• Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

     Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Ce qui devait arriver, arriva. A force de traficoter dans le film noir pour la Warner, Lewis Seiler en vint à travailler avec John Garfield, certainement un des acteurs les plus importants du film noir, et peut-être même du cinéma tout court. Mort trop jeune, à cause de la chasse aux sorcières, il allait influencer jusqu’à Humphrey Bogart dans son jeu. Le scénario est basé sur un roman de Jerome Odlum que je n’ai pas réussi à identifier, mais son auteur avait déjà fourni la base d’un excellent film de William Keighley, Each dawn, I die[1]. Mieux encore, le scénario est l’œuvre de l’excellent Robert Rossen qui travaillera ensuite encore pour John Garfield, soit comme scénariste, The sea wolf de Michael Curtiz, soit comme réalisateur, Body and soul. Leur proximité intellectuelle était renforcée par leur engagement politique puisque tous les deux étaient très à gauche. Leurs relations se gâteront hélas quand Robert Rossen, ancien membre du parti communiste américain, dénoncera à tour de bras ses anciens camarades pour sauver son travail à Hollywood.  Mais pour l’instant, on n’en est pas là, et en 1939 on gère encore cette mini-révolution culturelle qui agite l’Amérique et qui veut donner sa chance à tout le monde. Le scénario est bien plus innovant et complexe que tout ce qu’à fait Lewis Seiler jusqu’à présent, et cela va lui permettre de franchir un vrai palier. De ses films précédents, il reste la fatalité qui engage les bonnes natures sur la mauvaise pente, et la critique du système judiciaire et carcéral. Ce film a une importance capitale, parce que si officiellement nous ne sommes pas encore dans ce qu’on nomme le cycle classique du film noir, les inflexions apportées dans la mise en image, notamment par la photo de James Wong Howe, annonce la grammaire du film noir. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939  

    Joe Bell apprend qu’il est libre après avoir passé seize mois par erreur au pénitencier 

    Joe Bell vient de purger seize mois d’emprisonnement pour un délit qu’il n’a pas commis et pour lequel il avait clamé son innocence. Il est très amer. Sans le sou, il va brûler le dur avec deux jeunes, les frères Hank et Jimmy Glenn. Si le contrôleur du train, Pop, les laisse faire, ils sont attendus à la prochaine gare par la police qui en vérité voulait arrêter deux dangereux criminels. Mais le juge les condamne tout de même à 90 jours à passer dans une ferme de redressement par le travail. Joe va tomber amoureux de Mabel dont le beau-père, un homme dur et alcoolique dirige la prison d’une main de fer. Malgré les heurts des premiers temps, Joe et Mabel entrent dans une relation très sérieuse. Ils rêvent de se marier et de se trouver un travail un peu tranquille. Mais le beau-père est jaloux. Un jour il les surprend en train de s’embrasser dans les foins. Une bagarre s’ensuit, mais le beau-père qui avait le cœur faible meurt. Mabel et Joe s’enfuient. En cours de route ils se marient dans un théâtre qui les photographient et les met en scène contre un peu d’argent. Ils sont d’abord aidés par un restaurateur, Nick, qui les embauche, puis quand ils sont contraints de fuir à nouveau, il les aidera pour sortir Mabel de la prison où la police l’a enfermée. Après avoir tenté de faire un hold-up auquel il renoncera quand il rencontrera sa victime, une vieille femme, il va avoir l’opportunité de prendre des photos exceptionnelles d’une attaque de banque qui a lieu en plein jour. Le journal local, dirigé par Mike Leonard, va les lui acheter et l’embaucher. Mais la police est toujours après Joe. Les photos qui dénoncent le gang vont amener celui-ci à enlever Mike Leonard pour détruire les négatifs. Joe va se porter à son secours, provoquant un accident, il se retrouve à l’hôpital. Mais Mabel qui en a assez de fuir le dénonce à la police. Joe a alors droit à un procès, malgré l’acharnement du district attorney, et grâce à la plaidoirie émouvante de Mabel, Joe va être acquitté.  

