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Duccio Tessari, La mort remonte à hier soir, La morte risale a ieri sera, 1970
Scerbanenco a beaucoup donné pour le poliziottesco, au moins dans les débuts de ce qui allait devenir un véritable sous-genre du film noir. Il a créé un personnage récurrent, Duca Lamberti, un policier milanais, un peu désabusé face à la violence endémique qui rongeait la société italienne après l’établissement de la république, mais toujours humaniste et compatissant. Il eut de son vivant assez de succès pour être traduit en français, en allemand, et aussi en anglais. Mais il est resté prisonnier de l’image mauvaise qu’avait avant la fin des années soixante le roman policier comme le roman noir. Son public fut donc d’abord le public dit de « la littérature de gare », ce fut d’ailleurs aussi de bien des auteurs comme Georges Simenon auquel il emprunte beaucoup, ou Frédéric Dard qui obtiendront une reconnaissance méritée bien au-delà du public de cette littérature de gare. Du public de la littérature de gare, c’est encore Frédéric Dard qui en parlait le mieux, lui qui a bâti sa fortune sur icelui. La littérature de gare ce sont d’abord les livres sans prétention qu’on achète pour passer un moment plus ou moins long dans le train. C’est supposé être une littérature dépaysante et presque sans réflexion. Mais comme dans la « grande littérature », celle dont les critiques littéraires discutent encore au-delà du raisonnable, il y a la bonne et la mauvaise littérature de gare. Scerbanenco n’avait pas un style époustouflant, et je ne le classerais certainement pas parmi les maitres du roman noir. Mais il avait un style, une thématique et des obsessions qui sont suffisamment intéressants pour qu’on s’y intéresse. Il porte une vision amère sur l’Italie du vice, la cupidité, la turpitude sexuelle, la violence qui sont des déviances contre lesquelles il faut lutter. En ce sens il peut paraître réactionnaire au sens étroit du terme, et en ce sens il est fondateur du poliziottesco qui n’embraye pas souvent du côté de l’excuse quand il s’agit de discuter des motivations d’un criminel. Généralement d’ailleurs les criminels sont présentés dans le poliziottesco comme le miroir des dérives de la société.
Après Mai 68 ou plutôt le Mai rampant italien qui entraîna l’Italie dans des passions délétères, proches de la guerre civile, les Italiens n’en pouvaient plus aussi bien du manque de cervelle de la jeunesse « révolutionnaire » qui penchait vers le terrorisme, que des magouilles de l’extrême-droite activée plus ou moins discrètement par les Etats-Unis – voie le projet Gladio et l’assassinat d’Aldo Moro[1] – et aspiraient forcément à une sorte de retour à l’ordre. L’Etat italien étant presqu’effondré à cette époque, la mafia sicilienne allait quasiment occuper ce vide, avec la violence qui va avec. Elle utilisait pour cela un personnel politique corrompu que manipulait aussi de leur côté les Etats-Unis dont le but premier était de consolider ce qui allait devenir l’Union européenne et l’OTAN pour partir ensuite comme on le sait à la conquête des pays de l’Est et qui aboutira en 2022 à la sanglante guerre en Ukraine. Bien entendu, ce contexte terrible n’est jamais directement – ou rarement – présente dans le poliziottesco, mais on ne peut pas en faire l’économie pour comprendre pourquoi il a eu beaucoup de succès. La confusion politique engendra le chaos et se traduisit par une expansion forte de la mafia, tellement forte qu’elle suscita des vocations avec la Camorra et N’drangheta, mais que bientôt les Corléonais qui ne doutaient de rien se crurent assez forts pour remplacer l’Etat italien ! Cette illusion fut le début de leur perte. Cependant, cette décomposition entrainait des rapts, du racket, des règlements de compte et plus personne, mêmes les riches, n’était en sécurité.
Luca Lamberti tente d’expliquer les difficultés qu’il rencontre pour retrouver Donatella
Duccio Tessari, cinéaste éclectique, a fait toute sa carrière dans le cinéma de genre, aussi bien dans le western-spaghetti, que dans le giallo et dans le poliziottesco. Il connut quelques succès importants notamment avec Alain Delon, aussi bien pour Zorro, que pour The Big Guns. Ici il va se saisir plus précisément des codes du poliziottesco, voire en inventer quelques-uns pour raconter une histoire d’enlèvement relativement banale dans le contexte sus-indiqué. C’est adapté de I milanese ammazzano al sabato, paru en 1969 chez Garzanti, et traduit en français sous le titre Les Milanais tuent le samedi, publié chez Plon. C’est le quatrième et dernier opus de la saga de Luca Lamberti. C’est Biagio Proletti qui signa le scénario, scénario sur lequel travailla aussi Duccio Tessari. Assez peu connu et très peu prolifique Proletti se fit tout de même remarquer par sa collaboration avec Lucio Fulci sur Gatto nero, un giallo inspiré plus ou moins – plutôt moins que plus – de la célèbre nouvelle d’Edgar Allan Poe.
