• Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022

    Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022 

    Le Fleuve vient de rééditer Batailles sur la route. Cet ouvrage qui ne l’avait jamais été du vivant de Frédéric Dard, connaît ainsi sa quatrième édition. C’est un ouvrage capital qui annonce dans la forme ce que seront ensuite les romans noirs publiés dans la collection spécial police. Ce roman prend la suite de La crève[1] que certains considèrent comme le chef-d’œuvre de la période lyonnaise de Frédéric Dard. Ce n’est pas mon cas, je trouve Batailles sur la route supérieur dans la forme, mais aussi moralement. C’est comme si ce roman venait corriger les approximations, aussi bien politiques que formelles, de La crève. On se souvient que le sujet de ce dernier roman était une famille déchirée, la fille Hélène avait été tondue pour avoir couché avec un officier allemand, et le fils, Petit Louis, avait été fusillé pour avoir participé à l’œuvre criminelle de la Milice. Dans La crève, on a l’impression que Petit Louis est victime de l’ambiance de la Libération et qu’au fond, il ne méritait pas vraiment d’être fusillé par des excités revanchards[2]. Mais ici le narrateur, Pierre, qui est celui qui l’a fusillé, lève l’ambiguïté. Il rappelle qu’il l’a bien mérité et qu’il ne faut pas le regretter. Toutefois il excusera sa sœur, Hélène, qui s’est commise avec l’Allemand parce que celui-ci a été gentil avec elle, qu’en quelque sorte il l’a sauvée. Pierre lui-même va sauver Hélène, remplaçant ainsi l’Allemand dans ce rôle. Pour la protéger cependant il va lui mentir, lui cacher qu’il a tué lui-même son frère pour ne pas lui faire de la peine. Et bien sûr il portera le poids de cette culpabilité comme quelque chose qui s’immisce entre eux. Il y a aussi l’idée qu’il faut savoir tourner la page et oublier les débordements de l’Occupation et de la Libération. Frédéric Dard n’a que vingt-huit ans quand il écrit ce roman, mais c’est déjà un ouvrage de la maturité. 

    Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022  

    C’est une histoire d’amour, une histoire d’amour fou, un amour comme une maladie entre des égarés. Elle va se greffer sur une réalité matérielle, presque prolétaire d’un homme cherchant sa place dans la reconstruction d’une France malade et blessée. Doué pour la mécanique, Pierre va retaper une vieille automobile, une Citroën B2, que lui a donnée le docteur Thiard, puis après avoir servi de mécanicien à tout ce village de paysans, il va s’investir dans le métier de chauffeur-routier. Métier viril et dangereux, on croisera de nombreux accidents. Le camionneur est aussi celui qui dans ces années nouvelles retisse la France en mettant en relation et en recousant les différents morceaux du pays. Le héros veut passer outre les séquelles de la guerre et de la Libération, pour cela il masque la vérité à Hélène qui ne sait pas que c’est lui qui a tué Petit Louis. Mais le passé va inévitablement ressurgir, comme les fractures du pays vont ressurgir dans un opposition frontale entre le capital et le travail. Par exemple Pierre traversera une grève des transports routiers organisée par les syndicats. Bien qu’il comprenne que celle-ci est le résultat de la misère matérielle des classes pauvres, il ne peut pas s’y joindre parce qu’il est indépendant, ayant pris une participation dans l’entreprise financée par Maurois. Mais cette ambiguïté est aussi le résultat qui fait que Pierre a tout misé sur un amour fou qui équivaut à un enfermement en dehors du monde – thème que Frédéric Dard explorera dans de nombreux ouvrages. Certes l’amitié masculine et virile lui manque aussi, mais c’est un peu secondaire, il la trouvera avec Mathias – déjà un Mathias, garçon un peu simple et gaffeur – un ancien camarade de classe. Si la tension est palpable jusqu’à la fin du récit, parce qu’Hélène est traquée par la justice et que Pierre a peur qu’elle ne lui pardonne pas la mort de Petit Louis, le drame va pourtant trouver une issue heureuse. On peut supposer en effet qu’en lui écrivant, Pierre saura convaincre le procureur pour qu’il accorde le pardon à Hélène qui est enceinte et donc qui porte en elle une promesse de renaissance pour elle-même et pour ceux qui l’entourent. Il y a cette idée selon laquelle l’écriture est là pour dire la vérité au-delà des faits apparents ou matériels. 

    Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022  

    Dans la forme, c’est donc une confession, avec toute la subjectivité qui peut l’accompagner. Il n’écrit pas à son juge pour s’excuser, mais au procureur pour lui demander d’épargner Hélène. Cette technique semble avoir été inspirée par Georges Simenon dans Lettres à mon juge qui avait paru l’année précédente aux Presses de la Cité, et qui sera reprise de très belle manière pour L’accident[3]. C’est une manière d’expier ses fautes afin d’oublier sa propre culpabilité. Mais cela ne suffit pas à définir le style qui est construit à partir de l’action avec des phrases simples, avec une science consommée pour décrire les dangers de la route. Le camion traverse un pont en bois pour gagner plusieurs dizaines de kilomètres et ainsi économiser du temps et de l’essence qui est encore à cette époque rationnée. Cette scène préfigure Le salaire de la peur de Georges Arnaud, qui paraitra l’année suivante chez Julliard et qui aura un succès considérable, tant en librairie que dans les salles de cinéma avec l’adaptation d’Henri-Georges Clouzot qui obtiendra la Palme d’or à Cannes en 1953[4]. Les romans de camionneur vont être un moment à la mode, le roman de Georges Bayle, authentique camionneur, Du raisin dans la gas-oil, sort à la Série noire en 1954 et va être adapté de belle façon au cinéma par Gilles Grangier avec Jean Gabin l’année suivante[5]. Gabin retournera au rôle de camionneur pour Henri Verneuil avec le très bon Des gens sans importance[6]. Le camionneur devient alors une figure de l’imaginaire prolétarien qui ouvre la porte au rêve puisque le camionneur parait plus libre de ses mouvements que l’ouvrier d’usine, mais aussi parce que le camionneur est celui qui recoud le paysage déchiré d’une France fracturée et blessée par la guerre. Le film de camionneur est très proche du film noir, et l’année de la sortie de Batailles sur la route, Jules Dassin va achever l’excellent Thieves highway qui reprend le thème de ce couple improbable, entre le camionneur traumatisé par la guerre et la prostituée rejetée par un peu tout le monde[7]. C’est donc un thème dans l’air du temps, car si Frédéric Dard a certainement été influencé par le cinéma américain, quand il entame Batailles sur la route il n’a sans doute pas vu le film de Jules Dassin.

    La route est notre patrie. Elle nous a conquis, nous sommes ses servants. C’est sur elle et pour elle que tout un peuple s’est battu ; pour la conquérir, borne par borne. Oui, c’est cet écheveau de goudron qui escalade les montagnes, franchit les fleuves et enjambe les gouffres que tant d’hommes ont payé de leur vie… sans toujours le savoir.

    Bien entendu la virilité c’est ce moment où l’homme affronte la machine, que ce soit le train ou le camion, il faut maitriser le progrès technique, sinon celui-ci vous broie. C’est illustré par les nombreux accidents qui émaillent la route, on ne peut pas s’endormir ou relâcher sa concentration une minute, sinon la route se vengera. 

    Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022

    La vieille guimbarde du docteur Thiard que Pierre retapera 

    Dans cet ouvrage Frédéric Dard retrouve la figure ambiguë du médecin alcoolique et âgé, le docteur Thiard. C’est lui qui donne sa voiture, la Citroën B2 aux deux amoureux. C’est un personnage récurent chez Frédéric Dard, sa première apparition dans un roman c’est en 1945 dans Les pèlerins de l’enfer[8]. On le retrouvera tout au long de son œuvre, aussi bien sous le nom de San-Antonio[9] que sous le nom de Frédéric Dard[10]. Il est également très présent dans les romans de Georges Simenon comme par exemple dans Lettre à mon juge[11]. Ce personnage, souvent alcoolique, prématurément vieilli, cache des blessures aussi profondes que secrètes, mais il peut être bon comme mauvais. Les relations de Pierre avec ce médecin déchu représentent la quête du père. Mais cette figure paternelle de substitution se retrouve aussi dans le patron Maurois[12]. Manifestement Pierre cherche sa protection, parce qu’il est puissant, qu’il a de l’argent et du flair pour les bonnes affaires. Grâce à lui, il peut refaire sa vie et refaire la vie d’Hélène. On remarque que le prénom Hélène revient assez souvent sous la plume de Frédéric Dard, on le retrouvera plus tard sous la forme Héléna dans Une seconde de toute beauté[13]. Ce prénom évoque pour Frédéric Dard une forme de fragilité et de pureté. Mais Hélène c’est Hélène de Troie, la femme enlevée par Pâris, c’est un objet de désir, la beauté féminine et rêveuse, qui du fait de sa présence physique n’a pas grand-chose à dire sur celui qui la choisira pour épouse et qui la protégera. Elle lui en sera reconnaissante. C’est l’anti-Pénélope si on veut, la femme d’Ulysse s’appliquait à détruire les uns après les autres ses prétendants, à les frustrer du désir qu’elle suscitait plus ou moins malgré elle. Et d’ailleurs, ici elle est totalement passive, bien sûr elle aime Pierre, mais elle reste en retrait de toutes les décisions importantes que le couple doit prendre. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce n’est pas « une âme forte », en ce sens qu’elle a une capacité à encaisser les mauvais coups de la vie qui force le respect du narrateur, comme celui du lecteur. Elle est là aussi parce qu’elle portera l’enfant de Pierre et donc qu’elle participera au renouveau de la vie en France. 

