• Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

     Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Fort du succès de G Men, Warner Bros va financer un nouveau film de William Keighley bâti un peu sur le même modèle et qui consiste à montrer combien les agences fédérales sont décisives pour détruire les gangs mafieux qui tournent la loi avec l’aide d’avocats véreux et de politiciens corrompus. Le film s’inspire évidemment de l’affaire Al Capone, le gangster porte ici les même initiale, A et C pour Alexander Carston. Le héros est un agent de l’IRS – Internal Revenue Service – qui traque la fraude fiscale. Al Capone avait été en effet condamné pour fraude fiscale en 1931. Warner Bros voulait coller à la réalité comme à son ordinaire. Mais entre le film précédent de William Keighley et celui-ci, il s’était passé un événement important, la mise en place du misérable code Hays[1]. Cette censure tatillonne allait s’installer progressivement et priver le cinéma de sa liberté de créer, torturant les scénaristes et les studios pour trouver des compensations qui tiennent debout, ce qui n’était pas toujours possible. Il ne fallait surtout pas faire allusion à tout ce qui pouvait donner à penser que les gangsters étaient autre chose que des bêtes sauvages. Il y a une curieuse anecdote qu’on raconte à propos de ce film. Une scène où Carston parle devait être coupée par la censure, mais Warner Bros n’accéda pas à cette requête et la scène fut maintenue, mais sans le son. On voyait donc Ricardo Cortez bouger les lèvres, mais il ne disait rien. Dans la version qui circule aujourd’hui, le son a été heureusement rétabli. Contrairement à ce qui est dit ici ou là, ce n’est pas un film de série B, il dure plus d’une heure et demie, et ce n’est pas un film à petit budget. La qualité technique est là pour le prouver. Bette Davis était une actrice très recherchée, et le cople qu’elle formait à l’écran avec George Brent avait très souvent du succès. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Carston fait le tour des commerçant racketter pour récupérer son dû 

    Le Trésor américain a infiltré sous l’identité d’un journaliste Bill Bradford. Celui-ci s’est lié d’amitié avec Julie qui est la comptable de Carston. Le but est de ramasser suffisamment d’information pour faire tomber Carston pour fraude fiscale. Carston mène une activité de racket sur son territoire, il s’attaque aux petits commerçants de la fête foraine qu’au redoutable Armitage qui gère une sorte de casino. Mais ce dernier n’a pas payé ce que Carston exigeait. Il est menacé dans sa vie. Il songe à s’enfuir en emportant de l’argent qu’il a caché. Son homme de main qui lui vend l’idée pour plusieurs milliers de dollars, Andrews lui suggère de se rendre aux autorités pour se faire mettre en prison, de vendre Carston et ainsi d’échapper à la vindicte du caïd. Armitage va jouer ce jeu, mais Andrews le vend à Carston qui le fait assassiner dans la rue, avec les policiers qui étaient venus l’arrêter. La justice va cependant faire pression sur Andrews en ressortant une vieille affaire dans laquelle il était impliqué, pour que celui-ci dépose contre Carston. Ils obtiennent une déposition qui pourrait faire condamner Carston devant le tribunal, mais c’est sans compter la taupe, Williams, qui se trouve dans le bureau du Distric Attorney. Celui-ci va subtiliser la déposition et la vendre à Carston contre 10 000 $. C’est Julie la comptable qui va lui donner cette somme en mains propres. La condamnation de Carston, sans cette déposition, tombe à l’eau, d’autant qu’Andrews a disparu. Bradford va alors tenter de retourner Julie dont il est amoureux afin que celle-ci subtilise les livres de compte qui prouve que Carston a encaissé des sommes exorbitantes sur lesquelles il n’a payé aucune taxe. Elle va marcher dans la combine parce qu’elle est amoureuse de Bradford, elle est d’ailleurs la seule qui possède le code pour les lire. Bradford va imaginer une fausse opération de police pour obliger Carston à déplacer ses livres chez Julie. Ça marche en effet, et chez Julie Bradford va pouvoir photographier les livres de compte à son aise. Lorsque Carston passe devant le tribunal, le procureur annonce qu’il possède les livres de compte, mais l’avocat de Carston prétend qu’on ne peut pas les lire sérieusement, vu qu’on n’en possède pas le code. Julie doit venir témoigner, accompagnée d’une escorte policière imposante, elle est pourtant kidnappée par la bande de Carston qui s’est planqué dans l’ascenseur. Dès lors la seule chance de la justice est de retrouver Julie vivante. Bradford va user pour cela d’un subterfuge. Il fait passer le message par la taupe du procureur qui a été démasquée par Julie et qui ne peut plus rien refuser à la justice, qu’il est un faux journaliste, puis il va voir Carston afin de se faire kidnapper à son tour. Ça marche, et tandis que Bradford est emmené vers la planque de Carston, la police prend la voiture des kidnappeurs en chasse, sans trop s’en approcher. Ils repèrent la planque du gang, une fusillade s’engage avec la bande, ils délivrent Julie et Bradford et finalement vont envoyer Carston en taule pour trente ans, tandis que Julie et Bradford vont pouvoir se marier. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Carston comprend qu’Armitage l’a volé 

    Le scénario est un peu boiteux, essentiellement parce que la romance entre Julie et Bradford vient ralentir l’action. Mais je suppose que cette interférence était nécessaire pour donner plus de place à Bette Davis dans le rôle de Julie, sinon elle aurait eu encore moins de présence à l’écran. Il y avait pourtant quelque chose d’intéressant à tirer de cette situation paradoxale d’une jeune fille sans trop de malice qui devient le pivot sur lequel repose l’existence d’un gang puissant. Mais il y a beaucoup de difficultés à mener de front la fois la romance entre Julie et Bradford et l’activité criminelle de Carston poursuivi par les services fédéraux. Le principe de ce film est de montrer que non seulement les gangsters sont entièrement mauvais, mais qu’en outre il faut les combattre avec la dernière énergie. Paradoxalement Carston qui est le personnage le plus intéressant du film, ne semble pas avoir de vie intime. Il amasse de l’argent et passe son temps à faire des réussites, il n’est guère intéressé par les femmes, et encore moins par l’alcool et la bonne chère. Il porte des gants sans doute pour ne pas attraper des microbes comme ce gangster ennemi de Capone qui ne buvait que du lait pour se protéger des maladies. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Le procureur fait pression sur Andrews pour qu’il balance Carston 

    Le film oppose donc les hommes de la loi, les bons, aux gangsters, il y a peu d’ambigüité. Curieusement ce sont les truands qui attirent plus l’œil du spectateur, tandis que la justice et la police apparaissent pour le moins pataudes. Julie est le seul élément qui relie les deux mondes et qui, par la force des choses, recèle une part d’ambiguïté. Elle apparait tantôt comme une fausse ingénue, tantôt comme une manipulatrice qui utilise ce qu’elle sait de Carston pour arriver à se faire épouser par un faux journaliste. Certes elle fait semblant d’avoir des scrupules car dit elle Carston l’a beaucoup aidée quand elle était dans la dèche. Mais elle passera outre. Bradford est donc un infiltré, ce thème sera repris plus tard avec beaucoup plus de nerf par Keighley lui-même dans l’excellent The street with no name[2]. Flic ou truand, corrupteur ou corrompu, l'ambiguïté est évidente, même si ici elle n’est peut être pas assez appuyée. Là encore on pourrait dire que Keighley est un vrai précurseur, ce segment important du film noir sera repris jusqu’à nos jours, jusqu’à au moins le film de Scorsese, The departed[3]. Cependant le personnage de Bradford est tout de même un peu pâle pour tenir tête à Carston. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La presse suit patiemment le procès de Carston 

    Ce n’est donc pas sans raison que Jean-Pierre Melville cite William Keighley comme un des maîtres d’Hollywood et pas Hitchcock[4]. En matière de cinéma, Melville a toujours raison ! Il est d’ailleurs probable qu’il s’en soit inspiré pour la réalisation du Samouraï. La poursuite de Jeff nas le métro, suivi de loin sur une carte de la capitale par le commissaire ressemble beaucoup dans son principe à celle de la voiture dans laquelle se trouve Bradford par la police. C’est d’ailleurs une des séquences les plus réussies du film. Au crédit de Keighley, on mettra également l’enlèvement de Julie au nez et à la barbe de son escorte s’une dizaine de policiers. Comme à son habitude, Keighley soigne particulièrement les scènes de fusillade, usant avec beaucoup de précision des fumigènes. Rien que pour cela le film vaut d’être vu. Certes le rythme est un peu déséquilibré pour les raisons qu’on a évoquées plus haut, mais la mise en scène tient tout de même la route. Il y a une bonne utilisation des traveling arrière, comme des plans généraux dans le bureau du procureur qui donne un caractère imposant à l’institution. La photo due au vétéran Sidney Hickox est bonne. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935 

    La police va faire une descente chez Carston 

    L’interprétation est bancale. D’abord parce que la vedette du film est censée être Bette Davis qui incarne Julie, alors que son rôle est moins important que celui de George Brent. Elle détestait ce film, et pour cause, il ne lui laisse pas assez de place. Ses minauderies agacent, mais elle peut être touchante dans ses hésitations à trahir Carston. Georges Brent dans le rôle de Gradford est un peu mou, mais c’est son habitude. C’était pourtant dans la vie un vrai combattant de l’IRA, ayant quitté assez jeune son Irlande natale parce que le gouvernement anglais avait mis un contrat sur sa tête, il y reviendra. Mais à l’écran il n’a pas une présence à la Humphrey Bogart ou à la James Cagney et reste toujours un peu en retrait. Le plus intéressant est peut être Ricardo Cortez dans le rôle du truand Carston. il n’a pas besoin de parler pour être inquiétant. Ce n’était pas tout à fait un acteur de métier, à l’origine il était banquier et reviendra ensuite à Wall Street en tant que tel à la fin de sa carrière au cinéma. Jack La Rue est aussi très bon dans le petit rôle d’Andrews. Robert Strange est le douteux Armitage, il est aussi très bien. Ce sont finalement plutôt les truands qui sont réussis que les « bons ». 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Bradford va photographier les livres de compte de Carston 

    Si on a assez souligné les insuffisances du scénario et les déséquilibres du film, on peut pourtant le voir sans ennui pour quelques très belles scènes d’anthologie qui apparaissent en avance sur leur temps et qui viendront ensuite nourrir le film noir. La deuxième partie, dès lors qu’on passe à l’action, est plus intéressante que la première. Malheureusement les films de William Keighley sont un petit peu difficiles à trouver sur le marché, surtout ceux d’avant la guerre. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Julie est conduite sous protection pour témoigner contre Carston 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La police suit de loin le parcours des hommes de Carston 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La police délivre Julie pour qu’elle puisse témoigner



    [1] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, « Évolution de la censure », in 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1995

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-derniere-rafale-the-street-with-no-name-william-keighley-1948-a210130574

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/les-infiltres-the-departed-martin-scorsese-2006-a165079930

    [4] Rui Nogueira, Le cinéma selon Melville, nouvelle édition, Capricci, 2021.

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