Lamberti et Mascaranti vont à la rencontre d’un ancien maquereau, devenu marchand de voitures de luxe
Amanzio Berzaghi, un veuf, un peu boiteux, constatant la disparition de sa fille de vingt-cinq ans, Donatella, handicapée mentale, mais aussi nymphomane et très grande de taille, va demander des nouvelles à la questure de Milan qui est complètement débordée. C’est Luca Lamberti qui est chargé de l’affaire avec son jeune subordonné Mascaranti. Tandis que Berzaghi interroge le voisinage dans la cité HLM où il habite, et où les gens vivent dans un certain anonymat, Lamberti et Mascaranti suive la piste des réseaux de prostitution milanais, notamment les maisons closes. Ils vont finalement tomber sur un marchand de voitures, Salvatore, qui est aussi un peu maquereau qui va les guider dans la visite de ces lieux de perdition. Ils vont rencontrer une prostituée noire qui leur donne le nom d’un notable qui après avoir nié, leur dit avoir en effet rencontré Donatella dans une maison, mais c’est une piste qui tourne court car l’immeuble vient d’être détruit ! Puis l’enquête semble recevoir un coup de fouet quand Salvator annonce à Lamberti qu’on lui a proposé de lui vendre Donatella pour 500 000 lires. Les policiers décident de suivre cette piste, l’échange doit avoir lieu au stade de football de Milan, le jour d’un match contre la Juventus. Mais rien ne vient et Salvatore tente de s’enfuir avec l’argent. Mascaranti le rattrape. Avec les policiers, Salvatore va tenter de faire un portrait-robot de l’homme qui l’a contacté pour lui vendre Donatella. Un chasseur retrouve peu après la jeune handicapée morte assassinée et brulée dans un champ. Lamberti et Mascaranti sont chargé d’annoncer la mauvaise nouvelle au père de la jeune femme.
Luca Lamberti semble déprimé, sa compagne est à l’écoute
Amanzio Berzaghi est effondré. Après un malaise cardiaque, il décide de se débarrasser de toutes les affaires de sa fille, et annonce à Lamberti qu’il vivre au moins jusqu’à ce qu’on découvre qui a assassiné sa fille. En descendant les affaires de sa fille pour le ramassage de la poubelle, il va remarquer que celui qui conduit le camion a posé sur tablette un ours en peluche qui a appartenu à Donatella. Il apprend que cet ours a été ramassé il y a peu justement devant la porte de la résidence. Berzaghi le récupère. Salvatore est assassiné alors qu’il tente de s’enfuir, par ceux qui ont enlevé Donatella. Mais par l’intermédiaire de la jeune noire, hébergée par Lamberti, les policiers vont retrouver la piste de ceux qui ont enlevé Donatella. Tandis que Berzaghi interroge son entourage immédiat, Lamberti apprend que les kidnappeurs se sont réfugiés dans un hôtel du Lido, tenu par le cousin de l’un d’entre eux. Celui-ci est soulagé par l’arrivée de la police, car il se sentait menacé par la bande. Ainsi la police connait maintenant les ravisseurs. Berzaghi apprend de son côté par sa voisine que la gérante de la laverie a également trempée dans le kidnapping. Il se précipite à son commerce, mais elle a le temps d’appeler ses complices. Une bagarre s’ensuit entre Berzaghi et la bande. Il tue l’assassin de sa fille en lui coinçant la tête dans une machine à laver. La police arrive sur les lieux.
