5 Novembre 2021
Voilà un petit film noir très intéressant sous des dehors très conventionnels. Très proprement fait, il ne dure qu’une heure, on n’a donc pas le temps de s’ennuyer, et s’il semble avoir été tourné d’abord pour la télévision, il s’est retrouvé dans les salles de cinéma justement à cause de ses qualités. Le scénario est dit basé sur un roman de H. Haile Chace, mais je n’en ai trouvé aucune trace nulle part. Si celui-ci a bien existé, ce roman ne semble pas avoir eu d’existence. Nous sommes en 1956, soit à la fin du cycle classique du film noir. Beaucoup de choses ont changé. D’abord dans les techniques filmiques. Les scènes sont plus aérées, on fait appel de plus en plus souvent à des décors extérieurs naturels. Les éclairages sont moins tranchés, moins violents et offrent plus de lissage dans l’image. Mais nous sommes maintenant en pleine société de consommation, l’économie croit rapidement, la classe moyenne suburbaine explose, déborde des centres-villes et va imposer ses choix dans le mode de vie. L’automobile est le symbole de cette révolution civilisationnelle. Objet d’envie et de haine, elle est un instrument du pouvoir. Elle a transformé l’espace en abolissant les séparations entre la ville et la campagne, mais aussi en créant une nouvelle forme d’espace indifférencié, sans identité et sans avenir. Elle est devenue aussi le véhicule des nouvelles formes de criminalité. Autrefois, dans les vieux films de gangsters, l’automobile était seulement un outil utilisé pour exécuter un crime contre la société ou pour la fuir. Maintenant elle est, dans sa forme aliénée, l’objet qui commande le crime qui est commis en son nom. C’est là le véritable sujet de ce film et c’est en ce sens que, sans le dire, ou peut-être s’en douter, le film revient vers la critique sociale, tout en respectant les conventions du film policier selon lequel le crime ne paie pas, sauf pour ceux qui sont capables d’en faire un film à succès.
Markel va engager Nick pour qu’il s’occupe d’un de ses magasins
Nick Dunn est un vendeur de voitures d’occasion qui travaille à la commission pour Big John Hayman, un patron exigeant et acariâtre. Il est abordé par une jeune femme, Karen, qui l’entraîne un peu loin de ses bases et qui le drague ouvertement. Mais il est marié, père d’un garçonnet qui est très malade. Plus tard un homme bien sous tous rapports, Markel, vient le tester pour acheter une automobile. Mais il refuse de la lui vendre parce que cette voiture n’est pas sûre. Big John Hayman est furieux et le met à la porte. Il cherche du travail avec les encouragements de sa femme. Et curieusement c’est Markel qui va l’engager avec un très bon salaire et d’excellentes primes. Il est tout à fait content, d’autant que la maladie de son fils l’oriente vers un traitement coûteux. Il va prendre ses marques dans le nouveau magasin. Mais il s’aperçoit qu’on lui livre des voitures qui manifestement sont louches. Un policier, Davenport, vient le voir pour l’alerter sur des voitures volées. Mais il ne veut pas trahir Markel. Il va le voir pour avoir une vraie explication avec lui. Et celui-ci finit par admettre qu’il l’a recruté pour sa naïveté. Furieux il démissionne. Cependant comme le mal de son fils s’aggrave, il va revenir sur sa décision et accepter les conditions douteuses de son emploi. Markel le met dans la combine et lui montre l’atelier où les voitures volées sont retravaillées pour éviter les contrôles de police. Il gagne pas mal d’argent, change de maison, achète une télévision. Mais Davenport vient le relancer, prétextant l’achat d’une nouvelle voiture pour sa femme. Il s’en tire difficilement grâce à l’intervention de Smiley, l’homme de main de Markel. Toujours très mal à l’aise, il va se laisser séduire par Karen qui l’attire dans son lit. Pendant ce temps Davenport est assassiné. La police soupçonne Nick, devant sa femme en larmes, il est bien obligé d’avouer qu’il a passé la nuit chez Karen. La police demande à vérifier. Mais Karen affirme ne pas le connaître. Nick s’enfuit. Cherchant à mettre la main sur Markel, il va retomber sur Smiley qui se propose de le descendre. Mais d’abord il va l’emmener au bar où Nick a connu Karen, et où tout le monde doit se retrouver. La police est déjà là. Smiley tente de s’enfuir, Nick le poursuit au milieu d’une fête foraine, sur le grand huit. Une bagarre s’ensuit, Smiley est projeté dans le vide, Markel et Karen sont arrêtés. Nick promet au policier de dévoiler tout de l’affaire des voitures volées et s’en va retrouver sa famille.
