1 Mai 2019
Damiano Damiani qui a fait de nombreux films sur la mafia[1], s’est fait connaitre comme un cinéaste engagé très à gauche et sa haute période furent les années soixante-et-dix qui, en Italie, furent des années de chaos et de grand désordre politique. A partir du mai rampant italien, les idées révolutionnaires progressaient très rapidement dans la péninsule. L’Etat semblait ne plus rien maîtriser, et cela a laissé la place au développement de complots divers et variés. Comme on le sait les Brigades rouges, organisation maoïste qui assassinait des juges, des hommes politiques ou des chefs d’entreprise, étaient manipulées par les services secrets italiens qui travaillaient la main dans la main avec la CIA et l’extrême droite italienne. C’est ce qu’on a appelé la stratégie de la tension. Les choses ont été très loin, et l’extrême droite a commis des attentats meurtriers en tentante de les faire passer pour des actions subversives[2]. Le réseau Gladio qui regroupait ces diverses forces réactionnaires, fomenta également un coup d’Etat avec l’armée, mais cette action avortera. Cette période a été abondamment illustrée au cinéma[3]. C’est dans ce contexte très singulier que va être tourné Io ho paura.
Graziano doit assurer la protection du juge Cancedda
Le brigadier Graziano s’ennuie dans son emploi. Histoire de changer d’air, il va être attaché à la protection du juge Cancedda, un homme très pieux, rigide et intègre. Celui si enquête sur un meurtre apparemment commis par deux petits délinquants. Mais Graziano se rend compte que le témoin ment, il en fait part au juge qui va libérer les deux petits délinquants et faire arrêter le témoin. C’est le début d’une sale affaire. Le témoin est assassiné en prison, les deux petits délinquants également. Graziano commence à avoir peur. Bientôt la piste que poursuit obstinément le petit juge les mène vers l’homme qui a mis une bombe dans un train qui s‘avère acoquiné avec des membres des services secrets. L’assassinat de Cancceda va obliger Graziano à se défendre, d’autant qu’on l’a chargé de la protection du juge Moser dont il se méfie. Mettant celui-ci sur écoute, il va essayer de le faire tomber lorsqu’il apprend qu’il est le prochain sur la liste. Il va faire assassiner le juge Moser, après avoir tué lui-même le colonel Ruiz. Mais cela ne suffira pas, il sera finalement abattu par les services secrets sous les yeux de son collègue.
Graziano qui a été blessé reçoit la visite du juge Moser
Deux thèmes sont ici à l’œuvre. D’abord évidemment le délitement de l’Etat de droit qui fait que tout le monde se méfie de tout le monde et qu’il faut se défendre soi-même si on veut rester en vie. L’Etat est gangréné, rongé de l’intérieur par des tendances contradictoires. Le second thème est celui d’un individu qui, sans espoir, hésite à lutter pour le droit et la loi, dès lors que sa vie est en jeu. Graziano va devenir complétement paranoïaque, et cette paranoïa va finir par contaminer le petit juge Cancedda. Cependant Graziano va finir par établir une relation de confiance avec le juge Cancedda et former avec lui un couple qui fonctionne à peu près. Ils se rejoignent d’ailleurs à partir du moment où le juge renonce à croire à la stabilité des institutions. Dans le dernier tiers du film, Graziano qui lutte pour sa survie va se transformer en homme d’action astucieux et déterminé, trouvant des ressources en lui-même assez inattendues. Car Graziano n’est pas un héros, on le voit dès le début du film affirmer que s’il y avait eu moins de chômage il ne serait pas entré dans la police. Mais il va le devenir par la force des choses. On voit également que s’il a un point de vue critique, celui-ci est assez peu formé et très flou, il va se développer dans le fil de l’intrigue comme le résultat d’une nécessité. C’est le côté matérialiste du propos de Damiani, montrer comment un individu réagit à son entourage matériel et mental. Tout cela passe par le filtre d’une analyse de la décomposition des institutions : même le journaliste qui devrait pourtant à viser la publication de la vérité se fait facilement acheter, il en mourra d’ailleurs. La multiplication des meurtres s’explique par le fait que les comploteurs ne veulent pas laisser de traces et donc veulent conserver un vernis de respectabilité. On suppose qu’ils se serviront de cela pour rétablir un ordre qui servira leurs intérêts. Le scénario a été écrit par Damiani avec Nicola Badalucco. Ce dernier est très connu pour avoir travaillé avec Visconti, mais aussi avec Carlo Lizzani et Bolognini. Il a fait aussi plusieurs films avec Damiani. C’est sans doute lui qui imprime au film cette allure de poliziottesco, et donc qui l’empêche de tomber dans le pensum politique. Mais évidemment, la contrepartie est que les invraisemblances sont très nombreuses. Par exemple on ne comprend pas que Graziano hésite à tuer Ruiz dans la mesure où il sait que celui-ci ment et veut sa mort. Également la fin est un peu abrupte parce qu’on peut supposer que les complotistes chercheront sûrement à tuer Graziano plus tard, sans se faire remarquer. Quand Graziano espionne Moser avec un micro qu’il cache sous sa table, cela n’est pas très plausible non plus.