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Joe, Jimmy et Hank se sont fait prendre en brûlant le dur 

    Les péripéties et les retournements de situations sont très nombreux. Le fil directeur c’est un couple en fuite, thème récurrent du film noir, il conjugue deux aspects : d’abord la fuite face à un système judiciaire aveugle et ensuite cette soif de liberté qui se manifeste dans la traversée des grandes étendues Américaines. Joe est une tête brûlée, il a sa morale propre, mais son amour de la liberté l’amène à s’enfoncer le plus souvent, allant de désillusion en désillusion. Mais malgré les difficultés de la fuite – ils n’ont pas d’argent, ils sont recherchés pour meurtre – ce sera aussi l’occasion de mettre leur amour à l’épreuve et de le renforcer. Autrement dit, il faut le mériter. Une scène importante sera celle où on voit Mabel et Joe qui se disputent puis ils se séparent, chacun va de son côté, et Mabel va être prise en stop par un camionneur, Joe court après le camion, regrettant son emportement, mais Mabel n’a pas eu le courage de monter dans le camion. Les caractères de l’homme et de la femme sont à l’opposé : Joe est impulsif, un peu aigre, il ne croit à rien, mais Mabel est optimiste et pense que la chance va tourner et qu’il faut malgré tout croire en la justice parce que c’est au fond croire en soi-même. Comme on le voit, le voyage est initiatique. Après tout, ils sont jeunes Joe a vingt-cinq ans, et Mabel seulement dix-neuf. Et même s’ils ont pris des coups, ils ont l’avenir pour eux, ils vont se reconstruire. Cette opposition des caractères est présentée non seulement comme naturelle, mais aussi comme nécessaire. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Ils sont transférés dans une ferme pour les rééduquer 

    Dans They made me a criminal, tourné l’année précédente, John Garfield incarnait déjà un fuyard, un champion de boxe à la tête chaude, qui était poursuivi pour un crime qu’il n’avait pas commis. Et il quittait la ville corrompue et allait à la campagne, comme pour se ressourcer[2]. C’est exactement ce qu’il fait ici encore ! D’une manière un peu moins marquée que dans le film de Busby Berkeley, le héros va passer d’une zone de vie compliquée à une zone où les choses paraissent un peu moins désespérantes. C’est d’ailleurs dans cette ferme de réhabilitation par le travail qu’il rencontre l’amour. Il va alors croiser des personnes, âgées pour la plupart, qui vont montrer qu’elles ne sont pas mauvaises, et qu’elles peuvent lui donner le coup de main dont il a besoin. Le monde se divise en deux : ceux qui appliquent bêtement et sans trop réfléchir la loi, et ceux qui à l’inverse interprète cette loi en fonction des circonstances. Le film devient alors, avec le procès de Joe, un plaidoyer pour une justice à visage humain. La figure centrale de cette deuxième approche est celle de Pop. Il se moque d’avoir transgresser la loi plusieurs pour avoir aidé des jeunes en difficulté, il le dit, il a sa conscience pour lui. Il juge avec le cœur. La vieille femme que Joe veut braquer le dissuade de le faire, essentiellement en lui montrant qu’elle le comprend et qu’elle prend ses difficultés en considération. Cette scène montre qu’avec un peu de générosité on peut arriver à de meilleurs résultats qu’en appliquant de manière stupide les rigueurs de la loi. Nicki le marchand d’hamburgers reconnaît lui aussi les deux fuyards comme des gens honnêtes et travailleurs et il leur fait confiance, quitte, lui aussi, à enfreindre la loi pour tirer Mabel de la prison. Les travailleurs qui connaissent les duretés de l’existence, contrairement aux juges et au personnel des pénitenciers, sont plus facilement enclins à aider les jeunes gens dans la débine. Il y a une sorte de solidarité de classe. Le laitier aussi est naturellement bon, voyant le couple affamé, il leur donnera du lait. C’est un travailleur.  

