmes qui veulent restaurer un ordre patriarcal et forcer l’homme qu’elle sont choisi à retrouver sa virilité au risque de disparaître. Faire d’un enfant un homme, n’est-ce pas la tâche d’une mère ? On est donc bien loin de clichés, mais on reste évidemment dans l’ambiguïté.
Warren montre qu’il n’est pas fâché avec Deager
L’argent est le sujet autour duquel toute l’intrigue se noue, mais pas parce qu’une ou l’autre des femmes voudrait mettre la main sur le magot. Dans la rivalité entre Warren et Deager, il y a une compétition monétaire dans la démonstration de la virilité. Warren se tue à la tâche dans son drugstore pour accumuler de l’argent et éventuellement acheter une maison qui ravira Claire. Mais ce plan est contrarié par le fait qu’en travaillant pour accumuler un capital, il perd sa femme. Autrement dit c’est le prix à payer, on ne peut pas avoir les deux, le travail et la femme. Deager au contraire est un oisif qui semble vivre de ses rentes. Cela met Warren à l’écart, ses longs horaires l’empêchent de baiser sa femme qui s’en va rechercher la jouissance ailleurs. Elle cherche un homme qui la viole et se soumet à l’autorité naturelle de Bonnabel qui est grand et qui a du pouvoir sur un peu tout le monde. Il est à l’aise partout où il passe, dérivant dans les redents ambigus de la ville, comme cette salle de boxe où il en impose à des boxeurs qui sont censés être un symbole de virilité. Il en impose aussi d’ailleurs à son coéquipier, le lieutenant Gonsales qui mange des sucreries et qui boit du Coca Cola, tandis que lui s’appuie des forts wiskies. Séducteur et manipulateur, il surpasse Claire dans la duplicité, et c’est probablement cela qui la séduit.
Warren n’arrive pas à tuer Deager
Dans la mécanique de l’intrigue, on ne saurait cependant pas écarter la question du double. La première doublette est celle de Warren Quimby et Paul Sothern. Le second est inventé par le premier qui constate son échec et veut reprendre sa revanche sur la vie. Le premier est un homme tranquille, un citoyen modèle, travailleur, qui n’aspire qu’à fonder une famille et vivre dans un pavillon de banlieue dont se moque sa sulfureuse épouse. A cet instant du film on se demande si au fond Warren n’a pas choisi Claire pour qu’elle le pousse à s’émanciper. C’est en effet elle qui va révéler qu’il possède lui aussi un fond de criminalité. Sous ses apparences tranquilles il se révèle encore pire que Deager qui lui au moins ne cherche à tuer personne. La double identité de Warren va bien au-delà de l’ambiguïté, elle signifie aussi la métamorphose d’un individu qui se révolte contre les rêves moisis de la classe moyenne inférieure. Mais cette affaire de double ne s’arrête pas là, il concerne aussi les deux femmes, Claire et Mary, en vérité Warren veut les deux, la sulfureuse Claire et la douce Mary, cependant il doit agir pour choisir. Ces deux femmes sont les deux faces de la même pièce en réalité. Elles correspondent aux deux rôles qu’on leur fait jouer dans la société américaine de la fin des années quarante. Claire est une image de Vénus, elle vient de la mer et se baigne longuement, comme Vénus, elle est insatiable dans la consommation qu’elle fait des mâles qui passent à sa portée. La discrète Mary est au contraire terrienne et s‘applique à réparer les hommes que Claire a détruit. Elle représente la fécondité et l’enfantement, offrant à Warren une renaissance, sans discussion de ce qu’il a été. Dans ces images doubles, on peut continuer en examinant les relations entre les hommes, Warren est secondé par Freddie, officiellement son inférieur, mais qui le protège en l’accompagnant chez Deager, comme si en s’élevant dans la hiérarchie sociale Warren avait perdu non seulement sa virilité, mais aussi sa capacité de solidarité. Et puis il y a le couple Bonnabel-Gonsales. Le premier est grand élancé, séducteur, le second râblé et gros qui ne pense qu’à manger.
La police enquête sur la mort de Deager
Un autre point de vue est celui du rôle de la police. Celle-ci n’est pas présentée comme un instrument auxiliaire de la justice, mais comme la chose de Bonnabel qui se pique de résoudre une énigme pour démontrer sa force et imposer sa loi. Manipulateur, il manipule les personnes qu’il rencontre mais il manipule la loi, ce qu’il fait pour faire venir la vérité apparaît assez illégal, c’est une forme de privatisation de la justice. Dès l’ouverture du film nous le voyons disserter sur son métier, il le fait en mettant en avant sa façon cynique de procéder et avouant face à la caméra son sadisme, comment il fait mijoter son client pour mieux le faire craquer. Il prend plaisir à cela et il le dit. On le verra tour à tour tourmenter Warren, puis Claire, et même au passage un boxeur dont il nie parce qu’il représente l’autorité, la virilité. Claire se laisse prendre à son jeu parce qu’elle croit à son charme et donc que Bonnabel finira bien par succomber, mais en réalité les deux sont faits du même bois, ils poursuivent un but égoïste et ne s’intéressent pas franchement aux autres qui ne sont que des instruments entre leurs mains.
