• Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

     Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Voilà un ouvrage qui vient nous rappeler opportunément à quel point Boudard a été un auteur important. Il eut beaucoup de succès, tirages importants, adaptations au cinéma, prix littéraires. Mais il est maintenant un peu trop oublié et vers la fin de sa vie, il soulignait que l’évolution des mœurs, littéraires ou autres, lui aurait fermé les portes des maisons d’édition. Les raisons à cela sont nombreuses. D’abord ce qu’il écrivait était étroitement lié à l’époque, c’est-à-dire ces années qui vont de la Libération jusqu’à la fin des Trente glorieuses. Cette période aujourd’hui lointaine puisait sa civilisation et sa culture dans le travail ouvrier – et dans ceux qui concomitamment tentaient d’y échapper – les bistrots de quartiers, une France encore un peu à l’écart de cette modernité qui nous a été amenée depuis l’Amérique. La langue allait avec, les mots anglais n’avaient pas stupidement envahi le vocabulaire courant et se travaillait avec des formes argotiques. Le populaire pouvait lire Frédéric Dard et Alphonse Boudard, Albert Simonin et Auguste Le Breton sans problème, avec cette possibilité aujourd’hui disparue de jouir de cette belle langue. 

    De mon temps, pour parler comme un vieux schnoque, Paris était composée d’un ensemble de petits villages assez distincts les uns des autres. On était de Belleville, de Montparnasse, de la Chapelle ou des Gobelins. Moi, j’étais des Gobelins, on disait « Les Gobes », et dans les Gobelins, encore quelques subdivisions. Mon coin, c’était au sud, la Maison-Blanche. On avait comme un patriotisme d’être d’ici et pas d’ailleurs, et ça nous permettait de cultiver des différences dans le vocabulaire de la rue. Je retourne sur mes pas cinquante ans plus tard et il me faut me creuser un peu la tronche pour rejoindre mon passé. Il s’est produit pour le quartier de la Maison-Blanche une métamorphose que les anticipateurs les plus extravagants n’avaient pu imaginer. Je sors du métro porte de Choisy et je suis en Chine, ou au Vietnam, n’importe ! Je me mets à sillonner les rues (et en certains endroits elles ont disparu), toutes les boutiques, tous les commerces sont en jaune… des restaurants à l’enseigne de T’ang et Mo-Man et Ma-Yacan (où sont nos Gégène et Mimile d’antan ?), des magasins de toutes sortes où l’on trouve tout encore mieux qu’à la Samaritaine, des marchands de légumes exotiques et en fond sonore des chansons lancinantes, des sortes de longs miaulements étranges. 

    L’évolution de la langue parlée fait justement que Boudard et aussi Frédéric Dard dans ses sanantoniaiseries sont difficilement lisibles aujourd’hui pour les jeunes générations dont le vocabulaire tient sur le dos d’un timbre-poste. Ensuite, le moins qu’on puisse dire, est qu’il n’était pas un auteur politiquement correct, du moins au sens où on l’entend stupidement aujourd’hui. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Alphonse buvant de l’eau au bistrot ! 