La méfiance s’installe entre Moser et Graziano
Il y a plusieurs idées intéressantes dans la mise scène. D’abord celle de faire du couple Cancedda-Graziano, malgré leurs différences et leurs insuffisances, un couple qui fonctionne. Ensuite cette manière hallucinée quand Graziano s’apperçoit qu’avec le juge Moser il répète pas à pas la démarche qu’il a suivie avec le juge Cancedda. Là le récit flirte avec le fantastique. Graziano lui-même ne se prend pas pour un dur, on le verra porter son flingue dans une petite serviette d’écolier par exemple, et surtout manifester continument sa peur en demandant au juge Cancedda d’effacer ses traces dans son rapport. Les scènes d’action sont très bien menées, que ce soit celles qui suivent directement la mort de Cancedda ou le meurtre du juge Moser dans le cinéma porno. Le film a été tourné à Rome, et Damiani, comme c’est son habitude, et comme c’est souvent le cas des poliziotteschi, utilise très bien les décors naturels, notamment tout le début qui se passe sur le port. C’est moins convaincant quand il s’agit de mettre en scène la révolte des policiers qui en ont marre de se faire tirer comme des lapins. Mais ce n’est pas là le principal.
Graziano se retrouve face au colonel Ruiz
Le film a été construit autour de Gian Maria Volonte qui, à l’époque, était une très grande vedette. Il est très bon, et même si parfois il en rajoute un peu trop dans le rôle de l’homme qui a peur, dans l’ensemble il est crédible quand il passe de la colère à l’angoisse. Moins crédible est sa teinture de cheveux. L’étonnant vient plutôt d’Erland Josephson, non pas parcee qu’il vient de l’univers de Bergman, mais plutôt parce qu’il joue le rôle d’un petit juge raide et effacé, sur de son bon droit qui commence à sentir les effets de la vieillesse sur ses épaules. Tout est juste chez lui, y compris la manière dont il rentre les épaules pour manifester sa peur sans rien dire de plus. Mario Adorf est le fourbe juge Moser. C’est un grand habitué des poliziotteschi, même s’il a tourné dans bien d’autres genres. Angelica Ippolito joue le rôle de Gloria la compagne de Graziano, rôle qui lui allait comme un gant puisque dans la vie elle était aussi sa maîtresse. C’est une actrice peu connue en France. Elle avait pourtant un physique intéressant. En tous les cas elle est très bien ici dans le rôle de la compagne attentive et compatissante du tourmenté Graziano.
Graziano sera abattu
C’est donc un bon film de Damiani, et, quarante ans après, il se voit encore très bien aujourd’hui et confirme que Damiani est un très bon réalisateur, capable d’allier une réflexion politique assez complexe qui ne soit pas poussive à la logique du cinéma d’action et plus particulièrement du film noir. Son œuvre a une cohérence véritable. Io ha paura se situe entre les films de Rosi et les poliziotteschi qui pullulaient à cette époque. L’ensemble est teinté d’une forme de désespoir, comme si à ce moment on avait atteint les sommets de la civilisation occidentale et que celle-ci ne pouvait plus que s’effondrer lentement mais sûrement.
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/nous-sommes-tous-en-liberte-provisoire-l-istruttoria-e-chiusa-dimentic-a114844586
[2] Gianfranco Sanguinetti, Del terrorismo e dello stato. La teoria e la pratica del terrorismo per la prima volta divulgate, 1979
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/cadavres-exquis-cadaveri-eccelenti-francesco-rosi-1975-a131986346