• Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu

    L’affiche ce fut pendant longtemps la première porte d’entrée vers le film. Les belles salles de cinéma où on passait des exclusivités, avaient non seulement un hall d’entrée impressionnant, souvent avec un bar, mais leurs façades étaient décorées d’affiches géantes qui surplombaient le potentiel spectateur et qui déjà, par ce moyen, lui promettait autre chose que son quotidien. Récemment la cinémathèque de Toulouse a rendu hommage à André Azaïs en montant une exposition de 184 des grands panneaux qu’il dessina – en un seul exemplaire – pour les salles de cinéma. Ces affiches peintes à la main sont de véritables œuvres d’art qui accompagnaient les lumières de la ville dans les grandes agglomérations. Que celles-ci aient disparu est non seulement le reflet d’un appauvrissement du cinéma d’aujourd’hui, mais également d’un accroissement de la tristesse des grands centres urbains. On peut même dire que c’est le signe d’un affaissement de la culture populaire.  Ces affiches monumentales pouvaient faire jusqu’à 12 mètres sur trois. Loin d’intimider le spectateur, elle l’enveloppait de sa magie pour le conduire vers les paradis de l’image animée[1]. Jadis les Champs-Élysées étaient illuminés par les cinémas, aujourd’hui, dès la tombée de la nuit quand les commerces ferment, c’est terminé, c’est tout noir, tout éteint, une faune égarée et trouble a pris le relais des files de spectateurs qui attendaient de recevoir leur ticket d’entrée, tout en admirant les photos extraites du film et qui, le long de la queue alimentaient encore un peu plus l’attente. C’est une question de civilisation puisqu’en effet non seulement le cinéma est le reflet de la société, mais il est encore plus spécifiquement celui de l’expansion de la société capitaliste et marchande. 

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    Une affiche d’André Azaïs qui devait faire plus de 10 mètres de long 

    Ci-dessous, la sortie du Samouraï en 1967 sur La Canebière accompagnée d’une reprise d’un vieux James Bond dans la petite salle annexe du Pathé, un des cinémas les plus chics de Marseille en ce temps-là, avec Le Capitole, un peu plus haut, et Le Rex qui donnait à la fois sur la rue Saint-Ferréol et sur la rue de Rome. Ces cinémas étaient des salles avec un ou plusieurs balcons, et un de leurs arguments commerciaux, outre la qualité des films présentés, c’était de mettre en avant la qualité de la salle, la taille de son écran, le confort de ses fauteuils et le chic de son espace buvette qui les accompagnaient à l’entre-acte dans leur vaste espace des pas perdus où on pouvait aussi fumer une cigarette et déguster une bière ! À cette époque La Canebière c’était la grande allée du cinéma, des Réformés, jusqu’au Vieux Port et les affiches de cinéma étaient la rive de ce fleuve où on pouvait aborder. Il suffit de regarder aujourd’hui ce qu’est devenu cette belle avenue pour comprendre tout ce qu’on a perdu avec entre autres la disparition des cinémas, aujourd’hui repliés confidentiellement dans les quartiers plus huppés vers le Prado pour ceux qui ont fait des études, ou encore aux abords des monstrueuses zones commerciales comme Plan de Campagne ou encore La Valentine pour les jeunes mangeurs de pop-corn que leurs parents ont lâchement abandonnés le temps de faire leurs courses dans l’hypermarché. 

