2 Mai 2022
Léonide Moguy est un réalisateur cosmopolite, trop oublié aujourd’hui, il est surtout connu en France pour ses films un peu noir, un peu Pigalle, comme Le long des trottoirs. Avant-guerre, il avait réalisé un drame poignant avec Corinne Luchaire et Jean-Pierre Aumont, Le déserteur, dont la censure demanda le changement de titre car le simple mot de « déserteur » la chagrinait, surtout que nous étions en 1939 et qu’il ne fallait surtout pas démoraliser les conscrits. Moguy fut un des premiers à donner un rôle important à Ava Gardner qui enchainera juste après Whistle stop avec le célébrissime The killers de Robert Siodmak. Jusque-là elle avait beaucoup du mal à percer, non pas à cause de son physique, mais à cause de son accent de la campagne sudiste d’où elle arrivait. Moguy fut également aussi un des premiers à faire engager Michèle Mercier en 1957 dans Donnez moi ma chance. Léonide Moguy avait une passion pour le drame, bien sombre et bien noir. L’époque s’y prêtait, il était né à Moscou, mais en 1940 il s’exila aux Etats-Unis. Par le choix de ses sujets, et par la manière de traiter les comédiennes, il apparait comme un cinéaste féministe avant la lettre[1]. Son premier film américain est une adaptation d’un roman à succès de Marita Wolffe, un best-seller. Cet écrivain n’a eu aucun de ses ouvrages traduits en français. Pourtant son deuxième roman, Night shift eu aussi beaucoup de succès et fut porté à l’écran par Raoul Walsh avec Ida Lupino sous le titre The man I love en 1947. Maritta Wolffe avait en commun avec Léonide Moguy ce goût pour le drame noir. Elle-même venait d’un milieu très défavorisé, elle venait de la campagne du Michigan, menant une vie semble-t-il compliquée, elle publia une demi-douzaine d’ouvrages puis, brusquement, elle cessa d’écrire et de publier au début des années cinquante. En 2005, après son décès, on publia un ouvrage d’elle qu’elle avait caché dans son réfrigérateur ! Ce qui n’est pas banal. Le scénario est signé Philip Yordan qui était aussi producteur sur ce film. ce scénariste prolifique a souvent été un prête-nom pour les scénaristes blacklistés, mais ici c’est peu probable parce que la chasse aux sorcières en 1946 n’était pas vraiment engagée. Il était connu pour de nombreuses participations à des films noirs, The chase d’Arthur Ripley ou encore Detective story de William Willer ou Dillinger le film de Max Nosseck avec Laurence Tierney, cet acteur très particulier. Notez que Quentin Tarantino appréciait beaucoup ce film de Léonide Moguy, ça ne veut pas dire grand-chose vu ce qu’a pu admirer Quentin Tarantino dans sa vie de cinéphile, mais cela prouve au moins que ce film n’est pas aussi méconnu que cela.
Mary revient de Chicago, où elle a passé deux ans, dans sa ville natale. Elle va retrouver son amour de jeunesse, Kenny. Mais celui-ci, joueur, buveur et raté la rejette parce qu’il est jaloux de ce qu’elle aurait pu faire, ou encore par le fait que le riche Lew Lentz, le propriétaire du cabaret Flamingo, la courtise. Elle dit revenir pour vendre sa maison dans laquelle la famille de Kenny loge. Elle a besoin d’argent. Cette famille Veech est composée d’une mère attentive et aimante, d’un père alcoolique et bon à rien, garde barrière à la gare, d’une fille, Josie, qui va se marier et du bon à rien Kenny. Celui-ci est content de retrouver Mary, mais ces retrouvailles sont gâchées par le fait que Lew fait livrer un énorme bouquet de fleurs à Mary. S’ensuit un jeu de chat et de souris entre Kenny et Mary, le premier joue les indifférents, et la seconde fait semblant d’entretenir les espérances de Lew qui veut l’épouser. Pour se tirer d’affaire, Kenny va imaginer avec Gitlo, son copain un peu simplet et alcoolique, de tuer Lew et de le voler. Mais Mary va l’entraîner à la fête foraine. Puis, au Flamingo, Fran qui désespère de l’amour de Kenny va avoir un accident et se briser le dos. Mary prend la voiture de Lew et empêche Kenny de mettre son plan à exécution, plan que Lew semble avoir prévu. Kenny va ensuite voir Fran qui meurt à l’hôpital. Kenny se sent coupable et inutile. Après avoir essayé de travailler Kenny sous l’influence de Gilto va à nouveau s’attaquer à Lew. Ils veulent le voler. Mais quand ils arrivent, ils trouvent le propriétaire du Flamingo raide mort et son bureau dévasté. Ils s’enfuient. Repérés par le barbier, ils sont poursuivis par la police. Kenny est blessé. Gilto l’amène chez une amie de Detroit qui va le faire soigner. Il retourne à Ashbury prévient Mary de ce qui est arrivé à Kenny, et va retrouver Lew qui en fait n’est pas mort et n'a monté le hold-up que pour piéger Kenny. Les deux hommes s’entretuent, Lew tire sur Gilto qui a le temps de l’étrangler. Mary va retrouver Kenny qui se remet de ses blessures et on comprend qu’ils vont enfin se retrouver ?
