• Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

     Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Emil-Edwin Reinert a connu une carrière cosmopolite et décousue. Originaire de Galicie, du temps de l’Empire Autriche-Hongrie, il était curieusement de culture française. Il arriva en France à la fin des années vingt et se bâtit aux côtés de la Pologne contre les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être fait prisonnier. Il revint ensuite en France, en 1945 et commença une carrière contrariée de cinéaste cosmopolite à travers l’Europe. Ses meilleurs films, pour ceux qui sont encore visibles, sont marqués par la fatalité. Sur Quai de Grenelle, il s’associa curieusement avec Jacques Laurent, militant royaliste, puis ancien préposé à la censure du gouvernement de Vichy, qui écrivait sous des tas de pseudonymes sans doute pour masquer son passé vichyste, dont le plus célèbre est Cecil Saint-Laurent qui connut un triomphe avec sa série des Caroline, aussi bien en librairie que dans les salles de cinéma, ayant donné un rôle majeur à Martine Carol, grande vedette de cette époque. La mort à boire ressortira d’ailleurs sous le nom de Cecil Saint-Laurent, ce pseudonyme ayant plus de succès que son véritable patronyme. Jacques Laurent sous sa signature connaitra une consécration tardive avec Les bêtises, qui obtiendra curieusement le Goncourt en 1971 en cette période très gauchisante de la culture. S’il a obtenu de son vivant de grands succès de librairie, il est quasiment oublié aujourd’hui. Avant d’être réalisateur, Emil-Edwin Reinert avait reçu une formation bien réelle d’ingénieur à Grenoble, métier qu’il exercera un temps. Et c’est en France également qu’il apprit le métier de cinéaste, tournant au début des années trente des courts métrages. Pour le reste on ne peut pas dire que sa carrière présente une vraie unité thématique ou formelle. On y trouve vraiment de tout, et y compris du Luis Mariano en train de roucouler ! 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis Cavalade est un chasseur de vipères dans la forêt de Fontainebleau. Il revend le produit de sa chasse aux laboratoires. Un jour qu’il a rendez-vous avec Simone, une jeune vendeuse, il traverse en dehors des clous ! Comme il tombe sur un agent de la circulation particulièrement borné et irascible, il est menacé d’être amené au commissariat. Il se défait des agents de la force publique. Mais des témoins croient le reconnaitre comme un des auteurs de l’attaque d’une banque. La police est sur ses traces, et remonte jusqu’à Simone. Cependant il arrive une nouvelle fois à leur échapper. Tandis que la police cuisine Simone, un journaliste aussi stupide que véreux va lancer une campagne de presse contre Cavalade. Il fait semblant d’interroger Simone, mais transforme complétement ce qu’elle dit pour faire le portrait d’un monstre. Mais Simone se fait virer de son emploi à cause de Crioux. Cavalade cependant va être pris en charge par une pute au grand cœur, Mado, qui lui présente un de ses clients, le curieux Monsieur Zance, un fétichiste de la chaussure. Fuyant la police, par la force des choses, il entame une relation avec Mado. Mais bientôt il se rend compte que Crioux, le journaliste, a écrit un article désobligeant sur lui. Jean-Louis est furieux et va retrouver le journaliste, n’étant pas à la rédaction, il est en fait en train de monter un autre article crapuleux sur Simone qui a accepté un emploi dans un cabaret de Pigalle, il l’attend chez lui. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis qui n’a pas traversé dans les clous, est pris à partie par la police 

    Quand celui-ci arrive, Jean-Louis le secoue, et Crioux promet de corriger le tir et de mettre en avant l’innocence du chasseur de vipères. Jean-Louis s’en va, soulagé. Mais alors qu’il se propose d’écrire un article dans ce sens, sa femme l’emmène dans le lit et lui fait oublier son devoir. Le lendemain, alors que Jean-Louis a passé la nuit avec Mado, le journal ne publie que l’article crapuleux sur Simone avec une photo d’elle dans le numéro de cabaret. Il déclare à Mado qu’il s’en va définitivement, mais celle-ci tente de le retenir, et dans la dispute Jean-Louis la tue accidentellement. Au cabaret, il tente de revoir Simone, il lui fait la morale, elle s’explique, et le commissaire survient. Celui-ci n’a jamais cru à la culpabilité de Jean-Louis, mais au lieu de s’expliquer Jean-Louis l’assomme et prend la fuite. Il est blessé par la police et se réfugie chez Zance. Celui-ci le reçoit très bien, mais en douce il prévient la police car il a découvert le cadavre de Mado. Jean-Louis le surprend et l’étrangle. Alors qu’il a rendez-vous avec Simone, il aperçoit la police et s’enfuit vers Fontainebleau. Là il va retrouver ses amis forestiers, mais ceux-ci lui tournent le dos et le dénonce à la gendarmerie. Il s’enfuit dans la forêt et va être abattu par les gendarmes.

