• La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

     La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    Quelques années plus tard, Pevney va retrouver Tony Curtis. Cette fois c’est un vrai film noir. Le sujet est basé sur un roman de Joseph F. Dinneen, un ex-journaliste bostonien, qui a choisi de romancer un casse spectaculaire de plus de 2 500 000 de dollars en 1950. Le cerveau de ce casse était un dénommé Anthony Pino qui servira de modèle au personnage de Jerry Florea. Contrairement à ce qu’on voit dans le film, ils étaient onze et non pas 5 pour réaliser ce coup. Pino n’avait rien d’un personnage à la Tony Curtis, c’était un petit gros surnommé « Fats ». C’était à l’époque le plus gros coup jamais réalisé aux Etats-Unis. Les gangsters ne seront capturés qu’en 1956, soit après la sortie du film de Pevney. Leur arrestation interviendra quelques jours avec la prescription des poursuites et bien spur sur la dénonciation d’un des complices qui était en prison pour une autre affaire et qui avait apparemment peur d’être assassiné pour l’empêcher de parler. Une toute petite partie de l’argent a été retrouvée. Cette affaire extraordinaire a été l’objet d’un autre film, bien plus tard que celui de Pevney, The brink’s job de William Friedkin, avec Peter Falk en 1978, c’est curieusement ce film et non pas celui de Pevney qui est cité comme illustration de ce casse célèbre, alors que Friedkin a utilisé les noms des vrais protagonistes mais pour les tourner en dérision ce qui en fait un film ridicule sans aucun rapport avec le sujet. C’est une histoire dramatique et pas du tout une fable grotesque, en outre la bande à Pino ce n’était pas du genre Pieds Nickelés, mais des gangsters redoutables et chevronnés. Ce n’est pas parce qu’on pique ici et là quelques éléments de vérité que l’histoire est crédible, à mon sens, il vaut mieux encore inventer et donc ne pas utiliser les noms véritables. C’est le FBI qui fut chargé de l’enquête avec peu de résultats par rapport aux moyens mis en œuvre, bien que Pino ait été soupçonné pour avoir par le passé réalisé des coups semblables, sans coups de feu, avec des masques et des gants qui empêchaient les identifications[1]. Pino avait un alibi intéressant, puisqu’au moment du vol, non seulement on l’avait vu dans un débit de boissons, mais il avait aussi discuté avec un policier. Ce sont les policiers du FBI qui ont essayé de faire pression sur Pino en le menaçant de l’expulser parce qu’il avait omis de signaler des fautes qu’il avait commises par le passé. Mais cette ruse tomba à l’eau. En vérité le FBI ne résolut l’affaire que parce qu’O’Keefe, un des casseurs, se décida à parler, probablement contre une remise de peine et sans doute parce qu’il avait peur qu’on n’attente à sa vie[2]. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    Ces longs développements sont utiles pour comprendre les rapports que la fiction entretient avec la réalité. Il faut noter encore que le film va utiliser quelque chose qui va devenir récurrent dans le film de casse, le masque, et plus encore l’uniformité des masques qui trouble justement les témoignages. Dans la réalité les gangsters ont bien utilisé des casquettes, des gangs, mais ils ont recouvert leurs visages avec des masques d’Halloween. Mais le scénario ne tourne pas seulement autour d’un casse spectaculaire. Il va développer une analyse des conditions matérielles de la délinquance, ce qui va l’amener à regarder de loin les rapports compliqués que la société entretient avec elle. Cela convient bien à Pevney qui a su souvent conserver une fibre sociale dans la conduite de ses récits. Sydney Boehm qui signe le scénario a travaillé sur des grands scénarios de films noirs. Je ne peux pas tous les citer, mais rappeler qu’il a signé l’excellent scénario de Rogue cop de Roy Rowland, qu’il a beaucoup travaillé avec Rudolph Maté, on lui doit, entre autres, Union Station, The big heat de Fritz Lang, mais aussi Violent Saturday de Richard Fleischer. Ces scénarios ont tous en commun de mettre en scène une violence explosive et aussi les ambiguïtés de la police. Sur ce dernier thème, avec Six bridges to cross, on va être servi ! 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    Gallagher a gravement blessé le jeune Jerry 