Les policiers recherche Paul Sothern
Comme on le voit la thématique développée par ce scénario est très riche et c’est sans doute pour cela qu’il faut voir le film plusieurs fois pour en comprendre toute la densité. La réalisation est tout à fait à la hauteur. Le film est introduit par une narration de Bonnabel qui va nous présenter l’affaire à partir d’un flash back qui lui permet aussi de faire un commentaire ironique non seulement sur son métier, mais aussi sur les différents protagonistes de l’histoire. John Berry va opposer le soleil de Los Angeles aux ombres rampantes de la nuit comme deux mondes qui s’opposent. Le premier est bien plus faux que le second, comme si la lumière trop forte de la Californie empêchait d’arriver à l’essentiel. John Berry connaît la grammaire du film noir, que ce soit dans l’utilisation du miroir où Warren s’interroge sur sa véritable identité, sur les stores vénitiens, ou sur les lumières du drugstore, avec ces lampes qui se baladent au dessus de la tête des misérables humains qui s’agitent pour des causes totalement dérisoires. Le découpage est excellent, non seulement parce qu’il donne du rythme à l’histoire, mais parce qu’il multiplie les points de vue en multipliant les angles des prises de vue. Je pense à cette scène où on voit Mary enfermée dans la cabine téléphonique et regardant de loin les policiers en train d’arrêter Warren. Les trois hommes sont photographiés en pied, tandis que seulement une petite partie de Mary est visible à l’image. Il y a la brève incursion de Mary au bureau des disparus, avec ce long couloir où la lumière des lampes suggère que pour le meilleur et pour le pire on va aller vers la vérité. La photographie est très bonne, due au vétéran Harry Stradling, bien qu’on puisse regretter un éclairage un peu pâle pour la scène nocturne où Warren a l’occasion de tuer Deager. Mais cette faiblesse est compensée par la virtuosité des mouvements de caméra, notamment quand il s’agit de donner du volume au drugstore où travaille Warren et Freddie. On a affirmé que les qualités de ce film tenaient beaucoup à la qualité de la photographie, je pense que c’est inexact quand on se remémore les particularités stylistiques de John Berry qu’on retrouvera d’ailleurs dans son dernier film américain avant son exil, He ran all the way.
Mary vient déclarer la disparition de Paul Sothern
Le film est fait en deux parties, la première est centrée autour de Warren et du drugstore, avec une description minutieuse de cette manière de vivre de la classe moyenne, et la seconde est construite autour de l’enquête et des déplacements des policiers. Ceux-ci nous offrent une dérive dans la nuit et dans la ville, avec évidemment plus de décors extérieurs et naturels que dans la première partie. Si on remarque les déplacements de caméra, on peut aussi s’attarder sur les points de vue en enfilade ou en plongée. La visite à la salle de combats de boxe si elle est assez classique, elle utilise aussi parfaitement les contrastes du noir et blanc.
Les policiers comprennent enfin que Sothern et Quimby sont une seule et même personne
La distribution est excellente. D’abord Richard Basehart dans le rôle de Warren, le timide gérant de drugstore qui semble reprendre le rôle qu’il avait dans He walked by night où il jouait le double rôle d’un scientifique tranquille et d’un redoutable criminel[2]. Le fait qu’il ne soit pas très grand donne une bonne explication à sa soif d’émancipation. Face à lui il y a Barry Sullivan dans le rôle du flic cynique et manipulateur qui au contraire joue de sa haute taille pour s’imposer et dominer. Il est très bien. William Conrad à la carrure imposante dans le rôle de Gonsales rend encore plus difficile la position de Warren. On sent bien qu’il ne peut pas fuir. Les femmes sont très bien représentées, d’abord Audrey Totter dans le rôle presqu’habituel pour elle de la garce Claire qui se croit plus maline que les autres. Elle manie aussi bien la séduction que la colère quand elle montre combien le manque de virilité de Warren l’exaspère. Cyd Charisse est peut-être plus étonnante dans le rôle de Mary, certes elle est moins présente à l’écran qu’Audrey Totter, mais elle ne danse pas, c’est déjà ça ! Elle a une scène excellente, toute en subtilité, quand elle est confrontée à Warren et qu’elle fait semblant de ne pas le connaître. Si Lloyd Cought est assez pâle dans le rôle de Deager, Tom d’Andrea se fait bien remarquer dans celui de Freddie qui adore son patron et qui se ferait couper en quatre pour lui.
Mary fait semblant de ne pas reconnaître Paul sous les traits de Quimby
Contrairement à ce qu’on a dit ce n’est pas un film de série B. Il avait bénéficié d’un budget d’un million de dollars environ et faisait une heure et demie. Pourtant le public ne suivit pas et le film fut déficitaire. En France il ne sortit qu’en 1986, et c’est sans doute pour cela qu’il est assez peu souvent commenté. C’est selon moi un des meilleurs films de John Berry et un excellent film noir qui est loin d’être banal comme on le présente le plus souvent. Je l’ai vu plusieurs fois, et à chaque fois je lui trouve de nouvelles qualités, comme si j’étais passé à côté de son importance par un visionnage hâtif.
Mary se cache dans la cabine téléphonique tandis que les policiers arrêtent Quimby
En retrouvant l’arme, Claire s’est trahie