La jeune noire va finalement parler
On reconnait là les thèmes de prédilection de Scerbanenco. D’abord cette jeunesse perdue et dégénérée qui développe des tendances sadiques et se laisse entraîner à tous les vices. Ces assassins sont en réalité des demi-sels. Ils ne connaissent que la violence brute et la menace, ils sont dans l’immédiateté de l’action sans recul. On retrouve souvent cela dans le poliziottesco, par exemple dans Cani arrabatiati, le dernier film de Mario Bava. Mais cette absence de morale ordinaire fascine le bourgeois, l’attire et le con tamine. La voisine de Berzaghi, la gérante de la laverie, ou encore ce vieil ingénieur qui paie pour consommer Donatella, une femme hors norme. Face à ce chaos, Duca Lamberti tente de redresser la barre et donc quelque part de sauver ce qui peut l’être de cette société en décomposition. Il n’a pas d’illusion, mais il lutte tout de même contre la dégénérescence de l’Italie. On a souvent identifié cette tendance à une prise de position politique de droite voire d’extrême droite. C’est une grosse erreur, bien que le passé de Scerbanenco pendant la Seconde Guerre mondiale ne plaide pas en sa faveur. En effet, Scerbanenco, qu’on appelait le Simenon italien, a eu un succès important en Italie, mais assez faible en France, essentiellement parce qu’à la fin des années soixante et jusqu’au milieu des années soixante-dix, l’Italie est soumise à de très fortes tensions qui ont engendré un sentiment d’insécurité que nous n’avons connu en France que beaucoup plus tard avec la montée du fondamentalisme islamiste, sa kyrielle d’attentats et d’assassinats qui vont dévaster la France à partir du milieu des années quatre-vingt. On doit remarquer à ce propos que très peu de cinéastes français ont abordé cette nouvelle forme d’insécurité, parfois couplée avec le trafic des stupéfiants. Quand on traite de la question de l’Islam en France on regarde le plus souvent du côté du racisme dont souffriraient les musulmans et non pas la question de la délinquance portée par cette communauté. Depuis quelques années les cinéastes français abordent abondamment les problèmes de société, mais avec très peu de succès, sauf dans les festivals ! Or le poliziottesco était un genre extrêmement populaire, ce qui veut dire qu’entre autre chose, les Italiens se sentaient concernés par cette thématique de la violence.
L’ingénieur va indiquer où il a rencontré Donatella
L’autre aspect de cette histoire est la solitude. Berzaghi est seul, enfermé avec sa fille qui est handicapée sur le plan mental. Il mène une vie triste, enfermant sa fille le plus souvent afin de lui éviter des aventures sinistres avec le voisinage. Faisons remarquer ici que le handicap mental de Donatella se traduit par une nymphomanie exubérante qui fait de l’activité sexuelle débridée – on pourrait dire de la libération des mœurs – une sorte de tare qui expliquerait la dégénérescence de l’Italie. Cette tare met évidemment le spectateur mal à l’aise. Mais elle est aussi un remède à la solitude. Dans la cité qu’habite Berzaghi, la voisine qui se sent seule, se laisse séduire par un petit voyou et va trouver divertissant finalement de participer au kidnapping de Donatella. Une autre image de cette solitude engendrée par la grande ville – vieux thème du film noir – est cette séquence sur les policiers qui attendent devant le stade San Ciro, espérant coincer les ravisseurs. A la fin du match, cette foule de tifosi s’écoule comme une rivière indifférente aux drames humains. A la fin il ne restera sur le parking qu’une seule voiture, celle de la police. Une autre séquence nous montre comment la piste donnée par l’ingénieur tourne court : l’immeuble où Donatella est prostituée vient juste d’être détruit, c’est une métaphore de cette ville changeante et insaisissable où tout peut arriver.
L’immeuble a été détruit
Le déroulement de l’histoire s’appuie sur deux points importants, d’abord la capacité à mener parallèlement à la fois l’enquête de Lamberti et Mascaranti, et celle de Berzaghi. Ces deux segments sont comme dans une situation d’ignorance, ils ne se rejoindront que dans le moment où la police et Berghazi par des voies différentes aboutiront au même résultat. Ce parallèle est indirectement une mise en accusation des dysfonctionnements de la police. L’autre aspect est plus traditionnel, les témoignages sont présentés à travers une succession de flash-backs, vielle technique qui permet de ne pas alourdir de trop de dialogues. Ces flash-backs sont également l’occasion de tracer un portrait de ces témoins qui ont presque tous des raisons de ne pas parler, peur, manque de confiance dans la police, etc.