    Frédéric Dard, Batailles sur la route [1949], Fleuve éditions, 2022

    Eglise Saint-Theudère, Saint-Chef en Dauphiné 

    Le roman se déroule à Saint-Theudère, c’est un nom d’emprunt pour camoufler Saint-Chef qui est un personnage à part du récit. C’est le village d’élection de Frédéric Dard et c’est ici que Batailles sur la route sera écrit. Il y fut élevé par sa grand-mère et il décida de s’y faire enterrer. Cette référence donne tout de même une idée de l’importance que revêtait ce roman pour son auteur. En effet il est décrit comme une forme d’idéal. On ne peut pas être mauvais à Saint-Theudère ! Les vieux représentent cette bonté native en tant que gardiens des traditions, l’aubergiste madame Picard les maternera, et le vieux docteur les soignera en même temps qu’il retrouve une forme d’espérance. Tout se passe comme dans Regain[14], le livre de Jean Giono que Frédéric Dard admirait profondément. Le couple Hélène-Pierre va ranimer le village, non seulement en stimulant son activité économique, mais aussi en se reproduisant. Du reste le village est vu comme un lieu de solidarité entre tous. Le riche Maurois cependant restera un peu en retrait de cette  logique. Il y a du reste une allusion méditative assez bizarre de Pierre – puisqu’il est le narrateur – sur la propriété qui ne l’a jamais vraiment intéressée, mais qui va lui apparaître finalement comme une extension de ses propres capacités physiques, semblablement à l’enfant qui va naître, comme une création. 

    On l’a compris, ce livre est excellent, indispensable, d’une forme achevée, et il est bien étrange qu’à sa sortie personne ne s’en soit aperçu. On doit le considérer comme l’inauguration du grand cycle des romans de la nuit de Frédéric Dard. La présente réédition est agrémentée d’une très belle présentation de Thierry Gautier qui lui aussi considère ce roman comme bien trop négligé.



    [1] Confluences, 1946.

    [2] Petit-Louis est un roman d’Eugène Dabit publié en 1930 chez Gallimard. Considéré comme un ouvrage marquant de la littérature prolétarienne, il a influence notamment Louis-Ferdinand Céline pour l’écriture du Voyage au bout de la nuit.

    [3] Fleuve noir, 1961. Voir aussi http://alexandreclement.eklablog.com/l-accident-edmond-t-greville-1963-a128232262

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-salaire-de-la-peur-henri-georges-clouzot-1953-a209300804

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/gas-oil-gilles-grangier-1955-a160105718

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/des-gens-sans-importance-henri-verneuil-1956-a161956386

    [7] http://alexandreclement.eklablog.com/les-bas-fonds-de-san-francisco-thieves-highway-jules-dassin-1949-a203535506

    [8] Editions de Savoie, 1945.

    [9] A tue et à toi, Fleuve noir, 1956.

    [10] Le cahier d’absence, Fleuve noir, 1962.

    [11] Publié en 1947 aux Presses de la Cité, il est trèsn probable que Simenon ait été inspiré par Les pèlerins de l’enfer, voir Alexandre Clément, L’affaire Dard/Simenon, La nuit du chasseur, 2012.

    [12] Le choix de ce nom ne me parait pas dû au hasard, mais je crois qu’il est une référence à l’écrivain André Maurois qui avait beaucoup de succès et dont Dard adaptera une nouvelle pour le cinéma, Thanatos Palace Hotel, un film de Victor Merenda en 1959 sous le titre de Sursis pour un vivant. http://alexandreclement.eklablog.com/sursis-pour-un-vivant-victor-merenda-1959-a128000480

    [13] Fleuve noir, 1966.

    [14] Grasset, 1930.

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