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Simone aide Jean-Louis à s’enfuir 

    Le film démarre un peu comme une comédie, avec un gentil petit couple qui vit de pas grand-chose et qui n’exige rien, mais aussi avec un agent de la circulation acariâtre qui prétend arrêter Jean-Louis qui a traversé l’avenue en dehors des clous. Mais rapidement cela va tourner du quiproquo au drame quand un faux témoin affirme que Jean-Louis a été vu lors d’un hold-up. Dès lors la pente fatale amène Jean-Louis à devenir un meurtrier. Le hasard est déterminant, mais la méchanceté et la bêtise conduisent aussi à la perte de Jean-Louis.  Que ce soit le faux témoin et le crapuleux journaliste, il est une victime. Certes il deviendra un meurtrier, mais c’est seulement la conséquence ou l’instrument de gens mal intentionnés. C’est donc un plaidoyer contre la société en général et son aveuglement, se laissant guidée par des idées reçues. Bien entendu tout le monde n’est pas dupe, mais ils sont peu nombreux et le scénario maintien un équilibre entre la pute au grand cœur et le commissaire qui n’a jamais cru Jean-Louis coupable. Tout cela donne une charge dramatique qui n’est pas complètement assurée par le réalisateur. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis ne sait pas où aller, et cherche à prendre un train 

    Jean-Louis n’est cependant pas tout à fait innocent. En effet, alors qu’il est amoureux de Simone, il entame une liaison avec Mado la prostituée, se trouvant de fait dans la position d’un maquereau. Cette ambiguïté est celle du traditionnel trio. Si en réalité Jean-Louis se laisse aller à coucher avec Mado c’est parce que celle-ci est une experte, alors que Simone est seulement une jeune fille pas encore délurée. Mais ce premier trio est concurrencé par un autre trio, celui que Jean-Louis forme avec Mado et Zance. Dans les deux trios il y a forcément de la jalousie, et à celle de Mado vis-à-vis de Simone, répond celle de Zance envers Jean-Louis. Ces formes sont un peu au-delà de la morale ordinaire, bien que Jean-Louis se révèle par ailleurs lui aussi jaloux et soupçonneux envers Simone qui a accepté un emploi un peu déshabillé. Dès lors que ces figures sont mises en place, le drame survient inévitablement. On peut regretter évidemment que le scénario s’appuie sur des figures stéréotypées, que ce soit celle de Mado, la pute au grand cœur qui n’a pas de maquereau et qui semble en chercher un, ou le marchand de chaussure travaillé par le fétichisme des pieds des femmes. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Le journal imprime les stupidités de Crioux 

    Des caricatures, il y en a d’autres, d’abord ce couple improbable du journaliste véreux et de sa femme qui habite dans un superbe appartement bourgeois. Ils en oublient leur devoir d’écrire l’article qui dédouanera Jean-Louis, uniquement parce que la femme est travaillée par le désir de se faire sauter. Si d’un côté le portrait du journaliste opportuniste et menteur est assez rare à cette époque au cinéma, cet intérêt est contrebalancé par une satire qui frise la comédie, tandis que Jean-Louis s’enfonce jour après jour. Parmi les autres figures très convenues et improbables, il y a le cabaret de Pigalle où le propriétaire obéit au doigt et à l’œil au commissaire qui tend un piège à Jean-Louis. A cette époque pourtant de nombreux films noirs français avaient une vision de la truanderie qui régnait sur Pigalle bien plus noire.

