26 Février 2023
C’est un vieux projet qui date des années cinquante. Young Adam est le premier roman d’Alexander Trocchi qui sortira sous son nom, après avoir été publié une première fois sous le pseudonyme de Frances Lengel. Ce nom d’auteur lui servait à écrire des romans pornographiques qui lui permettaient de se payer des doses d’héroïne pour se shooter. Trocchi, peu connu en France, était dans le monde anglo-saxon un des héros de la beat generation, avec William Burroughs et Allen Ginsberg. Cet écossais héroïnomane d’origine plus ou moins italienne, qui avait vécu aussi en France où il travaillait à des traductions, s’était exilé aux Etats-Unis, à New York. Et là il acquit rapidement une notoriété importante dans ce milieu marginal où la poésie et la délinquance faisaient bon ménage. Il participait aussi à des happenings et autres représentations underground. Mais si tout le monde s’accordait sur les qualités de son roman, le projet de le porter à l’écran fut plusieurs fois repoussé aussi bien pour des question de censure que de financement. Entre temps le roman avait fait son chemin, il fut réédité plusieurs fois sous le nom d’Alexander Trocchi un peu partout dans le monde, puis traduit en français. La première traduction parut chez Buchet Chastel fut l’œuvre d’un grand spécialiste de la littérature américaine moderne et rageuse, Bernard Willerval, qui avait traduit Henri Miller, Salinger, Fitzgerald et j’en passe. Plus récemment, c’est Serge Quadruppani qui en a donné une nouvelle version chez Métaillé. Les raisons de cette nouvelle traduction me sont inconnues, mais Quadruppani qui fut le traducteur attitré d’Andrea Camilleri, écrit aussi des romans noirs. Le réalisateur David Mackenzie est assez peu connu en France, sauf pour le film Comancheria, un bon film noir ou néo-noir avec Jeff Bridges[1]. C’est un cinéaste britannique qui n'a pas validé jusqu’ici les espoirs qu’on avait mis en lui mais qui a acquis une réputation de savoir-faire.
Joe et Leslie travaillent sur une péniche et cohabitent avec Ella, la femme de Leslie, et leur petit garçon, Jim. Un jour, ils découvrent le cadavre d’une jeune fille qui flotte dans la rivière. Ils le sortent de l’eau. Cette découverte va amener Joe à désirer Ella. Rapidement celle-ci qui n’est pas satisfaite de son mari impuissant, va répondre à ses avances. Si au début c’est Joe qui a l’initiative, bientôt c’est Ella qui ne pense plus qu’à ça. Un jour c’est Joe qui sauve Jim de la noyade. Mais Joe se remémore sa liaison avec la jeune Cathy qui est en réalité la jeune morte. Il laisse entendre que la mort de celle-ci a été complètement accidentelle. Mais il ne veut pas se dénoncer parce qu’il craint d’être pendu. Peu de temps après, Leslie comprend que sa femme le trompe avec Joe et il décide de partir, notamment parce que la péniche appartient à Ella. Celle-ci se sent libérer et pense à obtenir le divorce pour se marier avec Joe. Mais il élude cette proposition. La sœur d’Ella, Gwen, lui écrit que son mari est mort écrasé par un bus en sortant de son camion. Ils décident d’aller la voir. Elle s’arrange pour que sa sœur vienne avec eux sur la péniche. Mais Gwen qui est un peu pute, méprise sa sœur et drague ouvertement, quoique sans passion Joe. Rapidement Joe va quitter Ella et la péniche. il va retrouver un logement où la femme du propriétaire lui offre en sus du gîte, son lit pendant que le mari travaille de nuit. Mais tout au long Joe se rappelle Cathy, et notamment sa liaison avec elle qui fut émaillée de batailles, à un moment où il avait décidé de se mettre à écrire un roman. Parallèlement il s’intéresse au procès d’un certain Gordon qui a eu le malheur de fréquenter d’un peu trop près la malheureuse Cathy. Il craint que celui-ci ne soit condamné à être pendu. Leslie sera appelé à témoigner puisqu’il avait découvert le corps. Voyant les choses s’envenimer, Joe décide d’écrire une lettre au juge pour disculper Gordon, sans toutefois se dénoncer. Gordon sera condamné à la pendaison, et Joe reprendra son errance.