    Jerry Florea est un jeune délinquant, il devient chef de bande, mais se heurte périodiquement à l’agent Gallagher qui tente de le sermonner pour le remettre dans le droit chemin. Une nuit, Jerry est piégé dans un cambriolage, Gallagher tire et le blesse. La conséquence est que Jerry ne pourra jamais avoir de gosse. Mais Jerry ne lui en veut pas. La malchance le poursuit. Il continue sa vie de délinquant, il va pourtant aller en prison pour un viol qu’il n’a pas commis, ne voulant balancer personne. A sa sortie de prison, il passe un marché avec Gallagher, il lui donne des informations sur les voyous qui empiète sur son territoire. Ce qui permet au policier de grimper rapidement des échelons. Jerry monte un gros coup, il arnaque les paris hippiques. Il va retourner en prison. Il va tenter de se faire libérer en s’engageant dans l’armée avec l’appui plus ou moins sincère de Gallagher. Il échoue encore parce qu’il n’a pas la nationalité américaine. A sa sortie de prison, il va s’occuper de stations-services, et se marier avec une veuve de guerre qui a déjà trois enfants. Mais comme il a beaucoup dépensé, il va vouloir se renflouer. Il a l’idée de monter un coup énorme, le casse du dépôt de la Brink’s. il s’arrange pour avoir un alibi, puisque tandis que le coup a lieu, il est invité avec sa femme chez Gallagher. Le coup rapporte plus de deux millions de dollars. Mais les soupçons se portent vers lui. Gallagher menace de le faire expulser s’il ne livre pas l’argent et s’il ne dénonce pas ses complices. Ce chantage odieux ne fonctionne pas. Jerry va être brièvement incarcéré. Mais à sa sortie c’est sa femme qui annonce qu’elle le quitte parce qu’elle a compris qu’il n’était qu’un truand ! Dépité Jerry va accepter de livrer le butin. Mais ses complices ne l’entendent pas de cette oreille, une fusillade s’ensuit, Gallagher intervient, Jerry expire dans ses bras. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    Jerry purge une peine pour un crime qu’il n’a pas commis 

    L’histoire s’étend sur une vingtaine d’années. Au-delà du fait que Jerry est malchanceux, il y a d’abord un affrontement entre le bien et le mal. Gallagher est le bien officiel, et Jerry le mal désigné par l’administration. Mais à tout prendre, on se rend compte que le plus fumier des deux c’est bien Gallagher. Non seulement il blesse lourdement Jerry, au point de le rendre impuissant et stérile – autrement dit il le castre – mais il tente de le faire chanter d’une manière odieuse. Cet antipathique n’a guère de remords et se sert clairement de l’amitié de Jerry pour grimper les échelons sous couvert de morale publique. Jerry est manifestement en quête du père, et son martyre c’est bien celui d’attendre quelque chose de ce fumier de Gallagher. Mais il est optimiste et souriant, autant que Gallagher est sinistre et combinard. Cette opposition est remarquable, parce que sans le dire le film va bien au-delà de la traditionnelle ambigüité des personnages. C’est un des portraits les plus fins d’un flic pourri. Jerry c’est un peu comme Jésus, il tend toujours la joue gauche quand on le frappe sur la joue droite. Si Gallagher est un pourri, on voit bien qu’il culpabilise. Au fond il envie Jerry qui est bien moins compromis que lui qui subit la hiérarchie policière, qui se fait poursuivre devant le tribunal et qui porte sur son dos des dettes pour s’acheter un petit pavillon de banlieue merdique. Il est bien moins libre que Jerry au fond qui conservera plus lontemps que lui son intégrité. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    La bande à Jerry a monté une arnaque aux paris hippiques 

    Certes Jerry n’est pas tout d’une pièce et quand il donne des tuyaux à Gallagher, on comprend qu’il fait ce compromis uniquement pour lui plaire et se faire adopter. Mais c’est un rebelle dans l’âme qui n’accepte pas la société telle qu’elle est et l’horizon moutonnier qui lui est proposé. Le propos de Pevney est clairement de rendre sympathique Jerry – incarné par le souriant et photogénique Tony Curtis – et antipathique le trop bien coiffé Gallagher. Jerry vient d’une famille misérable d’immigrés italiens. Gallagher est un policier plus ou moins consciencieux, mais routinier et obsédé par son avancement. Cependant il y a une autre dimension : Jerry est d’abord un joueur. Il aime le risque et suppose que la vie ne vaut pas un clou si on ne la risque pas. C’est ce qui le rend imperméable aux sermons hypocrites de Gallagher. Du fait de sa position sociale, Jerry est coincé entre deux institutions, l’Eglise ne l’aime pas, mais prend son argent tout de même, la police le pourchasse. La troisième institution, l’armée, ne veut pas de lui. Dans ce contexte les rares moments où Gallagher l’appuie, apparaissent comme un échange de services bien compris. Et bien sûr un échange désigne le plus souvent un gagnant et un perdant. Le perdant c’est toujours Jerry. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    En prison Jerry va tenter de se faire enrôler dans l’armée pour aller se battre 

