• Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

     Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Le cinéma allemand a été extrêmement important pour l’histoire du cinéma tout court dans les années de l’entre-deux-guerres. C’était une industrie puissante, créative, innovante. Mais le nazisme l’a détruit, et il ne s’en est jamais relevé. Bien sûr, ici et là on a pu trouver quelques exceptions à cette généralité. Mais quand les grands maîtres du cinéma allemand, Fritz Lang ou Robert Siodmak sont revenus, leur temps était passé. Le film de Willi Frost, Die Sünderin, est une tentative pour ouvrir de nouvelles voies, et si le succès public fut au rendez-vous, surtout évidemment en Allemagne, ce ne fut qu’un feu de paille. Le film représente en effet un renouveau du cinéma allemand, mais le scandale qu’il a déclenché à sa sortie lui donne une place à part, bien au-delà d’une œuvre d’art plus ou moins engagée dans un combat pour la liberté de la création. Le film a été boycotté par les églises catholique et protestante et sa sortie a été l’occasion de manifestations violentes, mais malgré cette levée de bouclier le film sera un énorme succès, comme s’il représentait la conclusion de la lutte entre une Allemagne ultra-conservatrice qui venait à peine de se dépêtrer du nazisme par la force des choses, et une autre Allemagne qui voulait tourner la page et revenir à des libertés individuelles, dont celle de la création. Le scénario est pourtant dû à Gerhard Menzel un des 88 scénaristes qui avait signé un document certifiant son allégeance à Hitler. Mais il avait signé aussi en 1937 le scénario de La habanera que mettra en scène Detlef Sierck qui sous le nom de Douglas Sirk deviendra le maître du mélodrame à Hollywood. La parenté est assez évidente avec des films comme Magnificent obsession, All that heaven allows ou même Imitation of life. La virulence de la levée de boucliers dans l’Allemagne d’après-guerre peut étonner, mais sans doute s’explique-t-elle par le fait que la plupart des institutions s’étaient effondrées et que les églises tentaient de reprendre la main à une époque où le sens moral s’était totalement effacé. Mais c’est dans la nature des églises de se poser en gardiennes de la moralité, comme si leurs ouailles n’étaient pas capables de discernement. Comme le film parle d’euthanasie et de suicide, les églises avançaient qu’il y avait là le danger de l’imitation pour des esprits un peu cabossés. Il faut rappeler qu’à la même époque en France la censure sévissait et avait même réussi à pousser quelques revues et quelques maisons d’édition à la faillite. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Devant un beau feu de bois et sous le tableau peint par Alexander 

    Dans son jeune âge marina perd son père et sa mère se remarie avec un homme avec qui elle aura un garçon. Mais la mère est volage. Son beau-père est malheureux, et comme de surcroît il est plutôt opposé à Hitler, il écoute Radio Londres, il va être arrêté par la Gestapo. Marina en grandissant va découvrir qu’elle peut séduire les hommes – comme sa mère – et elle aura sa première expérience avec son demi-frère. En rentrant de son arrestation, le beau-père va surprendre Marina dans le lit de son fils et va mettre celle-ci à la porte. Rapidement elle apprend à se débrouiller toute seule et gagne sa vie en vendant ses charmes à des messieurs argentés. Mais cette vie de débauche la lasse. Un jour elle tombe sur Alexander, un peintre alcoolique. Alors qu’il est effondré sur le trottoir, elle le ramène chez elle et l’installe. Une relation amoureuse va se développer, ce qui est nouveau pour Marina. Certes c’est un peu compliqué parce qu’Alexandre semble souffrir de nombreux maux qui le poussent à boire et qui le conduisent à l’échec dans sa carrière de peintre.  L’idylle se prolonge par un voyage en Italie, Venise, Naples. Mais Alexander se remet à boire car il est atteint d’une maladie incurable qui lui fait perdre progressivement la vue. Il faudrait l’opérer. Marina qui s’est vendue pour avoir de l’argent car les toiles d’Alexander ne se vendent pas, le ramène en Allemagne. Il lui faudrait trouver un médecin qui accepte d’opérer Alexander. Elle va le trouver. L’opération réussira, et une nouvelle vie commence à s’installer. Alexander peint, il a beaucoup de succès, ses toiles se vendent, il peindra un nu de Marina qu’il exposera au-dessus de sa cheminée. Mais les symptômes du mal dont Alexander souffrait sont réapparus. Marina décide alors de donner une dose mortelle de médicament à Alexander et elle-même se suicide dans la foulée. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Marina découvre Alexandre affalé sur le trottoir