Joe et Leslie repêchent le cadavre d’une jeune femme
Le film est assez fidèle au livre, mais plusieurs éléments vont en édulcorer le message. Joe est un homme cynique qui prend son plaisir immédiat où il le trouve sans se soucier de qui que ce soit. Or on le voit dans le film sauver le petit Jim. Cet épisode est rajouté et ne correspond pas à l’esprit du livre de Trocchi. Il est destiné à adoucir le caractère de Joe qui passe son temps à nous dire qu’il déteste les enfants, et donc cela affaiblit le film. Autre épisode rajouté qui n’apporte strictement rien, c’est le moment où on comprend qu’Ella met son fils en pension, alors que dans l’ouvrage, il reste avec eux tout le long. D’autres petites fautes sont à relever. Par exemple nous verrons à la fête foraine, Leslie retrouver un ancien copain d’origine africaine. Or l’action se passant au début des années cinquante en Ecosse cela parait d’autant plus incongru que Trocchi ne fait jamais allusion à la race. C’est sans doute un clin d’œil à cette détestable maniaquerie qui consiste aujourd’hui à mettre des personnages originaires d’Afrique dans n’importe quel film, même si ça ne fait pas progresser l’histoire d’un iota. Le plus ennuyeux n’est pourtant pas là, mais dans le fait que le roman est écrit à la première personne, un peu comme une confession. Ce qui fait que la culpabilité de Joe n’apparait que très tardivement dans le récit. C’est d’autant plus important que Joe indique, dans le roman, qu’il s’agit d’un accident, avec des explications emberlificotées qui n’en sont pas vraiment. Mais peut-on lui faire confiance ? Il vient en effet à l’idée du lecteur que Joe a bel et bien poussé Cathy dans la rivière sachant qu’elle ne savait pas nager Et justement cet aspect intéressant, type du film noir a disparu dans l’adaptation de Mackenzie. C’est une faute majeure que de supposer que Joe soit innocent. L’ambiguïté aurait dû prévaloir à mon sens.
Avec leur péniche, ils transportent du charbon
Ces erreurs de perspective font sortir le film du cadre du film noir. Et cela va amener Mackenzie à s’appliquer à montrer des scènes de sexe, qui si elles existent dans le roman, sont ici survalorisées et répétitives. C’est dommage car le roman était un solide roman noir, même si les trois parties étaient un peu trop déséquilibrées. Cependant il reste autre chose dans le film. D’abord l’idée de la péniche. Elle est présente d’ailleurs dans Caïn’s book aussi, l’autre roman de Trocchi traduit en français. La péniche qu’on trouve aussi évidemment chez Simenon, représente chez Trocchi un idéal de fluidité de la vie. Cette image de l’écoulement du temps, au fil de l’eau, est celle de l’irréversibilité. La péniche donne l’allure de la lenteur à toute cette histoire, des personnages qui dérive dans des décors qui ne les concernent pas. Si le livre de Trocchi était fondé sur le désir et l’absence de morale, Mackenzie n’arrive pas à rendre cette moiteur des sentiments. Car ces personnages qui se précipitent les uns contre les autres dans une lutte obscure, ne sont pas pénétré par la passion ni un sentiment amoureux. Le personnage de Gwen est d’ailleurs emblématique, elle baise avec Joe parce qu’il faut bien le faire, mais elle s’en fout, elle lui demande de se dépêcher, elle n’a pas que ça à faire. Le sexe est un combat !
Joe prétexte un mal de tête pour ne pas jouer aux fléchettes
Toute l’intrigue repose sur la façon dont Joe s’y prendra pour éviter non seulement la pendaison, mais surtout la culpabilité. S’il écrit au juge, ce n’est pas tellement pour sauver Gordon, mais plutôt pour se dire à lui-même qu’il a fait tout ce qu’il fallait. Parmi les excellents aspects du film, il y a la description d’une classe de prolétaires qui cherchent à éviter la punition du travail. Ce sont les années cinquante, avec des rites et des loisirs particuliers, la boisson, le pub, la fête foraine. La vie s’écoule mornement, dans la pauvreté et la promiscuité qui va avec. Et cela suffit à expliquer pourquoi ils sont tous en quête d’un ailleurs que bien sûr ils ne trouveront pas. Mais le personnage de Joe va un peu au-delà, parce qu’il veut aussi échapper à la tyrannie des femmes et des rapports sexuels. Ceux-ci sont une sorte combat permanent qui va des insultes aux coups. Les femmes recherchant une sécurité que les hommes ne peuvent leur donner sans se suicider eux-mêmes. Leslie en est devenu impuissant et passera le relais. Pour l’instant Joe tient le coup, mais c’est parce qu’il est encore jeune. C’est pourquoi la fable selon laquelle Joe a tué accidentellement Cathy ne tient pas debout, ou du moins elle est illogique.
Joe a sauvé Jim de la noyade
Un aspect assez peu remarqué dans ce film, c’est qu’il est un plaidoyer contre la peine de mort, puisque Gordon qui n’a rien fait sera finalement pendu, mais contre une justice aveugle parce qu’elle joue sur les sentiments de la population plus que sur les preuves matérielles de la culpabilité du suspect. En filigrane, il y a bien l’idée qu’il s’agit là d’une justice de classe, plutôt dure avec les pauvres. C’est d’ailleurs pour cette raison que Trocchi s’était étendu encore plus que Mackenzie sur le procès, méditant sur la notion bourgeoise de justice.
Joe, Leslie et Jim ont été à la fête foraine
Les figures se composent autour de trios dont Joe est le plus souvent le pivot. Le premier trio est formé par Joe, Ella et Leslie. Le second c’est Joe, Cathy et Gordon, puis il y en a encore un autre avec l’introduction du personnage de Gwen. Il saute aux yeux que le trio est l’image même de la concurrence pour le pouvoir. Leslie s’en ira la tête basse, il a perdu, essentiellement parce qu’il ne bande plus. Cathy perd à son tour quand Joe l’élimine physiquement du jeu parce qu’elle a prétendu être enceinte de lui. Et puis Ella devra s’éloigner face à sa sœur plus jeune et plus entreprenante qu’elle. Ces jeux de pouvoir pourtant n’efface pas la solitude des joueurs, bien au contraire, ils la révèlent. Que recherchent-ils ? Sans doute une porte de sortie à leur ennui et à leurs peurs. La passion les a quitté, et ils n’aiment pas leur travail. Ils le prennent parce qu’il est là, et qu’il faut bien avoir de l’argent pour vivre. On verra d’ailleurs Ella qui est maintenant en couple avec Joe, lui compter mesquinement son salaire, sans oublier les taxes afférentes. Ces personnages ne veulent pas appartenir à la classe des prolétaires, ils ne se sentent pas concernés par l’amélioration de la société qui est injuste, mais avec qui il faut bien composer. Trocchi avait pour but de ne pas en avoir. Et c’est pour ça qu’il prenait de l’héroïne, pour ne plus penser ni à la mort, ni à la vie ! S’abstraire du quotidien à n’importe quel prix.
Joe se remémore sa liaison avec Cathy
Du point de vue de la réalisation proprement dite, on peut dire que la reconstitution des années cinquante est bien réussie, je veux dire, elle ne fait pas trop toc, les vêtements ont se caractère avachi qui était le lot des classes pauvres. Cathy est plus soignée, mais elle a déjà un pied dans la classe moyenne, travaillant dans les bureaux. Les paysages des rivières, des canaux et des écluses sont parfaitement choisis et renforcent le côté liquide de cette histoire. Les quais où on déballe les marchandises, mettent bien en évidence les difficultés du labeur. C’est plutôt bien filmé, mais les déséquilibres du scénario qui sont pour partie déjà dans le roman, font que le rythme n’est pas très soutenu. J’avais remarqué d’ailleurs que dans le livre, la première partie était plus intéressante que la seconde et la troisième, comme si Trocchi avait du mal à boucler son récit. C’est la même chose ici. Le film fonctionne avec des flash-backs qui ne sont pas toujours très justifiés ou explicites, on l’a dit au début avec le fait que Mackenzie dévoile beaucoup trop tôt la culpabilité de Joe. La photo est peut-être un peu trop terne et masque la spécificité de l’époque.
Cathy prétend qu’elle est enceinte de Joe
La distribution pose quelques problèmes. Non pas que les acteurs soient mauvais, mais ils ne sont pas à leur place. En effet dans le livre de Trocchi, les femmes sont plutôt grasses, et c’est cette épaisseur des chairs qui débordent qui représente le désir de Joe. Les femmes ont des gros seins, de grosses cuisses et un gros ventre. Dans le film elles sont plutôt minces et sportives. Tilda Swinton qui a pourtant tout fait pour gommer le caractère androgyne de son corps, incarne Ella que Trocchi décrit en commençant par ses jambes puissantes, son gros ventre et ses gros seins. Mais elle arrive cependant assez bien à passer de l’attitude de la femme soumise à celle de la femme autoritaire qui découvre son pouvoir. Ewan McGregor est sans doute un peu trop beau garçon, mais il tient sa place une fois qu’on a admis son physique, sauf sans doute quand il est censé battre Cathy d’une manière féroce.
Joe et Ella comprennent que Leslie est au courant de leur liaison
Peter Mullan est Leslie, celui qui a embauché Joe, introduisant le loup dans la bergerie. Il est sans doute un peu trop clean pour jouer les maris décomposés et mis sauvagement sur la touche. Emily Mortimer incarne la frêle Cathy. Ça passe, sans plus. Par contre Therese Bradley en fait beaucoup trop dans le rôle de Gwen la sœur d’Ella, allant jusqu’à la grimace outrancière.
Leslie est forcé de quitter la péniche
La musique est plutôt bonne, avec de belles lignes de basse, sauf qu’à un moment on entend dans le petit appartement de Cathy un disque de Charlie Mingus qui joue Haitian Fight Song. Le livre de Trocchi date de 1954, et le morceau de Mingus n’a été enregistré qu’en 1956 ! Mais qui s’en soucie à part moi ?
Joe se souvient de la raclée qu’il a donnée à Cathy
Bien que ce film ait été salué par la critique dans les nombreux festivals où il a été présenté, notamment à Cannes, il n’a pas eu suffisamment de succès pour rembourser son budget, il n’en a couvert que la moitié. On peut même parler d’un échec public. Mais il a des qualités évidentes et ne mérite pas l’oubli dans lequel il est tombé. On regrette cependant que Mackenzie ne l’ait pas tiré un peu plus du côté du noir.
Joe a trouvé une autre logeuse complaisante
Le procès aboutira à la condamnation à mort de Gordon
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/comancheria-hell-or-high-water-david-mackenzie-2016-a168063058