Markel va faire visiter les garages où il fait maquiller les voitures
Ce qui met tout ce petit monde en mouvement, c’est l’argent. Nick en a besoin pour faire soigner son gosse et entretenir sa femme qui reste à la maison, il est donc une victime. Karen en a besoin pour s’acheter une étole de vison. Markel en veut pour étendre son pouvoir sur plusieurs Etats. Tous ces gens passent leur temps à admirer de belles automobiles, promesses d’un ailleurs indéfini, mais certainement radieux. Dès le départ, on s’aperçoit que la trajectoire de Nick est contrainte. Markel lui avouera qu’il a pensé à tout pour le retenir dans ses filets et le rendre complice de ses crimes, il s’est même renseigné sur les problèmes de santé de son fils pour se rendre indispensable. Chacun voit midi à sa porte, et Markel présente son entreprise comme une simple affaire relevant de l’économie du marché. Le vol n’est pas répréhensible puisque les assurances indemnisent ceux qui ont perdu leur véhicule. C’est un chef d’entreprise qui contourne la loi, mais c’est fréquent dans l’économie de marché de voir des capitalistes arriver de cette manière. C’est vrai aujourd’hui, mais c’était vrai aussi hier. Manipulateur, il profite des faiblesses morales de Nick qui est au bas de l’échelle sociale et qui voudrait bien s’élever, devenir quelqu’un.
Le policier Davenport s’intéresse aux voitures que vend Nick
Nick voudrait bien être un mari aimant et un père attentionné, mais il a beaucoup de difficultés à y arriver. Il découche, se mettant en péril avec sa famille. Pour autant sa femme ne le rejette pas. Au lieu de lui dire que c’est un saligaud qui la trompe, elle suppose que c’est parce qu’elle ne s’est pas assez occupée de lui – sexuellement s’entend – que Nick a été se jeter dans les bras de Karen. Cet aspect est plutôt intéressant parce qu’il oppose la vie sexuelle à la vie de famille et que cette opposition ouvre la porte à tous les déboires. Jane donc promet de faire des efforts de ce point de vue ! mais l’instabilité du couple va beaucoup plus loin. Si son épouse ne veut s’occuper que de sa maison, son mari lui se trouve seul face à un piège : doit-il ou non dénoncer la bande à la police ? S’il le fait il devient un ignoble délateur, et s’il ne le fait pas il se range dans le camp de la pègre et viole la loi, ce qui serait en contradiction avec sa volonté de suivre le bon modèle américain. Mais ce dilemme ne lui pèsera pas longtemps, à partir du moment où Markel décide de l’éliminer, il n’a plus rien d‘autre à faire que de combattre la bande. C’est ce qui lui permettra d’éviter de se ronger les sangs sur sa culpabilité.
Dans un bar il retrouve la belle Karen
Le scénario est astucieux, il comporte des remarques plutôt fines sur les différents protagonistes, par exemple le chef d’atelier qui maquille les bagnoles, avance son goût pour le travail bien fait, sans s’occuper de sa destination. Il présente ça comme une forme d’honnêteté évidente. Ce qui fait qu’au bout du compte on se pose la question de savoir si tous ces gens doivent être poursuivis par la justice. Après tout s’ils en veulent à Nick, c’est bien parce que celui-ci risque de les trahir. Autre curiosité, le jeune fils malade de Nick, celui qui au fond est responsable de la série d’ennuis qui ronge Nick et sa femme, n’apparaîtra jamais à l’écran. Cette ellipse qui peut se comprendre compte tenu de la courte durée du film, appui en même temps cette critique de la famille américaine en le faisant purement et simplement disparaître, mais aussi c’est une manière d’éviter les scènes de niaiserie automatiques dans ce contexte.