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    En ville ils retrouvent Pop qui avait aidé Joe 

    Il y a aussi la figure inquiétante du beau-père. Le film montre à ce propos plus qu’il n’en dit. En effet il n’est pas clairement énoncé les raisons qui font que Mabel se retrouve sous son autorité. Mais ce qui est certain c’est qu’il est jaloux et qu’il a un comportement incestueux. C’est évidemment là que les images se substituent au discours. Il y a un parallèle qui est fait entre le conflit des générations et la question sexuelle. Le mariage en lui-même est présenté d’une manière intéressante. En effet, en règle générale ce type de scène est tourné dans l’urgence comme une nécessité hâtive qui est célébré par une autorité d’occasion ou de rencontre. Mais ici le mariage est une scène assez longue. C’est un spectacle qui peut rapporter un peu d’argent, une marchandise, les jeunes gens sont applaudis par la foule ! C’est une manière sans doute d’en montrer toute la fausseté. On leur prête les costumes pour la parodie de cérémonie, on les bouscule, puis on s’en débarrasse pour passer au suivant ! C’est pourtant un mariage officialisé par la loi. Comme on le voit, le film met en question les institutions. Le mariage n’est pas une affaire entre deux personnes qui s’aiment, mais un spectacle pour des gens qui s’ennuient et qui les moquent parce qu’ils connaissent le mariage de l’intérieur. Mais la justice est elle-même une parodie, elle n’est pas plus sérieuse que le mariage. Ce qui va sauver Joe in fine, c’est la prise de conscience du jury de l’innocence des deux jeunes gens. Le contournement des institutions se fait du côté de la conscience. Il n’y a pas besoin de changer la loi, mais seulement de mieux s’en servir. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939 

    Après s’être battu avec Charles Garrett, Joe et Mabel prennent la fuite 

    Donner sa chance à tous les jeunes gens qui cherchent leur place, c’était ne l’oublions pas le programme du New deal. C’est en ce sens que c’était une révolution. Donner une chance cela veut dire qu’au-delà des capacités et de la volonté d’un individu, il faut lever un certain nombre d’obstacles. C’est ce qu’a fait l’Etat avec ses programmes sociaux d’embauche massive, programmes qui en 1939 sont encore en cours de développement, et c’est ce que font les vieux qui donnent un coup de pouce, comme le patron du journal. Le message est clair, on peut avoir le talent qu’on veut, il faut encore qu’il ait l’occasion de s’exprimer. On ne peut tout renvoyer à la responsabilité individuelle. Joe va s’exprimer par le biais de la photo. Cette activité est de saisir ce qui est décisif et significatif, donner une lecture du réel. Ici ce sera les photographies saisies en pleine action du hold-up. Mais cette activité est ambiguë, en effet, Joe se sert d’elle pôur faire évader Mabel. Comment ? En promettant aux employés de la prison de publier sa photo dans le journal ! La photo joue sur la vanité des personnes qui aiment se voir dans un journal. Les truands montreront comment ils peuvent avec un avocat complaisant tourner la vérité des photos, c’est pourquoi ils exigent de la part de Mike Leonard la restitution des négatifs. Toute chose possède son revers, c’est la conscience de ce qu’on peut faire de la vérité qui est importante. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939 

    Ils se marient dans un théâtre 

    La mise en scène est très solide, le rythme est bon, les mouvements de caméras sont fluides. Et tout cela est renforcé par la magnifique photo de James Wong Howe. C’est un des photographes, avec John Alton bien sûr, les plus importants pour le film noir. Il y a de très belles scènes de ce point de vue, par exemple quand les trois jeunes au début du film attendent puis prennent le train sous la pluie, ils suivent le train en mouvement à contre sens, attendant de trouver une porte ouverte qui leur permettra de grimper. Ensuite quand Joe et Mabel prennent la fuite en laissant le beau-père sur le carreau. Ils suivent alors un corridor, éclairé par une ouverture latérale vitrée, ce qui donne un aspect brumeux à la scène. Ou encore cette scène qui voit marcher Joe puis son ombre vers le magasin qu’il a l’intention de braquer. Il y a une lumière au-dessus du commerce, puis la silhouette de Joe qui s’avance, et qui devient de plus en plus fantomatique en avançant. Il y a un jeu de lumière intéressant, poétique. Contrairement aux films précédents de Lewis Seiler, celui-ci est un peu plus aéré, même s’il s’agit encore d’un tournage principalement en studio. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Mabel et Joe se sont disputés et se séparent 