    Ce n’est pas un film noir, mais il en possède un certain nombre d’aspects ; en effet derrière la romance entre Alexander et Marina se profile des caractères ambigus et lassés par leur propre existence. L’un est un peintre raté, totalement à la remorque et l’autre est une prostituée qui ne s’assume plus en tant que telle. Volontairement en se situant au-delà des convenances, ils s’exilent de la société. L’ambiguïté est renforcée par le titre même du film Die Sünderin qui signifie la pécheresse est le titre du tableau que peint Alexander de Marina, mais au moment où il la peint, elle est justement sur la voie de la rédemption du péché. Mais de quoi est-elle coupable ? D’être née femme ? D’être contrainte de se prostituer quand son beau-père la met à la porte ? La première idée qui vient est qu’elle porte les péchés de l’Allemagne, comme sa mère. C’est le point central. Que ce soit le beau-père ou Alexander ce sont d’abord des soldats vaincus et sans ressort, on les verra plusieurs fois à l’écran avec leur costume de militaire, ou se dégradant eux-mêmes de leur propre statut. Ayant démissionné d’à peu près tout, ce sont les femmes qui tiennent les rennes, pour le meilleur et pour le pire. Et si elles prennent le pouvoir, c’est par le sexe. Les hommes sont malades, ils ont échoué et conduit l’Allemagne à la ruine. Au mieux ce sont des velléitaires. C’est donc le portrait d’une Allemagne en situation d’échec complet. Si on ne parle pas du nazisme, la relation à cette situation est implicite. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Le beau-père de Marina est arrêté par la Gestapo 

    Comme très souvent chez les Allemands, la honte d’exister les renvoie à l’existence lumineuse des peuples latins, Nietzsche aussi allait vers le Sud. Ici c’est l’Italie, et plus encore le sud de l’Italie qui est se miroir accusateur de ce qu’ils sont. Les scènes censées être tournées en Italie s’opposent au caractère nuiteux et sombre d’Hambourg ou de Munich. Mais dans ce grand écart, il apparaît que Marina est bien une victime. D’abord de son entourage familial et de sa mère, victime de l’impossibilité de trouver sa place dans une société qui s’effondre. La mère est partie, le père arrêté par la Gestapo. Elle est livrée à elle-même au milieu des ruines, il n’y a personne pour canaliser ses pulsions, pas d’homme. Mais les ruines c’est son domaine. C’est là qu’elle fait l’apprentissage de son pouvoir sur les hommes, elle devient un prédateur. Croyant pouvoir changer de statut, elle mettra la main sur Alexander. Mais celui-ci est tellement défaillant qu’elle est contrainte de prendre sa vie en main en continuant à se prostituer, pour vendre ses toiles ou pour tenter une opération de la dernière chance. On en vient donc à une fable sur la lutte à mort entre les sexes, et l’impossibilité pour les mâles d’assurer leur mission « naturelle » ! Parmi les aspects les plus curieux de ce film, il y a le fait que Marina en revenant d’Italie ait perdu son pouvoir de séduction, incapable de déguiser ce qu’elle est, elle n’arrive plus à lever un seul client et ne devra qu’à la bonté du chirurgien de réussir à faire opérer Alexander. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Marina commence à comprendre qu’elle attire les hommes

    Si le portrait de Marina domine le film, celui du peintre est également important. Cette approche de la peinture au cinéma s’inspire des films noirs de Preminger ou de Fritz Lang. Laura, The woman in the window ou Scarlet street datent tous des années quarante. Ils mettent en évidence la minéralisation des toiles peintes comme des objets extérieurs au monde et qui représentent de fait la mort de l’art par l’absence de mouvement. Il vient alors que le peintre est un homme du passé qui ne poursuit que des chimères. Alexander est un peintre raté. Mais peut-il exister autre chose que des peintres ratés dans monde d’après-guerre. On aura droit à une scène qui se moque directement des critiques d’art quand Alexandre « peint » des toiles avec ses fesses. Ce moment de dérision qui est un des rares moments légers – avec toute la lourdeur germanique que cela suppose – qui est censé montrer que des rares moments de bonheur existent. En même temps que l’artiste peintre n’a plus de place sérieuse dans le monde moderne, on comprend qu’il va être remplacé par le chirurgien, un scientifique qui refuse de pleurnicher sur son sort et qui se révèle efficace, du moins à court terme. Le peintre est signalé ici comme dépassé par le cinéma et les nouvelles formes d’images que cela engendre. Alexander met le tableau de Marina dont il est très fier, au-dessus de la cheminée, comme s’il hésitait à le jeter au feu. Mais il est incapable de le faire car il n’a pas de recul sur lui-même et seulement des rages brèves qui lui tiennent lieu de révolte contre ce qu’il est et contre ce qu’est devenu son art qu’il maîtrise plus ou moins bien. Le cinéma hollywoodien, y compris celui d’Hitchcock, s’efforcera de mettre de la distance d’avec la peinture, de procéder à sa marginalisation en le questionnant sur sa finalité. Est-ce un art très différent de la prostitution ? Willi Frost ne le pense pas qui montre justement marina vendre ses charmes pour placer ses toiles auprès de marchands qui s’en moquent. C’est bien la passivité de cet artiste raté et neurasthénique qui va obliger Marina à reprendre son ancien « métier » pour faire bouillir la marmite. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Marina se rend compte qu’Alexander perd la vue progressivement 

    Du point de vue de la réalisation, c’est d’abord un film très sombre qui tente cependant de s’extirper des codes de l’expressionnisme allemand pour opter pour une forme de réalisme un peu semblable à celui qu’on voit à la même époque dans le cinéma italien. La visite des ruines de Hambourg ou du sud de l’Italie fait penser à Rossellini. Cependant les scènes censées se passer en Italie sont assez mal faites, ce sont des transparences, avec des mauvais raccords sur les ponts de Venise. Willi Frost use et abuse un peu trop des plans rapprochés. Sa mise en scène manque de fluidité. Mais c’est la conséquence d’un scénario qui tourne un peu en rond. Il y a aussi beaucoup d’ellipses, par exemple si on sait que Marina n’est pas trop gênée de coucher avec les personnes qui peuvent l’aider, on ne sait pas si le chirurgien couche ou non avec elle. Le rythme n’est pas toujours très juste, comme si le film avançait par saccades pour aller à sa conclusion. Les plans de nuit sont mieux réussis, souvent prolongés par une profondeur de champ bienvenue, comme cette visite dans les ruines de Hambourg qui est soulignée par une contreplongée intéressante. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    A Naples Marina aide Alexander à rentrer à la maison 

    Le succès de ce film est souvent présenté comme la conséquence de sa volonté de choquer. Avec le recul, c’est une critique qui ne vaut pas grand-chose et qui sert seulement à masquer le malaise que ce film suscité et qu’on identifie assez difficilement avec la condition contrite de l’Allemagne. C’est un peu souvent comme ça, on affiche un puritanisme de circonstance pour ne pas se poser de questions sur ce qui est peut-être plus important. la tension provient de l’opposition entre une forme d’innocence, celle de Marina, et de candeur, avec le cynisme des adultes qui l’entourent. Ceux qui ont abusé d’elle lorsqu’elle était au faîte de sa puissance, s’en détourne dès lors qu’ils la voient désemparée, prise au milieu de difficultés matérielles difficiles à surmonter. Ce qui est touchant dans ce film c’est cette solitude qui se construit autour de Marina et dont elle ne pourra se défaire que dans le suicide. C’est pour cela qu’elle est le centre du film et qu’on la voit de bout en bout. Le film est réalisé de son point de vue, la subjective prend forme dans l’emboîtement de flash-back qui rompent la linéarité du récit : on commence par la fin pour passer à la rencontre d’avec Alexander, puis pour revenir sur l’enfance et l’adolescence de Marina comme autant d’expérience frustrantes et désespérées. La voix off qui parcourt tout le récit renforce de point de vue tout en ajoutant la mélancolie d’une époque. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Au milieu des ruines Marina part à la recherche d’un chirurgien pour opérer Alexander 

    C’est donc tout naturellement qu’Hildegard Knef porte le film sur ses épaules. A mon sens c’est bien elle qui fait le succès du film, non pas à cause de son physique ou de la courte scène où on aperçoit ses petits seins, mais par son énergie et ses doutes. Sa performance lui ouvrit les portes d’Hollywood à travers l’excellent film d’Anatole Litvak, Decision before dawn, où elle reprendra le costume de la prostituée malgré elle[1]. Elle n’aura pas l’occasion de retrouver des grands rôles, on la verra encore dans La fille de Hambourg d’Yves Allégret sur un scénario de Frédéric Dard, mais en jouant encore une fois une prostituée, elle semble en avoir un peu assez de ces rôles[2] qui ne lui conviennent plus. Elle a un peu vieilli et sans doute aspire-t-elle à autre chose, ne trouvant plus beaucoup de rôles à la hauteur de son talent, elle fera une jolie carrière de chanteuse. Le jeu de Gustav Fröhlich est assez théâtral et cabotin, surtout en regard du naturel de Hildegard Knef, mais enfin il n’est pas le principal du film. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Marina a retrouvé le chirurgien dans un bar de nuit 

    Dans l’ensemble c’est un très bon film qui renseigne plus qu’une analyse sociologique et bien mieux sur l’état d’esprit déliquescent de l’Allemagne à la Libération. Comme je l’ai dit, ce fut un très grand succès commercial, malgré une critique globalement négative à son endroit. Il est aujourd’hui considéré comme un classique dans la lutte pour la liberté d’expression artistique en Allemagne. Mais il est un peu oublié en France et ailleurs. Il vaut vraiment le détour. Il fait partie de ces Trümmerfilme – films de ruines – qui proliféraient en Allemagne comme une forme d’introspection sur ce qui était arrivé à ce malheureux pays qui payait l’addition de sa trop grande arrogance. 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951 

    Alexander a retrouvé le chemin du succès en même temps que la vue 

    Confession d‘une pécheresse, Die Sünderin, Willi Frost, 1951

    Marina comprend qu’Alexander est encore en train de devenir aveugle 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-traitre-decision-before-dawn-anatole-litvak-1951-a114844880

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-fille-de-hambourg-yves-allegret-1958-a128004402

    « A chaque aube je meurs, Each dawn I die, William Keighley, 1939Le camion, Alexandre Clément, LBS, 2022 »
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