    Le titre de ce recueil de chroniques, Merde à l’an 2000, est déjà un refus de la modernité et une manière de célébrer les traditions, enfin les traditions à la Boudard, celles qu’il s’est inventées à travers de ses scabreuses pérégrinations. Écrites entre 1959 et 1999 pour des publications aussi diverses que Le Crapouillot ou Le monde, elles donnent un portrait des goûts et des couleurs de Boudard lui-même qui a fait ses études littéraires principalement en taule. Il va donner son avis sur les lettres, le cinéma, ou encore d’une manière indirecte sur la politique. Sur ce plan-là, il y aurait beaucoup à dire. Comme on le sait Boudard a été de la Résistance, à la Libération de Paris, puis il s’est engagé dans l’armée du Maréchal De Lattre. Mais curieusement par la suite, il a pratiquement renié ces engagements, il est ainsi venu sur le terrain miné de Michel Audiard et d’Albert Simonin, authentiques collabos antisémites, le premier échappant on ne sait comment à l’épuration, mais le second se farcissant plusieurs longues années de ballon. Plusieurs raisons à ce qui s’apparente à une déception : d’abord l’attitude du parti communiste dont il se sentait proche avant-guerre et dont il craignait la prise de pouvoir. Ensuite le fait qu’il ait été en cabane, ce qui l’a fait modifier sa vision de l’existence. Il gardera d’ailleurs son amitié pour Audiard et Simonin qu’ils considéraient comme maniant un « beau langage ». Mais à tout prendre Boudard était bien supérieur à eux. Et donc dans ces chroniques on le retrouvera en train de faire l’éloge d’un ouvrage douteux d’Audiard, La nuit, le jour et les autres nuits, Denoël, 1978. Or Michel Audiard a passé une partie de son existence à s’opposer à ce que les anciens pétainistes ont appelé le résistancialisme, on voit ça dans Un taxi pour Tobrouk par exemple, ou dans le roman que je viens de citer où il tente de nous expliquer que les Résistants sont des résistants de la 25ème heure et qu’ils se conduisirent globalement mal lors de l’épuration. Ce sont deux mensonges pour moi impardonnables. Les historiens l’ont démontré plusieurs fois, l’épuration a été relativement très sage en France. Mais dans les années soixante, les anciens pétainistes, dont Audiard était, se lançaient dans une démolition en règle de la Résistance, histoire sans doute d’excuser leur propre engagement du mauvais côté. Mais pour en revenir à la langue argotique, il me semble que Simonin, à part dans Confessions d’un enfant de La Chapelle, Gallimard, 1984, est bien plus frimeur que Boudard, moins authentique si on veut. Comme Audiard il joue de faux airs populaires en tordant la langue argotique de façon à se rendre acceptable par la bourgeoisie qui tient les maisons d’édition. Et certainement sur le plan de la forme Boudard leur était très supérieur, plus intègre. Et donc on retrouvera cette ambiguïté dans ces chroniques, notamment dans un texte assez long sur Lucien Rebatet à propos des Décombres. Rebatet qui évidemment n’avait rien à voir socialement avec Boudard, lui sert justement à désigner l’engagement politique comme une erreur ruineuse : 

    Talent mis à part, je trouve au contraire que Jean-Jacques Pauvert a eu mille fois raison de publier Les Mémoires d’un fasciste. Le cas de Lucien Rebatet est exemplaire. Jusqu’où peut mener l’engagement – Rebatet y a laissé presque sa vie, dans l’engagement, y a gâché sa plume, y est devenu allègrement meurtrier – puisque les écrits tuent autant que les balles. Et tout cela pour rien, pour la gloire sulfureuse du petit Führer furieux… Les Deux Étendards et Les Épis mûrs nous prouvent, oui, qu’il a bien eu tort Rebatet de ne pas se consacrer entièrement à son œuvre littéraire. En tout cas, il me semble qu’en 1976 on devrait pouvoir parler de cet écrivain avec un peu de calme, de recul. À l’époque des Décombres, j’étais très jeune, je ne l’ai pas lu, j’avais pris du service dans le camp adverse… J’aurais pu, j’ai failli plusieurs fois me faire flinguer par les amis de Lucien Rebatet. Pour ça et puis pour les couloirs de Fresnes, je veux avoir le droit de dire merde à l’engagement  

    Mais Rebatet sans son engagement, aurait-il été Rebatet ? Du reste Boudard ne votera jamais, d’abord parce qu’il avait été privé de ses droits civiques comme on dit à cause de ses condamnations, mais ensuite parce les politiciens qu’ils soient de droite, de gauche ou d’extrême-droite lui apparaissaient comme des canailles, rapaces et menteurs, pires que les petits délinquants dont il était. Certains à l’extrême-droite ont tenté de récupérer Boudard comme un des leurs, c’est bien plus qu’une erreur. Dans ce recueil on y trouvera d’ailleurs une chronique sur le problème juif et l’antisémitisme, avec des allures de prophétie quand on voit ce qui se passe aujourd’hui en France : 

    J’avais la conviction, comme ça, basée sur mon Histoire de France du certif, que Hitler se ferait ratatiner par les Anglais, qu’il ne pouvait réussir là où Napoléon avait échoué.

    C’était court comme raisonnement, déduction… la stratégie de bistrot… n’empêche !

    Dans tout ça, l’étoile d’Israël pour marquer les Juifs, ça m’a paru une de leurs dégueulasseries ni plus ni moins. Les Juifs, bien sûr, en argot on les appelait les Youdes ou les Cormorans… Ça relevait plutôt des querelles de marchands, de fourgues… ça ne tirait pas plus à conséquence que Polak, Russkof ou Espingouin…

    L’antisémitisme en France semble une vieillerie. Certes, ça peut repartir, l’homme trouve toujours quelque bon prétexte idéologique, religieux ou raciste pour persécuter son semblable, surtout s’il est en état de faiblesse. L’avenir nous réserve certainement quelques surprises douloureuses. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023 

    Nonobstant ces arguties, Boudard refusera de s’engager politiquement, ce qui ne veut pas dire qu’il reniait sa classe d’origine, bien au contraire. Il présente souvent le peuple comme le cocu de l’affaire. C’est sans doute ce qu’il ressentait pour lui-même que ce soit dans ses engagements antiallemands, ou sa carrière malfrates. Dans les Pieds Nickelés qu’il aimait à célébrer, il se reconnaissait comme en marge. Il raconte aussi avec nostalgie sa fréquentation du cinéma d’avant-guerre, cinéma populaire, avec Jean Gabin, King Kong et un amour immodéré pour Fernandel ! Du cinéma il en vivra aussi, fréquentant un milieu qui ne lui plaisait pas par nécessité, voir son livre sur ses relations ubuesques avec George Simenon dans Cinoche, La Table Ronde, 1974, Simenon qu’il fait vraiment passer pour un pitre. Il fera même un peu l’acteur dans Flic Story. A travers ses écrits il se fait le chantre du petit peuple de Paris, celui des quartiers, des bals musettes et des bistrots, avec ses prolos, ses truands et ses putes, peuple de Paris à jamais disparu dans la modernisation de la ville. Mais son talent si original s’est frotté tout de même à de bonnes et abondantes lectures, Giono, Hardelet, Zola, bien d’autres encore. 

    Bien sûr, j’ai découvert d’abord le Giono dont j’avais le plus urgent besoin dans ma prison… celui des hautes terres, du grand large sur les collines. Le Giono de la démesure, du fantastique… le Giono des arbres morts battus par le vent au milieu du plateau du Contadour, le Giono des espaces infinis au-delà de la Provence de pacotille qu’on offre à prix d’or aux touristes pressés.

    Ce fut Colline, Regain, Le Serpent d’étoiles, Le Grand Troupeau, Jean le Bleu… une langue qui me parlait à fleur de peau… la succulence des phrases qui s’enchaînent au rythme des saisons.

    Plus tard, je découvris un Giono encore plus à ma convenance, celui de la maturité à goût d’amertume. Les eaux-fortes du Moulin de Pologne, d’Un Roi sans divertissement, d’Ennemonde… au merveilleux Noé. Giono aux teintes ambiguës de Machiavel, affûté de la douloureuse expérience des temps noirs de l’Occupation et de la Libération, et qui n’en avait pas perdu pour autant le sens des couleurs et de la musique du Chant du monde.

    Chaque livre m’apportait un éblouissement, un plaisir sans pareil pour l’esprit et pour le cœur. Je chevauchais avec Angelo dans la Provence du choléra de 1832 au galop de Stendhal. Je découvrais Florence, Venise, Padoue, Bologne avec le guide incomparable du Voyage en Italie. Je ferraillais à Pavie avec François Ier… J’écoutais le père Dominici aux assises de Digne comme personne d’autre ne l’avait entendu. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Avec Georges Brassens et René Fallet 

    Il aimait aussi le bon cinéma, celui de Clouzot et de Melville, le film noir qui fait penser et qui raconte des histoires ! Et quand il fait l’éloge de Lino Ventura qui vient de disparaître, il lui vient d’abord l’envie de citer Classe tous risques, et un peu plus loin de donner un coup de bâton aux cuistres des Cahiers du cinéma ! 

    Réussite du film. Avec une bonne histoire, un maître réalisateur et deux comédiens hors pair. Même les culs coincés des Cahiers du cinéma ne peuvent pas trop postillonner sur le chef-d’œuvre. Il y a là un ton, la marque d’une époque (dans le bon sens du terme), une sorte de poésie qu’on a du mal à retrouver aujourd’hui dans des films de ce genre uniquement basés sur la violence. 

    Indispensable Boudard pour se remettre un peu le cerveau d’équerre, il faut lire tout ce qu’il a pu écrire, parce que c’est comme un dialogue avec un frère ou un parent, et puis c’est une manière de retenir une époque passée mais qui fut à tout prendre bien moins infréquentable que celle d’aujourd’hui !

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    1
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