    La distribution est excellente. D’abord John Garfield bien entendu dans le rôle de Joe Bell. Certes il était déjà habitué à ces rôles de jeune homme révolté. Mais ici, plus encore que dans ses films précédents, il joue beaucoup de ses expressions faciales, ce qui est assez difficile si on ne veut pas tomber dans l’outrance et la caricature. Il était encore très jeune quand le film a été tourné, vingt-cinq ans, l’âge du rôle, mais il avait déjà acquis cette grâce naturelle d’habiter ses personnages. C’était la jeune vedette qui monte, et Humphrey Bogart qui avait eu beaucoup de mal à franchir les échelons de la gloire en avait peur sur le plan professionnel, il se serait disputé violemment avec lui[3]. Priscilla Lane dans le rôle de Mabel lui donne la réplique de belle façon. Elle avait déjà été la partenaire de John Garfield dans Four daughters de Michael Curtiz et tournera encore avec lui dans une séquelle de ce film, daughters courageous. Il semble cependant que le rôle de Mabel soit son meilleur rôle de sa courte carrière[4]. Elle a ce regard de l’innocente jeune fille qui convient très bien. Les deux jeunes acteurs apportent une énergie constante au film et donc une grande crédibilité comportementale. Ce que Lewis Seiler n’avait pas trouver jusqu’ici. 

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     Joe va délivrer Mabel 

    John Garfield retrouve Billy Halop qui était déjà avec lui sur I made me a criminal. C’est un habitué de la filmographie de Lewis Seiler, un pur produit de la Warner. Son rôle est étroit, il est accompagné par Bobby Jordan qui était déjà dans Crime school. Les deux frères Glenn incarnent ici la jeunesse en déshérence dont il fait prendre soin. Les vieux sont plus marquants et plus intéressants. Henry Armetta incarne Nick, le marchand de hamburgers, Alan Hale est le débonnaire directeur du journal qui embauche Joe, Charley Grapewin est Pop. Ils sont tous les trois excellents. Peu connus du public, ils ont incarné des dizaines de rôles à l’écran, ce sont des vétérans indispensables du film noir, souvent ils incarnent des « petites gens », des sages. Un œil exercé reconnaitra aussi Ward Bond dans le petit rôle du gangster qui est attendu par la police à la descente du train et qui se bat avec Joe. 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Joe veut commettre un hold-up 

    C’est donc un excellent film noir et peut-être ce que Lewis Seiler a fait de mieux dans sa carrière, ceux qui ne le connaissent pas encore peuvent s’y jeter dessus. Cependant, Warner fidèle à son habitude de contingentement de son catalogue, non seulement ne l’a jamais sorti en Blu ray, ce qui est contestable eu égard à la qualité de la photo, mais on ne trouve même plus le DVD sur le marché français.

     

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Mabel a dénoncé Joe 

    Jeunesse triomphante, Dust be my destiny, Lewis Seiler, 1939

    Le témoignage de Mabel a ému le jury

     



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/a-chaque-aube-je-meurs-each-dawn-i-die-william-keighley-1939-a211806626

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/je-suis-un-criminel-they-made-me-a-criminal-busby-berkeley-1939-a114844746

    [3] Darwin Porter, Humphrey Bogart, the making of the legend, Blood Moon productions, 2010.

    [4] C’est aussi l’opinion de Robert Nott, He ran all the way, the lifez of John Garfield, Limelight editions, 2004.

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