Mary est revenue de Chicago
D’après ce qu’on sait du roman – que je n’ai pas lu – l’histoire originale était beaucoup plus sulfureuse. Présentant Mary aussi avec des désirs sexuels compliqués, il mettait en scène l’addiction à l’alcool, au jeu et au sexe. Ce qui lui valut évidemment un gros succès. Mais il semble aussi que l’histoire de cette fille qui balance entre deux hommes et qui tente de s’évader d’une vie provinciale et monotone soit aussi la transposition de celle de Maritta Wolff. Il y a donc d’abord l’histoire d’une femme qui tente d’échapper à la vie de province, mais qui est incapable de réussir à la ville et qui revient chez elle parce qu’elle a échoué. Elle se rabat sur ce bon à rien de Kenny qu’elle manipule en le rendant tellement jaloux qu’il est prêt à devenir un criminel pour elle. Le premier trio est celui formé par Lew, Kenny et Mary. Les deux hommes vont s’entretuer indirectement. Puis il y a un deuxième trio, Mary, Fran et Kenny. Fran y laissera la vie dans un accident de dancing des plus curieux. Mais le triolisme ne s’arrête pas là. Gilto qui est l’ami de Kenny est jaloux de Mary qu’il voit comme une rivale et donc il va s’acoquiner avec Lew pour tenter de détruire la relation mortifère entre Kenny et Mary. Le thème central est celui de la jalousie permanente qui va devenir une guerre de position. Cette volonté destructrice s’étend en réalité jusqu’au reste de la famille. Josie est jalouse de Mary, comme si elle anticipait l’échec probable de son mariage avec Ernie qui lui-même passe son temps à dénigrer la famille avec laquelle il veut s’associer. Bref, on contemple un monde en décomposition, rongé par l’irrésolution et l’échec. C’est typiquement américain que de mettre en scène cette mélancolie qui ne trouve pas de porte de sortie. Travaillés par une morale aléatoire, les personnages se laissent complètement aller à leur manque évident volonté. Tout cela est intéressant si on prend le film noir comme une critique du mode de vie américain. Celle-ci s’exerce plus sur le plan moral que sur le plan social ou économique. Bien sûr il y a une opposition très claire entre le riche Lew qui croit pouvoir tout acheter et le pauvre Kenny qui a renoncé à exister. Il est mou et complaisant avec lui-même, incapable de se décider à prendre son destin en main, il réagit sporadiquement par la violence ou dans l’alcool. Dans de telles conditions, l’amour de Mary semble louche, comme si elle voulait l’enfoncer encore plus pour pouvoir le dominer.
Kenny qui joue aux cartes chez le barbier apprend le retour de Mary
Le personnage de Mary est malheureusement insuffisamment travaillé. Qu’elle est la nature de son échec à Chicago dont elle ramène un manteau de vison très coûteux comme seule preuve de son manque de réussite dans la grande ville ? Elle est l’image du renoncement, et même si elle échappe aux griffes de Lew, on comprend qu’elle revient honteusement après son échec. Elle veut se ranger et rester tranquille. Mais le scénario est très mauvais, c’est-à-dire qu’il manque de continuité entre les séquences. Par exemple on entrevoit un destin commun à toutes ces femmes, Mary, Josie, Fran et même la vieille Molly Veech, qui échouent toutes à s’élever au-delà du statut qui leur est assigné comme gardiennes du foyer. Mais ce n’est pas développé. C’eut été pourtant intéressant, parce que Léonide Moguy s’est toujours intéressé à cette fragilité féminine face à un monde masculin dur et prédateur. Également l’aspect proprement noir, c’est-à-dire cette volonté de meurtre qui travaillent les deux rivaux qui se disputent Mary, est assez bâclé. Lew prépare manifestement un piège destiné à détruire Kenny par l’intermédiaire de Gilto en faisant savoir qu’il va voyager en train pour aller déposer de l’argent à sa banque, et donc de faire en sorte que Kenny l’attaque et qu’il puisse le détruire, il s’arme pour cela. De son côté le velléitaire Kenny fait mine de tuer Lew à la fête foraine, mais ne va pas jusqu’au bout, comme il se trimballe avec un révolver, mais il est incapable de l’utiliser.