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis va faire la connaissance de Mado et de Zance 

    Malgré tout cela le film est très intéressant d’abord parce qu’il mêle habilement les prises de vue en extérieur et le studio. Cet intérêt est réhaussé par la superbe photo de Marcel Grignon qui a travaillé avec André Hunebelle, mais aussi avec Vadim sur Les liaisons dangereuses, Denys de la Patellière sur Un taxi pour Tobrouk ou avec René Clément sur Paris brule-t-il ?  Ici son travail est tout à fait dans la lignée de ce qu’il fera sur le film de Pierre Chenal, Rafles sur la ville[1]. Il est vrai que les décors sont particulièrement bien choisis. Il y a un amour ce Paris populaire qui était déjà en train de disparaitre. Dans de nombreux moments la caméra saisit cette profondeur de champ qui va donner de la densité au film. Les scènes filmées dans la gare sont tout à fait remarquables. Il y a une attention singulière accordée aux différentes couleurs du noir et aux ombres que cela provoque. Si le scénario est un peu bancal, la réalisation est tout à fait à la hauteur, avec des déplacements d’appareil très intéressants. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Crioux promet qu’il va aider Jean-Louis à se disculper 

    Une des questions morales que pose le film, au-delà de la malchance, c’est celle de la délation. Jacques laurent savait de quoi il retournait, d’abord parce qu’en tant que censeur de Vichy, il avait vécu de cela, mais ensuite parce que lui-même avait été épuré et donc dénoncé pour ses petites combines vichystes. Le rouleau compresseur de l’opinion publique est représenté par ces immenses machines où on voit les linotypistes travailler à la mise en forme du journal, puis les rotatives qui l’impriment. La caméra regarde cela du point de vue du métier, de la qualification de ceux qui se permettent de faire fonctionner ces machines. C’est le contrepoint nécessaire aux scènes où on voit Jean-Louis tenter de s’échapper d’une foule vindicative qui est prête à le lyncher sans autre forme de procès. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis annonce à Mado qu’il s’en va 

    C’est Henri Vidal qui domine l’interprétation. Il était à l’époque une vedette importante, mais des problèmes personnels – liés à la consommation de drogue – ruinèrent son existence et il décéda à tout juste quarante ans. Entre temps il avait tout de même eu le temps de contribuer au film noir français, trop souvent négligé. Il est parfait dans le rôle de Jean-Louis, le chasseur de vipères. Il est ce mélange d’innocence bornée qui le pousse à défier l’ordre existant et pratiquement au suicide. Il a beaucoup d’énergie. A cette époque il était l’époux de Michèle Morgan, et il était un sportif accompli. Il enchainait les rôles tourmentés de mauvais garçons avec beaucoup d’aisance. Derrière on trouve Marie Mauban, actrice trop oubliée aujourd’hui, mais de grande classe qui pouvait à peu près tout jouer. Ici elle est Mado, la pute mélancolique qui recherche un amour qui lui donnerait un peu d’espérance. Et puis il y a Jean Tissier, l’excellent Jean Tissier au jeu si particulier qui ici incarne le fétichiste Zance

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Simone explique pourquoi elle a pris ce travail dans le cabaret 

    Deux seconds rôles sont décisifs : d’abord celui de Simone, incarnée par la toute jeune Françoise Arnoul qui n’avait pas encore le look déluré qu’elle aura par exemple avec Gabin dans Des gens sans importance[2]. Elle était au tout début de sa carrière. Un peu trop blonde sans doute, mais elle n’hésite pas à montrer la perfection de ses seins dans un jeu d’ombres superbe. Ensuite il y a Robert Dalban qui joue le commissaire compatissant, mais qui ne sauvera pas Jean-Louis, c’est un de ses énième rôles de flics, il est très bon et chargé de naturel. Le couple formé par Pierre-Louis et Micheline Francey qui incarnent respectivement le journaliste Crioux et sa femme, est très mauvais, trop théâtral, il est complètement en décalage avec l’esprit du film. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Le commissaire tente de s’expliquer avec Jean-Louis, mais c’est trop tard 

    Ce film est complètement passé aux oubliettes de l’histoire du film noir français. Ce n’est pas juste, il est important de le réhabiliter, ne serait-ce qu’à cause de son esthétique tout à fait surprenante. Bien entendu ce n’est pas un chef d’œuvre, mais il est suffisamment intéressant pour qu’on se rende compte que le film noir à la française, contrairement à ce que disaient les hâtifs Borde et Chaumeton, a bel et bien existé.  Le film ne sera pas un très gros succès, mais il sera très bien reçu par le public. 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Jean-Louis surprend Zance téléphonant à la police 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950

    Blessé Jean-Louis est retourné à Fontainebleau 

    Emil-Edwin Reinert, Quai de Grenelle, 1950 

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/rafles-sur-la-ville-pierre-chenal-1957-a114844814

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/des-gens-sans-importance-henri-verneuil-1956-a161956386

    « Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese, 2023Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023. »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :