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La naufragée, I, Jane Doe, John H. Auer, 1948
Quand on s’intéresse au film noir et à son cycle dit classique, on tombe inévitablement sur John H. Auer. C’est un réalisateur d’origine hongroise qui émigra aux Etats-Unis pour y faire du cinéma. Mais il n’y trouva pas de travail, aussi il se transporta au Mexique où il réalisa des films qui non seulement eurent un certain succès, mais qui en outre furent salué par la critique. Ces succès attirèrent l’attention à Hollywood où il put travailler. Son destin l’amena chez Republic où il fit l’essentiel de sa carrière hollywoodienne. Republic c’était un studio de second rang, très dynamique et ambitieux, mais toujours avec des budgets un peu serrés et des acteurs de second rang. Ce n’était cependant pas que des films de série B qu’il produisait. Là Auer trouva parfaitement ses marques puisqu’il put y être aussi le producteur des films qu’il réalisait. Et donc s’il n’était pas le plus souvent à l’origine des scénarios qu’il développait, il avait la maitrise de l’outil. L’importance des producteurs hollywoodiens en fait de vrais créateurs, trop souvent négligés. Les David O Selznick ou des Darryl F. Zanuck n’est pas à démontrer, pour le meilleur – que serait Rebecca d’Hitchcock sans Selznick ou même certains films de Fritz Lang et John Ford sans Zanuck –[1]. Quant au second, il publia des textes de fiction dans le prestigieux magazine, The New Yorker. Il y a une certaine habileté dans la construction de ce scénario, et un lot d’invraisemblances sans lesquelles le spectateur ne pourra pas être surpris ! et pour le pire, Zanuck se perdant complètement avec le film de Mankiewicz Cleopatra. Auer travailla dans le cinéma de genre, des films noirs et des westerns principalement. I, Jane Doe est un film assez simple, un procédural. Il a été écrit par deux scénaristes, Lawrence Kimble qui retravaillera avec John H Auer, et Decla Dunning qui avait travaillé sur le scénario de The Criminal d’Orson Welles. Le premier travailla surtout dans le genre noir, notamment quand il se déportera vers la télévision, il écrira plusieurs épisodes des séries comme Mike Hammer ou City Detective, mais aussi sur des films comme One Way Street d’Hugo Fregonese
Lors de son premier procès, elle refuse de parler
Une femme marche dans la ville et s’en va tuer un homme, Stephen Curtis, après s’être emparée d’un de ses revolvers. Elle est rapidement arrêtée, mais lors de son premier procès elle refuse de donner son nom, et c’est pourquoi elle est désignée par le nom de Jean Doe, et même elle refuse de s’expliquer sur son geste. Elle est manifestement étrangère. Logiquement, le jury la condamne à la chaise électrique. A l’annonce de ce verdict, elle s’évanouit. Mais en réalité, si elle s’évanouit, c’est bien parce qu’elle est enceinte. Cet état va obliger la justice à repousser l’exécution parce qu’on ne peut pas l’exécuter avec un enfant dans le ventre. La presse s’empare de l’affaire qui devient très populaire. La veuve de Stephen, Eve, est avocate, et elle va se passionner pour l’affaire, car pour elle le meurtre de son mari est aussi difficile à comprendre. Elle rend visite à Jane Doe à l’hôpital où elle accouché, et finit par la convaincre de refaire le procès. Le procès va être réouvert, malgré l’opposition de l’attorney general. Mais cette fois elle est disposée à parler et à raconter toute son histoire. Elle commence à décliner sa véritable identité, elle se nomme Annette Dubois, elle est française et est entrée plus ou moins illégalement sur le territoire américain.
Elle est condamnée à la chaise électrique
Elle a connu Stephen en France. Celui-ci pilotait un avion militaire que les Allemands ont abattu. Annette et son petit ami, Julian Aubert, l’ont récupéré. En l’évacuant vers la maison d’Annette, Julian a été mortellement touché. Les Allemands cherchant Stephen, celui-ci avec l’aide d’Annette habille Julian de l’uniforme de l’aviateur américain. Les Allemands n’y voient que du feu et croient que c’est bien l’Américain qui a été tué. Cette situation va encourager une relation passionnée entre Stephen et Annette. Mais Stephen doit reprendre le combat et Annette continue son boulot dans la Résistance. Ils ont promis de se revoir. Mais après la Libération Stephen est rentré dans son pays et Annette va tenter de le retrouver aux Etats-Unis. Pour cela elle va vendre sa maison et quitter la France. Aux Etats-Unis, après bien des r=tracas elle retrouve sa piste, mais elle se rend compte alors que Stephen est déjà marié, justement avec Eve ! Durant le procès, une épidémie de typhus va entrainer la mort de son bébé. Mais le procès doit continuer. Il va y avoir plusieurs coups de théatre, d’abord l’apparition de Julian Aubert qui en réalité n’était pas mort mais il avait été fait prisonnier par les Allemands. Il vient témoigner en faveur d’Annette. Et puis le coup de théâtre final qui est le témoignage de l’adjoint de l’attorney general, William Hilton. En vérité le jour du meurtre, il y avait dans la pièce voisine aussi bien Eve la femme de Stephen et l’avocate d’Annette que William Hilton qui confirme le comportement odieux de Stephen. Le jury va déclarer qu’Annette n’est pas coupable, et elle repartira en France avec Julian !
Eve a décidé de défendre l’accusée
L’intrigue n’est pas des plus originales, mais l’affaire est bien menée. Plusieurs thèmes intéressants sont développés ici. D’abord il y a le thème de la guerre comme traumatisme initial qui conduit inévitablement à la perte d’identité et à la quête d’une nouvelle. Le thème de l’identité est d’ailleurs central. Annette dissimule la sienne pour éviter de rendre des comptes, sans doute a-t-elle honte de s’être laissée abuser. Elle la victime d’un homme sans scrupule et menteur. La relation entre Stephen et Annette s’apparente d’ailleurs à un viol, et c’est bien pourquoi la jeune française en a honte. Stephen évidemment dissimule son identité, il ne dit pas qu’il est marié. C’est un homme à femmes qui passe son temps à les tromper. Et il vient à l’esprit que la collaboration entre Eve et Annette est dans l’ordre des choses pour assouvir leur vengeance. Et donc bien sûr les femmes ont ici le bon rôle, celui de la révolte contre l’ordre établi. On dirait aujourd’hui contre le patriarcat.
A son second procès Annette Dubois a décidé de parler
La ville est saisie une fois de plus comme un personnage hostile. D’abord il y a Annette qui est transplantée de sa campagne paisible vers la mégalopole américaine. Elle marche d’un pas tremblant dans la ville et semble écrasée par elle. Ensuite, il y a tout cet équipement moderne, les crieurs de journaux qui diffusent des nouvelles aléatoires, mettant l’accent non sur la vérité, mais sur le sensationnel. Il y a aussi l’appareillage moderne, notamment le téléphone, qui au lieu de rapprocher les gens les éloignent. La caméra insistera aussi sur la radio, pour l’époque un moyen moderne et rapide des nouvelles dans le monde entier. L’avion de Stephen qui se krache dans le ciel de France est le symbole des limites de la technique qui sera ici opposée à la Résistance qui se fait à hauteur d’homme et sans moyens.
L’avion de Stephen Curtis a été abattu, Annette vient à son secours
Le deuxième aspect curieux de ce film qui est loin de standards moraux qu’on attribue souvent à Hollywood, c’est que finalement le meurtre est célébré comme la solution la plus simple et la plus juste parce que Annette a été trompée ! Les femmes ne sont pas d’une fidélité absolue. Eve qui semble avoir oublié rapidement Stephen, fricote avec William Hilton au mépris de toute déontologie puisqu’ils sont tous les deux censé représenter deux points de vue différents, celui de l’accusation et celui de la défense. Mais en plus, ils ont assisté à un meurtre, sans le dénoncer ! Etaient-ils déjà amants avant la mort de Stephen ? C’est ce que le film laisse entendre. C’est sans doute réaliste, mais ce n’est guère moral au sens ordinaire, hollywoodien de ce mot. Le personnage de Stephen est bien curieux, en effet il représente l’armée américaine, celle des libérateurs ! Mais en réalité c’est un opportuniste sans scrupules. Il se débarrasse rapidement du cadavre de Julian pour avoir une relation manifestement sexuelle avec Annette. Cela donne un parfum d’ambiguïté d’ailleurs sur les véritables intentions des Américains qui sont venus libérer la France ! Annette quant à elle oublie rapidement Julian pour vivre une folle passion avec Stephen, mais elle lui reviendra tout aussi vite.
Le bébé d’Annette ne vivra pas
Certes on peut très bien comprendre que tous ces comportements délétères sont le résultat d’une période troublée et chaotique où on risque la mort à chaque minute. Toute ce relâchement va mener au crime proprement dit. Est-ce pour cela que le portrait des Résistants est aussi poussé, que le réalisateur prend le temps de filmer la guerre qui normalement devrait seulement être évoquée ? Comme toujours les intentions d’un réalisateur dans le moment de la création ne sont pas forcément celles qui interpelleront les spectateurs. Annette n’existe pas toute seule, elle existe avec son enfant. D’abord parce que grâce à lui elle évite la chaise électrique, mais parce que son décès va lui débloquer la parole et finalement la sauver. Ce décès permet d’ailleurs de régler ses comptes avec Stephen qui en est le père. On peut se poser la question d’ailleurs sur ce qui pousse non seulement juge à être bienveillant, mais le jury qui l’acquitte. C’est bien Stephen qui est condamné dans l’abandon des charges contre Annette.
Les résistants attendent l’arrivée de soldats américains pour participer aux combats
Le fim est maitrisé. Les séances au tribunal sont opportunément aérées par des flash-backs qui permettent de suivre deux histoires en même temps, celle du procès, et celle de l’histoire d’Annette. La séquence d’ouverture, c’est Annette filmée en gros plan de dos, allant vers son destin tuer le pâle Stephen. Puis on aura droit à une sorte de caméra subjectif qui nous fait ressentir la souffrance d’Annette en face de Stephen. On n’a toujours pas vu son visage. Auer utilise aussi des plans penchés – technique qu’il n’utilisera plus beaucoup par la suite – pour montrer combien Annette est dans une situation de déséquilibre psychique. Bien sur la guerre est décrite de façon assez fantaisiste, par exemple la demeure campagnarde où habite Annette, au mieux on dirait un cottage de la campagne londonienne. Mais il y a cependant des images d’archives sur les liesses qui ont accompagné la Libération. Au montage cependant, on ne verra pas le général de Gaulle défiler sous les ovations des Parisiens sur les Champs Elysées, mais au contraire un défilé des troupes américains comme s’ils étaient les seules à avoir fait le boulot. On sait qu’en réalité ce sont les chars de Leclerc qui ont été acclamés car ils étaient entrés dans Paris les premiers. Bien entendu on peut toujours avancer que l’intérêt du film est sans rapport avec la vérité historique, sauf que dès qu’Hollywood traite de la guerre la propagande n’est pas loin, et que c’est bien la guerre qui est à l’origine de cette histoire. L’ensemble est proprement filmé, le rythme est bon, ce qui est toujours assez difficile quand on filme un procédural.
Annette a retrouvé Stephen à New York
La crédibilité du film trouve cette fois en Vera Ralston l’interprète adéquate d’Annette Dubois. Certes cette femme d’origine tchèque a bien du mal à représenter la France, mais elle a un physique qui va bien avec son rôle de victime. Ancienne patineuse sur glace, elle fit une petite carrière à Hollywood, souvent dans des rôles de femme abusée d’ailleurs. Rarement à son avantage, c’est son mari, Herbert Yates, le patron du studio Republic qui la mettra en avant. C’est pourquoi elle ne sortira guère de ce système de production. Mais ici elle est très bien. Ruth Hussey incarne l’avocate pugnace qui va sauver Annette de la chaise électrique. Elle a de l’abattage, c’est la femme dynamique qui ne s’en laisse pas compter. Elle est très bien dans le rôle de cette bourgeoise en manteau de fourrure qui va se trouver une cause noble à défendre. Elle avait un gros potentiel, mais ne percera pas vraiment au cinéma et devra se tourner vers la télévision. Les hommes c’est un peu moins bien. John Carroll, un faux Clark Gable, incarne l’antipathique Stephen, avec toute la morgue nécessaire à un bonimenteur. John Howard qui ici incarne l’adjoint de l’attorney general, lui non plus restera aux marges du système, abonné aux seconds rôles. On retrouvera Gene Lockard dans le rôle du furieux attorney general, second rôle très recherché des années cinquante, ici il en fait des tonnes et frise la caricature.
L’adjoint du procureur est appelé à témoigner
Si ce n’est pas le meilleur de John H Auer, le film tient bien la route tout de même. Il est bien appuyé par la photo de Reggie Lanning, un vétéran, souvent attaché au développement de films de série B. le film a bien marché et a obtenu des critiques convenables. Peu connu en France, dont le titre en français est assez convenu, il mérite une redécouverte. Ce film ne se trouve pas sur le marché français, seule existe à ma connaissance une édition DVD sans sous-titres chez Kino Lorber. L’ayant regardé dans sa langue originale, je ne suis pas certain d’avoir tout bien compris !
Annette a bien tué Stephen
Le jury l’a acquittée, elle repartira avec Julian
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-impasse-maudite-one-way-street-hugo-fregonese-1950-a215954063
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Tags : John H Auer, Vera Ralston, Ruth Hussey, John Carrol, procedural, film noir
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