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    Une des raisons à la disparition de ce genre d’art graphique tient au fait que les salles de cinéma ont rétréci avec l’avènement des multiplex. C’est la conséquence directe de la dévalorisation de la vision des films en salle, avec la surabondance de films passant à la télévision. Non seulement les salles sont devenues de plus en plus petites, les balcons ont disparu, mais il fallait faire plus de publicité pour plus de films et donc les façades devaient présenter plusieurs films sur un même espace, donc se contenter de plus en plus des affiches standard, d’un format 120x160 qui sont tirées à la chaîne, mais qui, outre leur laideur, ne se voient pas de loin. Alors que dans les années soixante on cherchait à agrandir la taille des écrans, dans les années quatre-vingts on s’est occupé de les réduire. Si le cinéma est devenu de moins en moins visible dans la rue, fermeture accélérée des cinémas, mais aussi diminution de la taille des affiches et des façades, il est devenu par contre omniprésent sous sa forme réduite à la télévision, et aujourd’hui certains prétendent même regarder des films sur un smartphone ! Cette surabondance de films diffusés plus ou moins bien oblige à une accélération de la leur rotation. Et on adapte la programmation d’une semaine sur l’autre en fonction des chiffres d’entrées. Si les chiffres sont bons on laisse le film dans la plus grande salle, s’ils sont mauvais, il dégringole vers la plus petite. Autant dire que les films dits d’art et d’essai ont presque toujours droit aus salles les plus étriquées. 

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    Ces derniers temps au Variétés de Marseille 

    Cependant cette évolution consécutive au progrès technique et à la transformation du public de cinéma, n’est pas la seule cause de la médiocrité des affiches. Il y a la conception même de l’affiche qui est concernée aussi. Dans les années trente, en France, on aimait bien donner un tour moderne, un peu Art déco aux affiches. C’était une manière d’annoncer un film avec un style particulier et d’en prolonger la poésie. Abel Gance cinéaste moderniste était très attentif à ces affiches qui étaient déjà un commentaire sur les intentions du réalisateur. La stylisation de ses films était censée accompagner l’évolution de la peinture et donc travailler dans les abstractions, au-delà du naturalisme immédiat. Cette conception de l’affiche avertissait que le film serait d’un haut niveau intellectuel, de l’art, bien au-delà du simple divertissement. L’affiche n’a pas toujours été, comme aujourd’hui, un simple matériel promotionnel. En effet la télévision n’existant pas, les acteurs, les réalisateurs ne venaient pas, jusque dans notre salle à manger nous dire combien le film qu’ils avaient concocté était excellent et combien ils avaient pris de plaisir à le faire. L’affiche était ainsi le principal résumé des intentions du réalisateur, elles étaient reprises en noir et blanc dans les pages des quotidiens locaux qui détaillaient les programmes avec les horaires des séances. Venaient ensuite les magazines spécialisés, assez peu lus tout de même, et bien sûr les critiques des quotidiens. Parmi les revues spécialisées, en France, il y en avait de deux ordres. Par exemple Cinémonde et Ciné revue étaient des revues promotionnelles, mais dans lesquelles on pouvait trouver beaucoup d’informations tout de même. Cinémonde était la plus ancienne, créée en 1928, elle restera en service jusqu’en 1971. Elle recyclait beaucoup d’articles américains, ce qui permettait une publicité en aval pour le cinéma hollywoodien. 

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    Dans la même catégorie, Ciné revue fut créée plus tard, en 1944 et en Belgique, mais elle avait un marché important en France. Elle reprit le modèle de Cinémonde, mettant l’accent plus sur les vedettes à la mode que sur les films eux-mêmes et sur leurs réalisateurs, bien qu’on puisse y lire aussi de temps à autre des interviews intéressantes des metteurs en scène. Mais le produit d’appel c’était l’acteur ou mieux encore l’actrice, si possible des actrices un peu sexy et décolletées, Brigitte Bardot faisait fréquemment la une. Ciné revue cependant pris bientôt le pas sur Cinémonde du point de vue du tirage. La raison en était assez simple, ils avaient élargi leur champ d’action, incluant de la musique de « jeunes » et surtout les programmes de la télévision. Ce qui n’empêcha pas eux aussi de voir ses tirages s’effondrer, victimes de la télévision !  Cette revue existe encore aujourd’hui, mais elle n’a que peu d’impact. Ces revues, faibles de contenu analytique, étaient l’équivalent de Première par exemple. Très illustrées, promotionnelles, elles vivaient aussi de la publicité. Dans les années cinquante elles atteignaient des gros tirages, 250 000 exemplaires pour Cinémonde[2]. Cette revue se piquait un peu de critique, elle affirma que le soi-disant rigoureux François Truffaut, avait bien rédigé des critiques de films pour elle ! Mais globalement Cinémonde et Ciné revue défendaient essentiellement un cinéma populaire, dit commercial. C’est vers la fin des années soixante qu’elles s’effaceront. Jusqu’à cette époque on les trouvait chez le médecin, le dentiste ou le coiffeur. 

