17 Juillet 2024
C’est un des films noirs de John H. Auer parmi les plus appréciés de sa filmographie. Il croise énormément de thèmes déjà apparus au début des années cinquante, le flic un peu pourri, mais pas complètement, la ville comme personnage central, le cabaret, la corruption, l’adultère chez des « gens bien », et puis la réalité et la difficulté du métier de policier dans une grande ville. Le scénario de Steve Fischer est cependant bourré d’astuces surprenantes. C’est un scénariste qui a beaucoup travaillé sur le film noir, y compris avec des pointures comme John Cromwell, le très bon Dead Reckoning avec Humphrey Bogart et Lizabeth Scott, ou Frank Borzage. Il avait un art consommé des situations insolites. Il avait signé une adaptation du roman de Raymond Chandler, Lady in the Lake. Plusieurs de ses romans ont été traduits dans la Série noire, notamment I wake up screaming qui donnera lieu à au moins deux adaptations cinématographiques. Il travaillera sur un autre scénario pour John H. Auer, Hell’s half Acre. Vers le milieu des années cinquante, l’essentiel de sa carrière se fera pourtant à la télévision. De ce que je connais de lui, c’est un scénariste qui aime les situations inédites, et les personnages un peu étranges, les employés de cabarets, les magiciens, les danseuses, tout le petit peuple de la nuit d’une grande ville. Ce film est assez typique du studio Republic, en effet, avec un budget assez moyen, il privilégie les situations en action et inattendues. C’est soigné et ambitieux, ce ne sont pas des films de série B, d’ailleurs la durée de ce film est d’une heure trente environ. Donc des films qui ne sont pas des compléments de programmes.
Dans les coulisses du cabaret, John annonce à Sally sa volonté de rompre
John Kelly est un policier mal dans sa peau, parce qu’il n’aime pas son métier et que sa femme gagne plus d’argent que lui. Il décide de quitter sa maitresse, Sally, dite, Angel Face, une danseuse de cabaret qui rêve de plage et de soleil. Celle-ci le prend très mal. John va prendre son service, mais avant il rédige sa lettre de démission de la police et ne compte pas revenir. Il va faire équipe pour sa ronde de nuit avec le vieux sergent Joe. Mais auparavant il rend visite à un avocat véreux, Penrod Biddel, qui cherche à se débarrasser de Hayes Stewart, un associé gênant, mais aussi un magicien. Il lui propose cinq mille dollars pour qu’il l’amène à la frontière de l’Etat et le faire arrêter car il est recherché pour meurtre. John accepte, pensant qu’ainsi il pourra renouer avec Sally, quitter sa femme et prendre un nouveau départ en Californie. De son coté la femme de John appelle son beau-père qui est aussi policier, inquiète de son comportement, elle lui demande de lui parler. Le beau-père s’acquitte de cette mission sans beaucoup de succès, son fils lui rappelant qu’il n’est entré dans la police que pour lui faire plaisir. John va faire équipe avec le vieux sergent Joe pour sa dernière nuit dans la police. De son coté Gregg, l’automate dans la vitrine du cabaret va tenter d’emmener Sally dont il est amoureux à ce qu’elle parte avec lui, il lui propose de s’associer pour un numéro. Pendant ce temps, John et Joe commencent leur tournée, mais Hayes Stewart avec la complicité du frère de John, Stubby, va cambrioler les bureaux de Biddel pour lui dérober des papiers compromettants. Les deux policiers sont appelés sur les lieux où une femme est en train d’accoucher dans un taxi. John va l’aider. Puis les deux policiers sont appelés par le veilleur de nuit de l’immeuble où se trouvent les bureaux de Bidell.
John quitte son domicile alors que sa femme vient d’arriver, pour faire sa ronde
John et Joe inspectent l’immeuble, mais Hayes Stewart déjoue leur plan, ils ne le trouvent pas. Comprenant que Biddel l’a trompé, Hayes Stewart va lui réclamer des comptes. Il lui explique que grâce à sa femme, il a dérobé des documents compromettant dans le coffre de l’avocat et lui réclame 100 000 dollars. Continuant leur tournée, les deux policiers arrêtent un individu qui organise des parties de dés truquées. Biddel se pointe à l’hôtel de Hayes Stewart, une discussion animée s’engage et l’ex-magicien abat Biddel avant de prendre la fuite avec la femme de l’avocat, son idée est de rencontrer John Kelly qu’il croit savoir trouver au cabaret. Mais comme le père porte le même nom que le fils, il y a confusion, Stewart pour s’échapper abat maintenant le père. Puis il part se cacher avec Lydia la femme de Biddel. Cependant il se rend compte que Lydia l’a dénoncé et il la tue. Il fuit avec Stubby qu’il frappe et laisse sur le carreau. John Kelly arrive, apprend la mort de son père et la chasse à l’homme est lancée. Gregg, l’automate vivant, a assisté à la scène. Mais il ne veut rien dire, puis se propose de servir d’appât pour attirer et piéger Stewart. Sally est émerveillée devant son courage et maintenant décide de partir avec lui. Ce qui fait verser une larme à Gregg. Mais Stewart a entendu un passant dire qu’il avait vu l’automate pleurer. Il lui tire dessus, le manque, mais il est repéré ; John le prend en chasse, il le poursuit dans la ville, notamment dans un réservoir de Gaz, puis sur une voie de chemin de fer où le tueur manque une première fois de se faire écraser par un train. Enfin John lui tombe dessus, la bagarre est fatale pour l’ancien magicien qui tombe et se tue. John reprendra sa démission et retrouvera son foyer sur la promesse que sa femme restera à la maison !!
Son père tente de le raisonner
C’est un scénario très élaboré et inventif, avec des personnages inhabituels, comme cet automate humain qui verse une larme sur son maquillage. On peut définir plusieurs principes qui guide ce travail. Bien entendu il y a la ronde de nuit des flics en voiture, avec son lot de situations cocasses ou insolites, comme cet accouchement réalisé par John Kelly. C’est bien, mais ce n’est pas le plus intéressant. Il y a aussi la volonté de donner à la ville – ici Chicago – une identité, en faire un personnage singulier, la ville qui ne dort jamais. Cette identité, elle est définie par deux monologues débités en voix off, au début et à la fin du film : cette ville est diverse et chaotique, peuplée d’une foule relativement anonyme et indistincte qui s’agite pour tenter de survivre. C’est la ville qui parle et qui regarde tout cela de haut. D’emblée on sait que tout cela sera dérisoire, et d’ailleurs les personnages qu’on voit ne démentiront pas ce diagnostic. Ces personnages de la vie quotidienne sont assez peu remarquables, ils sont même un peut tordus, et il est difficile de s’identifier à eux. Ce qui domine c’est l’adultère. John qui est un jeune homme aigri et envieux, est mal dans sa peau, capricieux, velléitaire, ne sachant pas trop ce qu’il veut. Il trompe sa femme, promet à sa maitresse de l’emmener en voyage de refaire sa vie avec elle, mais en même temps, il renonce rapidement et au bout du compte il rentrera dans le rang, la tête basse. Sally, sa maitresse, n’est pas plus déterminée, elle voudrait que John l’emmène, mais elle finira par céder à Gregg l’automate humain. La femme de Biddel trompe son mari avec un ancien magicien, petit combinard, qui, acculé, n’hésitera pas à tuer. Mais cette même Lydia qui trompe et vole son mari, n’hésitera pas à vendre son amant à la police, dès lors qu’elle est saisie par la peur.