Lew a fait livrer des fleurs à Mary
L’histoire est censée se passer à Ashbury, petite ville située à quelques kilomètres de Detroit. C’est une localité imaginaire, sans doute une image déformée de Grass Lake, ville où est née Maritta Wolff. Mais comme c’est tourné en studio, on ne voit guère la spécificité de cet endroit. C’est un film avec un petit budget, les décors sont très pauvres, seule la scène de la fête foraine, suivie du bal au Flamingo, est un peu soignée. L’ensemble manque cruellement d’homogénéité, les scènes geignardes sont répétitives. C’est pourtant bien photographié, bien que parfois le cadre manque de finesse, par exemple quand Gilto et Kenny montent les escaliers et vont découvrir la pseudo-mort de Lew. Même les trains, pourtant emblématiques du film noir, comme la promesse d’un ailleurs, sont filmés à l’économie. On ne prend pas le temps de tirer des diagonales qui donneraient de la profondeur de champ à l’image. Curieusement il n’y a pas de gare visible. De même la conversation sur le perron de la maison familiale entre Kenny et Mary tourne complètement dans le vide, c’est sombre, mal éclairé, longuet pour tout dire.
La serveuse du Flamingo se meurt d’amour pour Kenny
Mais une partie du problème de la réalisation tient au fait que le scénario est insuffisamment travaillé et part dans tous les sens. Kendra Bean et Anthony Uzaroski dans Ava Gardner a life in movies[2], avancent que les difficultés du film proviennent beaucoup de la censure. Il est d’ailleurs possible que le retrait de Maritta Wolff du système hollywoodien provienne de cet ostracisme de la censure et de la National Legion of Decence qui engageait souvent à cette époque des manifestations devant les cinémas qui projetaient les films qui ne lui plaisait pas. C’était le troisième et dernier film américain de Moguy, les deux précédents étaient des films sur la guerre et la résistance. Sans doute Whistle stop était le sujet le plus ambitieux que Moguy avait eu à traiter à Hollywood.
Mary tourne le dos ostensiblement à Kenny
L’interprétation est basée sur George Raft qui était encore à l’époque un acteur rentable. Mais le premier problème qu’on rencontre c’est qu’il apparaît trop âgé pour le rôle de Kenny, surtout face à la jeunesse d’Ava Gardner. Il a le double de son âge, ce qui est osé pour des amants qui se courent après depuis leur enfance ! Ceci dit il n’est pas très bon, toujours très raide, on a l’impression qu’il est là par hasard, mais ce n’est pas son pire film. Sans être dans son meilleur, Ava Gardner est très bien, elle a à peine 21 ans, mais c’est déjà une star avant même que d’être reconnue en tant que telle. C’est du reste, on l’oublie souvent, son premier rôle important avant The killers où elle aura un rôle moins important qu’ici. Bien sûr elle a du charisme, illuminant le film de sa beauté très glamour, mais elle habite son rôle qu’elle fait vivre bien mieux que George Raft le sien. Rien que pour Ava Gardner, il faut voir ce film. Derrière elle il y a Tom Conway, bellâtre alcoolique qui ne sert à rien, acteur en bois dans tous les sens du terme, heureusement il n’est pas très présent à l’écran. Ensuite il y a l’excellent Victor McLaglen dans le rôle de la brute épaisse Gilto. C’est un rôle taillé pour lui, tant il ressemble à celui de Gypo Nolan dans The informer de John Ford[3]. Il a cette même force brutale et ce même côté désemparé. Avec Ava Gardner c’est clairement l’acteur qui a le plus de densité à l’écran. Florence Bates dans le rôle de Molly Veech est aussi très présente.
Fran est en train de mourir à l’hôpital
Bien que la critique n’ait pas été très tendre avec lui, ce film fut un très bon succès. Ce qui désarçonne certainement c’est qu’il hésite trop entre le film noir et le drame provincial, ce qui donne un aspect décousu à l’ensemble. Il y a par moment une vraie atmosphère, comme toutes les scènes qui tournent autour de la fête foraine, promesse d’un bonheur des plus éphémères. Notez que la scène finale est presque la même que celle de Johnny Angel[4], ce qui est assez troublant tout de même. On trouve ce film assez facilement dans des DVD d’assez mauvaise qualité, comme le montrent mes captures d’écran, il n’existe pas à ma connaissance d’édition en HD.
Lew est mort
Gitlo va étrangler Lew
Enfin Mary et Kenny peuvent songer à faire leur vie ensemble