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    À côté de ces revues populaires, il y avait bien entendu des revues plus « intellectuelles ». Que ce soit Positif ou Les cahiers du cinéma, elles ne visaient pas un public populaire, mais un public plus porté sur l’idée que le cinéma pouvant être un art, et pas seulement un loisir, il fallait en défendre l’esthétique et donc l’auteur. Il y en avait pas mal, notamment Cinéma, la revue de la Fédération des Ciné-clubs, ou encore Jeune cinéma. Ces revues plutôt austères sont apparues avec la montée en puissance de la classe moyenne. Elles existent toujours, sauf pour la revue Cinéma qui a mis la clé sous la porte en 1999 quand les ciné-clubs ont disparu, mais sous une autre forme aujourd’hui, colonisées essentiellement par des critiques qui ont étudié le cinéma à l’université et qui ont adopté un jargon assez pénible à suivre. Leur public a toujours été assez confidentiel, même si Positif s’est voulu défendre un cinéma populaire. Elles sont tout autant promotionnelles que Cinémonde ou Ciné revue, mais elles travaillent sur des produits de niche et sont aussi les relais de la logique festivalière qui généralement brosse un portrait du cinéma marginal net subventionné. La disparition des revues s’est accélérée évidemment avec la numérisation de la presse et la disparition presque totale de ses points de distribution. Elles n'existent plus que de manière résiduelle et subventionnée, c’est la contrepartie du progrès technique.   

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    La disparition des revues comme des affiches, mais aussi celle des critiques de films dans les pages culturelles des quotidiens a restreint le champ d’action du cinéma. Contrairement à ce qu’on a cru initialement, ni la télévision, ni le numérique – DVD puis Blu ray – n’ont compensé cette perte de visibilité de l’art cinématographique dans le monde moderne. De même les tournées promotionnelles des acteurs et des réalisateurs n’ont pas enrayé cette dévalorisation du cinéma comme fait de société. Cet effacement progressif du cinéma, loisir qui avait été le grand diffuseur du progrès et des joies de la vie urbaine, s’est accompagné d’une grande misère esthétique des affiches qui contribuent à la banalisation des films, même quand ils engrangent des records de billetteries. Les blockbusters américains qu’ils soient diffusés en salles ou sur Netflix ne laissent plus beaucoup de traces dans les mémoires. Les films n’ont plus qu’une gloire éphémère, même lorsqu’ils sont célébrés et primés dans des festivals jadis prestigieux.  

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu 

    Une affiche c’est une image, et des lettres. Le graphisme et son originalité plus ou moins grande porte sur ses deux termes. Les deux s’accompagnent. Si l’image indique une direction artistique, les mots formés par des lettres hiérarchisent les priorités. Le titre est le plus voyant, situé en haut, en bas ou au milieu c’est ce qui doit ressortir en premier. Ensuite viennent les membres de l’équipe. Si c’est un film qui se veut artistique, ce sera le metteur en scène qui sera mis en avant. On va voir un film de Charles Chaplin, d’Abel Gance ou de Marcel L’herbier. Si au contraire le film n’a pas de prétention intellectuelle, l’affiche pariera d’abord sur le nom des acteurs, on suppose qu’on va voir un film de Jean Gabin, de Gary Cooper, ou d’Alain Delon. Cet affichage suppose que le spectateur potentiel possède en amont une mémoire du cinéma et qu’en voyant ces noms, du réalisateur ou des acteurs principaux, il sait plus ou vers quoi il se dirige. L’image va donner une indication sur le genre de film qui sera proposé. Cette image sera plus ou moins trompeuse en fonction des attentes qu’elle suggère. Faisant partie en quelque sorte du mobilier urbain, elle est faite pour attirer le chaland. Elle est donc déjà une ouverture des portes du rêve. 

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu 

    Si les affiches ont perdu aujourd’hui de leur caractère artistique, elles ont marqué les périodes de développement du cinéma. Elles ont d’abord joué sur l’idée de modernité. Le cinéma c’est moderne, mais comme les films étaient muets et en noir et blanc, cette prétention esthétique devait s’accompagner d’un jeu sur les couleurs et sur le dessin de l’affiche qui évoluera en fonction aussi des avancées de la peinture. Par exemple les affiches des films d’Abel Gance, très soignées, sont parfois inspirées de formes démarquées du cubisme, tirant vers une stylisation décalée par rapport au contenu du film, mais aussi décalé en regard au réalisme que le cinéma prétend atteindre. Ces formes nouvelles consolident l’idée que le cinéma est bien un art nouveau, et que dans ces images animées, il y a bien autre chose qu’une réalité nue, mise à plat objectivement. Les couleurs sont tranchées et tranchantes, elles attirent le spectateur potentiel, lui promettant un monde inédit qu’il ne soupçonne pas. L’avant-gardisme au cinéma ne durera pas très longtemps il se ghettoïsera rapidement après la Seconde Guerre mondiale, parfois soutenu par les ciné-clubs, mais sans l’apparat publicitaire qui va avec le cinéma populaire. 

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu 

    Le socialisme à la manière soviétique prétendra être une forme nouvelle de civilisation. S’il est conçu comme un dépassement du capitalisme, il doit produire un art nouveau différent d’un cinéma qui ne serait que divertissemeent. Et de fait les premières années de la révolution bolchévique seront un bouillonnement de nouvelles formes dans la plupart des arts, la peinture, le roman, la poésie. Le cinéma sera l’art privilégié de la révolution bolchévique. « Vous devez toujours garder présent à l'esprit que de tous les arts, c'est le cinéma qui est pour nous le plus important » dira Lénine en février 1922 à Anatoli Lounatcharski. Le cinéma est l’art populaire par excellence. Il doit être éducatif, distrayant pourquoi pas. Mais il doit aussi se démarquer des formes du cinéma occidental sur le plan formel. On sait l’apport du cinéma soviétique de Sergueï Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Alexandre Dovjenko, mais aussi les recherches encore plus formelles de Dziga Vertov, L’homme à la caméra, La symphonie du Donbass, en témoigne. Navigant entre éducation du peuple et avant-garde esthétique le cinéma soviétique inspirera tout naturellement les affiches de films. Une des plus célèbres est celle de Potemkine d’Eisenstein, avec à la fois des formes géométriques qui donnent de la force au message, et en même temps un niveau élevé d’abstraction. 

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    Le socialisme à la manière soviétique prétendra être une forme nouvelle de civilisation. S’il est conçu comme un dépassement du capitalisme, il doit produire un art nouveau différent d’un cinéma qui ne serait que divertissement. Et de fait les premières années de la révolution bolchévique seront un bouillonnement de nouvelles formes dans la plupart des arts, la peinture, le roman, la poésie. Le cinéma sera l’art privilégié de la révolution bolchévique. « Vous devez toujours garder présent à l'esprit que de tous les arts, c'est le cinéma qui est pour nous le plus important » dira Lénine en février 1922 à Anatoli Lounatcharski. Le cinéma est l’art populaire par excellence. Il doit être éducatif, distrayant pourquoi pas. Mais il doit aussi se démarquer des formes du cinéma occidental sur le plan formel. On sait l’apport du cinéma soviétique de Sergueï Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Alexandre Dovjenko, mais aussi les recherches encore plus formelles de Dziga Vertov, L’homme à la caméra, La symphonie du Donbass, en témoigne. Navigant entre éducation du peuple et avant-garde esthétique le cinéma soviétique inspirera tout naturellement les affiches de films. Une des plus célèbres est celle de Potemkine d’Eisenstein, avec à la fois des formes géométriques qui donnent de la force au message, et en même temps un niveau élevé d’abstraction. 