A San Ciro les policiers espèrent piéger les ravisseurs de Donatella
Duccio Tessari n’est pas un grand technicien de l’image, mais il réussit ici parfaitement toutes les séquences d’extérieur, donnant à Milan le rôle d’un acteur à part entière, visant une forme de documentaire poétique, avec un jeu sur les couleurs pastellisées qui sera la marque de nombreux films de ce genre. La photo de Lamberto Caimi qui a beaucoup travaillé avec Ermano Olmi, est d'une grande sobriété. Cette ville est froide, Lamberti traîne tout le long de l’enquête une sinusite dont il n’arrive pas à se débarrasser. C’est manifestement l’hiver et le Lido est complètement désert, l’hôtel que les flics investissent est presque mort, enfoncé dans une sorte de brouillard. Egalement les séquences dans la résidence de Berzaghi sont très réussies, avec des vues plongeantes sur les escaliers qui donnent un sentiment de vertige. Moins intéressantes sont les parties dialoguées, tournées champ-contrechamp avec très peu de mouvements de caméra. Il y a quelques scènes d’action plutôt réussies, par exemple quand Salvatore tente de s’enfuir avec l’argent et qu’il est rattrapé par Mascaranti, et surtout évidemment le final qui voit Berzaghi enfermer d’une manière assez invraisemblable l’assassin de Donatella dans la machine à laver.
Un chasseur a trouvé le corps de Donatella
Duccio Tessari se révèle un bon directeur d’acteurs. L’interprétation est une sorte de mixage entre des acteurs d’origine diverse comme c’était la mode en ces temps-là dans le cinéma de genre italien, peut-être pour faciliter l’exportation. C’est cependant Frank Wolf qui domine la distribution dans le rôle de Duca Lamberti. C’étaitun acteur américain qui a le plus souvent été abonné aux petits rôles. Ayant débuté chez le regretté Roger Corman, il deviendra une figure récurrente du western-spaghetti. Je pense qu’il trouve là son meilleur rôle, et il est très bon, donnant une allure mélancolique à son personnage. Il eut tout de même une destinée tragique, se suicidant en se tranchant la gorge avec une lame de rasoir, l’année suivant la sortie de ce film. Raf Vallone incarne le veuf désolé Berzaghi. Un peu lourd et raide peut-être, mais ça passe. Gabriele Tinti est Mascaranti, avec application, sans finesse particulière. L’acteur qui incarne Salvatore, Gigi Rizzi, est aussi vraiment pas mal du tout.
Berzaghi veut se débarrasser de tout ce qui lui rappelle sa fille
C’est un film d’hommes. Les femmes sont bien moins servies. La jeune noire qui joue la prostituée alcoolique Herrero est plutôt mauvaise, se demandant sans doute ce qu’elle fait dans ce film. Actrice d’origine jamaïcaine, elle n’a pas fait une grande carrière, elle a tourné principalement dans des films italiens, des érotqies surtout. Eva Renzi dans le rôle de la femme de Duca Lamnerti essaie de se pousser un peu sur le devant de la caméra, mais son rôle est assez étroit. Wilma Cassagrande est Concetta, cette femme vieillissante, gérante d’un pressing qui s’acoquine avec des pâles voyous pour se donner des émotions fortes.
Salvatore a été abattu par les ravisseurs de Donatella
Les petits rôles sont très bien dessinés, que ce soit le cousin qui garde l’hôtel ou encore ce couple d’éboueurs qui s’attarde avec Berzaghi avec l’air bonhomme de ceux qui font leur travail quotidien sans déranger personne. Et bien sûr l’ingénieur, sournois et sinistre, hypocrite et lâche, joué par Checco Rissonne.
Berzaghi remarque l’attitude louche de la gérante de la laverie
La musique n’est pas très bonne, elle est même souvent à contretemps de l’histoire. Mais peu importe c’est un très bon poliziottesco et un très bon Duccio Tessari, il n’y en a pas tant que ça. C’est un film qui n’a pas eu de succès, sans doute à cause de son caractère trop sombre, bien que les mauvais soient finalement punis, il n’ouvre guère la porte à l’espérance. Il est temps de le redécouvrir, c’est sans doute une des meilleurs adaptations de l’œuvre de Scerbanenco.
La voisine a remarqué l’ours en peluche et parait troublée
La police investit l’hôtel du Lido
Berzaghi a tué le meurtrier de sa fille
[1] Sur le complot qui conduisit à l’assassinat d’Aldo Moro en 1979, on peut lire le roman policier de Gilda Persanti, L’inconnu du Paris-Rome, Le Passage, 2005.
« Whiplash, Lewis Seiler, 1948Pas de credit pour les caves, Cash on Demand, Quentin Lawrence, 1961 »
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