John va faire équipe avec le vieux sergent Joe
Bien entendu ces comportements déviants qui minent les valeurs de l’Amérique, ont des explications. Tous s’ennuient dans leur travail et voudraient trouver de l’ambition. John en réalité est rentré dans la police non par vocation, mais parce que son père l’y a poussé. On voit pointé ici la responsabilité du père, du reste son second fils, Stubby, se lance dans la criminalité pour ne pas suivre la voie de son père et de son grand frère. La mort de son père va le faire changer encore une fois d’avis, dans un premier temps il prétend quitter sa maitresse, mais dès qu’il a l’espoir de toucher de l’argent de la part Biddel pour une louche affaire, il revient vers Sally, et puis il va changer encore une fois d’avis, revenir à sa femme et reprendre sa place dans la police. A-t-il plus de conviction à la fin de l’histoire qu’au début, on peut en douter. C’est donc un homme faible, même s’il est capable de se dépasser dans certaines situations, notamment quand il faut rattraper Stewart. L’indétermination de John Kelly est sans doute liée à son caractère féminin, c’est pourquoi on le verra avec un grand sourire en train de porter l’enfant qui vient de naitre. Kelly a mal à sa virilité, il ne supporte pas que sa femme gagne plus d’argent que lui. Comme souvent dans le film noir, on trouve des femmes plutôt fortes qui au pied levé remplace les males légèrement défaillants. Cette dévirilisation de l’homme est évidemment présentée comme un caractère de la modernité. Le personnage de Gregg, assez pleurnichard va tout à fait dans ce sens, et c’est au fond ce qui va finir par séduire Sally.
John a accouché une femme enceinte dans la rue
Je me suis posé la question de la signification étrange de l’automate humain. Est-il le symbole de la déshumanisation que la ville inflige à ses sujets ? Il est en effet enfermé dans une cage de verre. Sa seule fonction est de faire s’interroger le passant pour savoir s’il est mécanique ou humain. Bien sur c’est sa fonction qui le rend semblable à une machine. Mais par opposition on se rend compte que sous son masque figé, il a aussi un cœur ! Et c’est ce que comprend finalement Sally quand elle décide de partir avec lui.
Les policiers inspectent l’immeuble où se trouve les bureaux de Biddel
Les criminels, Biddel et Stewart sont différents, ils ont la prétention de forger leur destin au lieu de le subir, ils se croient plus malin que les autres. Ainsi Stewart quand il ouvre le coffre de Biddel trouve un mot où il se fait traiter d’imbécile, il prendra le mot et le mettra dans le coffre de Biddel ! Celui-ci fait le malin, en disant qu’il guide et manipule les truands pour son profit. Mais ces criminels sont aussi plus virils que les gens honnêtes et que les policiers. D’abord Stewart est très fier de voler la femme de son employeur, et quand elle s’éloigne de lui, il n’y va pas par quatre chemins, il la tue. On suppose que c’est cela qui attire le jeune Stubby, trouvant que son père n’est pas assez transgressif. C’est plus amusant de jouer les gangsters ! Comme on le comprend, et malgré le revirement final de John, la critique de la famille et de l’ordre social n’est pas très loin.
Hayes Stewart exige de Biddel 100 000 dollars contre des papiers compromettants
Il y a deux histoires emboitées, celle de John Kelly et de ses états d’âme qui risquent de le mener à la criminalité et puis celle de Hayes Stewart et de son employeur avec qui il est en guerre. Il va y avoir plusieurs moments de bravoure, d’abord le cambriolage des bureaux de Biddel. C’est longuement filmé, Auer prend le temps de détailler les angoisses de Stewart qui a du mal à débloquer l’ouverture. Il est sous pression, ses mains sont moites, parce qu’en même temps les policiers inspectent l’immeuble, et il le sait. A ce moment-là la rencontre inévitable entre John et Stewart aurait pu avoir lieu, mais elle va être délayée. Le deuxième moment c’est la poursuite finale. Remarquablement filmée, elle dure très longtemps, avec de très beaux travellings, mais aussi une belle façon de filmer la poursuite sur le réservoir de gaz, manière dont s’emparera Robert Wise pour Odds Against Tomorrow[1]. Entre John et Stewart, c’est comme une sorte de dialogue et les deux hommes cherchent à se rejoindre, mais ils n’y arriveront pas. Au fond ils se ressemblent un peu.