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    Regardons les deux affiches ci-dessus. La première date de 1927, et qui fait la promotion d'un film russe Le village du péché d'Olga Preobrajenskaïa. Une femme réalisatrice et actrice donc. Mais au-delà du film l'affiche est extraordinaire. La seconde affiche est celle de Cœur de pierre, d’Alexandre Ptoucho et date de 1946. Dans les deux cas il s’agit de films plutôt réalistes, naturalistes même. Cependant les affiches sont complètement en dehors de ce style. On voit l’importance des couleurs primaires dans les deux cas. Elles frappent l’imagination et intrigue le spectateur qui au fond veut savoir ce qui se cache derrière cette amorce. Elles atteignent une simplicité esthétisante qui est révolutionnaire quelque part. Rapidement ces formes nouvelles vont faire le tour du monde, ce sera très sensible en France où les films soviétiques sont très suivis dans les années trente. Ce qui d’ailleurs explique au moins pour partie pourquoi au moment du plan Marshall, les Américains imposeront en 1946 des quotas de films hollywoodiens, c’est ce qu’on a appelé les accords Leon Blum-James Byrnes qui entraineront d’ailleurs des manifestations importantes de la part des professionnels de ce secteur[3]. En tous les cas du point de vue de l’esthétique des affiches, dans l’entre-deux-guerres, ce sont bien les affiches soviétiques qui donnent le ton, jusqu’à Hollywood d’ailleurs ! 

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    L’enfance, En gagnant mon pain et Mes universités, de Marc Donskoï d’après Gorki 

    Mais les audaces stylistiques de la révolution socialiste vont rapidement passer dans l’URSS. Staline affirme son pouvoir, et contrairement à Lénine il aimait bien Gorki, représentant éminent de la littérature prolétarienne russe, c’était son côté populaire. On va revenir à un réalisme plus affirmé. Et ce qui est visible dans le style cinématographique l’est aussi dans le dessin des affiches. Dans la trilogie que Marc Donskoï réalise à partir de l’œuvre de Gorki entre 1938 et 1940, la fantaisie est beaucoup moins grande. C’est plus académique si on veut, toujours bien léché, mais moins surprenant. Il est vrai que dans le monde entier le cinéma se veut de plus en plus réaliste et de moins en moins un exercice de style. Cette évolution sera théorisée par la suite par Andreï Jdanov sous le vocable de réalisme socialiste. Le message doit être clair, on s’adresse au peuple dans un langage simple et accessible, non seulement en lui donnant la parole, mais aussi en le mettant au centre de la vie sociale et collective. C’est le prolétaire le héros, celui qui indique la direction l’histoire. 

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    Incontestablement c’est entre les deux guerres que les affiches de cinéma connurent en France leur plus haute période de créativité. Le cinéma était devenu un loisir très populaire, et les films qu’on produisait accompagnait une mutation socio-politique qui allait mener au Front Populaire et à la célébration des loisirs. C’était d’ailleurs plus Julien Duvivier et La belle équipe que Jean Renoir et La vie est à nous, commande militante pour le parti communiste. On y trouvera donc à la fois ces effets de stylisation qui jouaient sur les couleurs primaires, et une représentation plus ou moins décalée de la vie sociale du peuple et de ses problèmes. Comme dans le même temps il y avait toujours des films qui mettaient en scène des gens riches, de la bourgeoisie, le cinéma dans son ensemble ressemblait à un curieux brassage des classes sociales. Le cinéma français trouva ainsi son auteur de prédilection avec Georges Simenon qui avait cette capacité de mettre en scène des personnages à l’apparence ordinaire, mais qui couvaient des drames recuits. 

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    Ces affiches étaient donc dessinées, l’usage des photos ne servant plus ou moins que de modèle pour l’artiste. C’était au fond une manière d’indiquer plus l’esprit du film, son inconscient, que sa vérité photographique trop évidente. Dans le film d’Henri Decoin, un réalisateur à la très longue carrière, Battling-Geo c’est le portrait stylisé de Georges Carpentier qui apparait au-dessus d’un ring de boxe. Boxeur, devenu vedette de cinéma, il était un personnage populaire, d’extraction modeste il représentait la réussite à la force de ses poings, la boxe étant à cette époque un sport très populaire, ancré dans l’imaginaire des prolétaires comme le symbole d’une virilité retrouvée au-delà des contingences matérielles. Si on utilisait le dessin et la peinture, ce n’est pas parce qu’on ne savait pas intégrer la photo à l’affiche, mais essentiellement parce que la photo était trop proche du film et moins parlante que l’image dessinée. Ces dessins utilisaient beaucoup, en sus de la couleur rouge qui parlait du sang et de la mort, la couleur jaune pour signifier cette mise en lumière d’un drame ou d’une comédie, les sortant ainsi de l’ordinaire de la vie quotidienne. Cela donnait des contrastes intéressants entre la lumière et les ombres qu’elle suggérait. 

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    Après la Second Guerre mondiale, le cinéma le plus créatif et le cinéma populaire par excellence c’est le cinéma italien. Il bat tous les records de billetterie par tête d’habitant, sans pourtant faire usage de budgets démesurés à la sauce hollywoodienne. En ce sens qu’il renouvelle les formes du naturalisme avec ce qu’on a appelé le néoréalisme. Ce cinéma est pour partie l’héritier du cinéma soviétique qui tente d’imposer une réalité brute où la force des images est primordiale par rapport au texte et au scénario. Si on considère Luchino Visconti comme le premier réalisateur néoréaliste avec Ossessione, une adaptation du roman noir, The Postman Always Rings Twice qui date de 1943, il faut se souvenir qu’il avait travaillé avec Jean Renoir et avait été impressionné par le travail du réalisateur sur la forme. Cependant le style néoréaliste italien qui va avoir un grand succès de partout dans le monde, repose sur une célébration du peuple et de sa volonté de s’émanciper des lourdeurs de la vie quotidienne, de la misère, et de la nécessité de reconstruire le pays sur des bases neuves. Les tendances socialistes sont très fortes, et une grande majorité des réalisateurs italiens sera peu ou prou dans la roue du parti communiste. Cela va se retrouver dans les affiches. 

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    Les italiens vont développer des formes nouvelles, moins stylisées, plus léchés sur le plan des formes et des couleurs, recréant un univers populaire habituel auquel les Italiens, puis les populations de l’Occident puissent se référer sans complexe. L’esthétique du réalisme socialiste a gagné du terrain en Italie. Le giallo et le poliziottesco vont rivaliser dans ce domaine, conserver une forme de réalisme tout en mêlant en arrière-plan des bribes de scènes donnant une idée plus ou moins sanglante d’un crime par exemple. Cela va durer jusqu’aux années quatre-vingts qui verront l’effondrement du cinéma italien comme loisir populaire. Les affiches italiennes utilisaient souvent des formats étirés verticalement, très spécifique. Et les affiches de la Titanus, très travaillées, étaient immédiatement reconnaissables. Ces formes inventées pour le cinéma populaire essaimeront vers le cinéma d’auteur. 

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    Avec la modification des façades de cinéma, mais aussi parce que la promotion des films passera de plus en plus par la télévision – ennemi juré pourtant du cinéma – les affiches vont être de moins en moins travaillées sur le plan esthétique. C’est la consécration du cinéma américain comme référence mondiale et la mort des cinématographies nationales annoncée. Globalement on va se servir de photos, plus ou moins retouchées, pour illustrer l’annonce d’un film, en donner le genre, les principaux acteurs et le style. Ça commence dans les années soixante et ça ne s’arrêtera plus. Regardez les deux affiches ci-dessous, celle de gauche est l’affiche américaine, il s’agit d’un film d’Alfred Hithcock qui à ce moment-là est entré dans le déclin. L’affiche utilise l’image des deux acteurs principaux – deux grosses vedettes à cette époque – mais le principal se trouve dans le graphisme du nom des acteurs et du titre. On sait que c’est un film policier à cause du couteau qui sépare les deux protagonistes et aussi de la photo d’Hitchcock qui surplombe l’ensemble, le nom du réalisateur arrive en troisième position sur l’affiche. L’affiche de droite est l’affiche italienne, elle est évidemment beaucoup plus travaillée, c’est une œuvre d’art. elle est bien sûr inspiré des photos du film, mais le traitement des couleurs, du visage des acteurs, des reflets et des ombres donne une atmosphère prenante qui n’existe pas dans l’affiche américaine. Si cette dernière pourrait s’adapter aussi bien à une comédie qu’à un film noir, l’affiche italienne annonce clairement un drame ou un film noir. On comprend ainsi, à travers cette comparaison, que l’esthétique des affiches de cinéma participe de la magie de celui-ci, et que d’utiliser des formes simplifier de promotion par cette voie est une faute. Mais évidemment cette évidente « faute » de goût participe aussi d’une rationalisation des coûts. 

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu 

    Bien entendu ultérieurement on trouvera encore de très belles affiches, mais d’une manière beaucoup plus épisodique. Si je regarde les deux films primés à Cannes en 2023, Anatomie d’une chute, et aux Oscars en 2024, Oppenheimer, je me rends compte à quel point ces affiches sont hideuses. A qui sont-elles destinées ? Doivent-elles être regardées sur des Iphones ? En tous les cas dans les rues elles n’éclaireraient rien du tout. Est-ce que cette laideur est la conséquence de la médiocrité de ces films ? Je n’ai pas de réponse précise à cela. Mais en tous les cas, il est clair que sur le plan esthétique ces affiches ne représentent rien, même pas les films dont elles sont censées parler. Cultiver ainsi la laideur, est-ce une manière de parler des malheurs de notre temps, est-ce une autre façon de dire que toute espérance s’est enfuie ? Annie Le Brun a donné une explication plus historiciste à cette mise en scène de la laideur, elle cible essentiellement les arts plastiques, mais on peut faire le parallèle avec ce qu’on perçoit des dérives du cinéma[4]. 

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu  

    Ci-dessous j’ai recopié deux affiches du film muet d’Henri Fescourt, Les misérables, sorti en 1925, il a bénéficié de plusieurs affiches, toutes sont très travaillées, et en les regardant nous mesurons tout ce que nous avons perdu avec le cinéma d’aujourd’hui. La première, celle de gauche, est vraiment magnifique, mais je ne sais pas qui l’a dessinée. Elle recèle une poésie qui dépasse de très loin le film qui est pourtant excellent aussi. 

    Affiches de cinéma, un point de vue historique et esthétique sur un art disparu 


    [1] Laurent Natacha, Du Cinéma Plein Les Yeux - Affiches De Façade Peintes Par André Azaïs, Editions Loubatières, 2014. 

    [2] Chedaleux  Delphine,  « Cinémonde :  un  magazine  cinéphile  dans  la  France  d’après‐guerre  (1946‐1958) »,  Le  Gras  Gwénaëlle  et  Sellier Geneviève,  Cinémas  et  cinéphilies  populaires  dans la France d’après‐guerre 1945‐1958, Paris, Nouveau monde, 2015, p. 37‐51.

    [3] Geneviève Sellier, Des quotas de films américains, Le monde diplomatique, novembre 1993

    [4] Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, Stock, 2018

    « Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970La guigne de Malec, Hard Luck, Buster Keaton, 1921 »
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