Davenport voudrait que Nick l’aide à démanteler le réseau
L’approche formelle est très intéressante. D’abord par cette manière d’utiliser les décors réels de la banlieue de Los Angeles, et d’allier ceux-ci avec la nuit. Le dénouement va se réaliser sur le Grand Huit. C’est d’abord une occasion de présenter des loisirs populaires américains dans cette fête foraine comme une forme d’insouciance, mais c’est bien sûr aussi le clou de la mise en scène. C’est spectaculaire et cette façon de filmer selon une caméra subjective donne toute la mesure du vertige qui saisira les protagonistes de ce combat mortel. C’est du bon travail bien fait. Peut-être sans génie, mais l’efficacité est là. Don McDougall s’attarde aussi à filmer l’atelier de maquillage des bagnoles, on y voit des hommes qui travaillent tout à fait sérieusement à l’aide d’un large panoramique qui joue sur les ombres pour mieux faire ressortir l’importance de l’outillage. La photo est bonne et donne sa particularité à la nuit, car Nick travaille le plus souvent la nuit pour vendre des bagnoles, ce qui l’éloigne de sa femme et qui explique beaucoup de ses frustrations. La scène de livraison des voitures volées au milieu de la nuit utilise une profondeur de champ qui saisit mieux encore les ombres envahissantes du magasin de voitures d’occasion. Le montage rapide ne dilate le temps que dans la scène finale du Grand Huit présenté tout de même comme un objet maléfique.
Davenport a été assassiné, Nick est suspect
Film à petit budget l’interprétation n’est pas du premier choix. Mais elle tient la route. Nick Dunn, l’inconséquent vendeur de voitures d’occasion, est interprété par John Bromfield, un acteur abonné aux seconds rôles qui ne percera jamais vraiment et qui arrêtera sa carrière très tôt pour se recycler dans la pêche. Il est plutôt statique, mais ça passe parce qu’au fond Nick n’est pas un héros et se trouve en permanence dans l’expectative, hésitant toujours sur ce qu’il doit faire pour se tirer des mauvais pas où il s’est mis. Joi Lansing interprète la vicieuse Karen qui abuse de ses charmes pour pervertir les malheureux qui passent à sa portée. Elle n’est pas mal du tout dans le rôle de cette racoleuse sans scrupule. Cette actrice s’orientera assez vite vers la télévision, refuge naturel pour les abonnés des séries B, mais elle décédera très jeune. La plupart des autres acteurs masculins sont assez quelconques ou, comme Mark Dana dans le rôle de Smiley, un peu trop grimaçant. Carol Shannon dans le rôle de Jane, la femme de Nick, n’est pas mal du tout, elle a un physique atypique, mais elle ne fera pas carrière, et c’est je crois bien le seul film dans lequel elle soit apparue.
Karen affirme au policier qu’elle ne connaît pas Nick
On pourrait dire que c’est un film gris qui ne démérite pas, même si ce n’est pas un grand film. Il reste agréable à regarder, tant il est un reflet du rêve américain tel que le monde du cinéma se le représentait et le vendait au début des années cinquante. La musique n’est pas mal du tout. C’est un film produit par Howard W. Koch qui en dehors de son travail pour la télévision, avait réalisé un très bon film noir avec Edmond O’Brien, Shield for murder[1], et qui tournera vers la fin de sa carrière un néo-noir des plus intéressants Badge 373[2].
Smiley veut éliminer Nick
Nick poursuit le tueur de Markel sur le Grand Huit