Les policiers ont interrompu une partie clandestine de dés
Parmi les scènes remarquables, il y a à l’intérieur de la séquence de la poursuite, Stewart qui se retrouve entre deux trains qui foncent à vive allure, il manque de se faire écraser. En général les scènes d’action sont solides, bien rythmées. L’inspection de l’immeuble utilise les longs couloirs déserts, car la nuit ces immeubles de bureaux sont complètement vides. C’est une figure qu’on trouve souvent dans les films noirs, notamment dans The Big Clock, le film de John Farrow[2], comme si on devait s’interroger sur cet abandon qui facilite le crime. Les scènes plus intimistes sont moins prenantes, trop souvent tournées en gros plan pour mieux saisir les baisers des amants. On verra le couple John-Sylvia, puis Stewart-Lydia, puis enfin John-Kathy. La scène où on voit Stewart et Lydia faire l’amour, est assez osée pour l’époque, les grands studios n’auraient pas osé !
Gregg qui tient le rôle d’automate dans la vitrine, tente de décider Sally pour qu’elle parte avec lui
La distribution est excellente, du moins elle est adéquate au propos. John Kelly est incarné par Gig Young, un acteur au physique assez mou, suffisamment mou pour incarner l’indétermination. C’est lui qui est le plus présent à l’écran, même si on l’abandonne de temps en temps pour suivre l’histoire d’Hayes Stewart. Il suffisamment bon pour rendre compte de la révolte qui couve en lui contre lui-même. Il pleurera à la mort de son père. Mala Powers est Sally, cette danseuse de cabaret qui ne veut pas s’encrouter dans cette situation minable. Elle pas mal, quoique son physique soit assez quelconque pour susciter la passion violente. Derrière on a des grands acteurs du film noir, d’abord l’excellent William Talman dans le rôle du magicien devenu criminel, celui vole les montres au poignet de son employeur. Son physique un peu étrange ne suffit pas à expliquer sa présence, il a une grande variété d’expressions dans son jeu, y compris quand il court à perdre haleine.
Hayes Stewart a descendu Biddel
Dans me rôle de la femme adultérine de l’avocat marron, on retrouve la superbe Marie Windsor. Au-delà de son physique insolite, elle est très grande, et de grands yeux, elle a beaucoup de finesse dans ses expressions, une grande vedette du film noir à l’âge classique. Rien que pour le couple Talman-Windsor, le film vaut de dérangement. Il y a également Edward Arnold dans le rôle de l’avocat marron. Il est très bon, c’était un acteur de « rôles de soutien » comme on dit, il était très recherché et a tourné dans plus de 150 films. Il a une présence crapuleuse et vulgaire qui va parfaitement avec le rôle. Les autres interprètes sont assez insignifiants, je veux dire peu marquants.
La police recherche Hayes Stewart
Si l’accueil de la critique à l’époque n’a pas été enthousiaste, depuis ce film a été réévalué à sa juste valeur. L’originalité du scénario, de son découpage aussi, et la justesse de la mise en scène le désigne comme un très bon film noir. On a aussi comparé ce film à Asphalt jungle, mais à mon sens c’est un peu à tort. Le film a dû avoir suffisamment de succès puisque l’équipe John H Auer-Steve Fischer sera reconduite l’année suivante pour Hell’s Half Acre.
Hayes Stewart menace Stubby
Il existe une très bonne copie en Blu ray de ce film chez Olive, avec de beaux contrastes, mais malheureusement sans sous-titres en français. Quoique la scène finale des retrouvailles entre John et son épouse soit extrêmement sombre. Notez qu’il existe un autre film portant le même titre, c’est un film muet de James Cruze, datant de 1924. Le sujet n’est pas le même, mais en plus ce film semble perdu aujourd’hui.
Sally a la révélation de la valeur de Gregg
John Poursuit Hayes Stewart sur les escaliers du réservoir de gaz
L’affrontement entre John et le tueur est inévitable