    La mise en scène est excellente. D’abord il y a tout le début qui montre les quartiers populaires de Boston. Sans appuyer sur la crasse ambiante, on comprend d’où vient Jerry. Il est dépenaillé, face au bien portant et bien coiffé Gallagher, un peu trop propre sur lui. L’utilisation de l’écran large et des décors réels de Boston font que ce film sort des codes traditionnels du cycle classique du film noir. Il y a pourtant une persistance des formes géométriques qui en font toutefois l’héritage. La manière de filmer la prison est à ce titre tout à fait remarquable, avec des plans larges qui saisissent la dimension écrasante des lieux. Melville avait certainement vu ce film qui contient une séance de retapissage, mais surtout la rencontre de Gallagher et de Jerry dans la station aérienne du métro de Boston, cette scène anticipe de celle qui verra Jeff Corey dans Le samouraï affronter sur un pont qui surplombe une voie de chemin de fer un tueur à gages. Il est clair que Jerry qui arrive tout souriant à ce rendez-vous clandestin va à la rencontre de sa mort. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    Gallagher attend des informations de Jerry 

    Bien entendu le clou du film c’est le hold-up proprement dit. Si Pevney s’est inspiré naturellement des photos d’époque publiées dans les journaux, il tire un parti pris novateur : les gangsters masqués à l’identique, portant des casquettes et des blousons pour conserver un peu mieux leur anonymat, avance suivant une progression géométrique en diagonale qui leur donne une forme inexorable. la façon de pénétrer l'entrepôt servira de modèle à Melville pour le casse du Cercle rouge. On peut mieux mesurer la maîtrise technique de Pevney si on compare la même scène avec celle filmée par William Friedkin dans The Brink’s job. Quand Pevney film la mise en accusation de Gallagher devant le Grand Jury, on a l’impression qu’il se réfère à la chasse aux sorcières menée par l’HUAC et qui à cette époque est encore fortement présente dans les mémoires. Gallagher est film d’abord un peu de loin, pour montrer combien il est écrasé par le tribunal. Puis le procureur s’approche, distillant des questions qui manifestement n’ont rien à voir avec le sujet, mais cherche seulement à nuire. Pevney n’utilise pas seulement les plans larges uniquement dans ce cas, il s’en sert aussi pour mettre en évidence les relations entre Gallagher et Jerry autour d’une table un peu guindée lors d’un dîner qui servira d’alibi à Jerry. La fusillade finale est remarquablement bien tournée. Quand Jerry meurt dans les bras de Gallagher, ça sonne comme un acte d’accusation envers celui qui se prétendait son ami - cette scène a inspiré Melville pour la fin du Cercle rouge quand on voit Jansen mourir presque dans les bras du commissaire Mattei. Son suicide est un acte d’accusation d’une amitié trahie et c’est cela plus que sa mort qui déclenche l’émotion. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    La bande à Jerry attaque le dépôt de la Brink’s 

    L’interprétation dans ce film Universal où Pevney et Tony Curtis étaient sous contrat, est excellente. Tony Curtis est remarquable de fraîcheur candide dans le rôle de Jerry. Ce rôle a fait beaucoup pour le reste de sa carrière, montrant une grande capacité d’adaptation, au-delà de son rôle de beau gosse. Il est vrai que ce rôle devait lui plaire, puisqu’en effet, il était issu du Bronx et avait eu un comportement de délinquant dans son jeune âge. Sauf que lui aura plus de chance que Jerry et fera par la suite une carrière brillante. Son faire-valoir, c’est le pâle George Nader dans le rôle de Gallagher. Mais sa raideur passe assez bien puisqu’il incarne un personnage sans beaucoup d’empathie, prisonnier de ses contradictions profondes. Julie Adam qui incarne sa femme est très bien, elle a cette capacité de montrer qu’avant de juger elle sait comprendre et ne semble pas toujours suivre son mari dans ses élucubrations vindicatives. Sal Mineo est assez peu présent dans le film, il incarne Jerry dans son jeune et se révèle un très bon acteur. Il est a noté que Clint Eastwood avait postulé pour le rôle mais Pevney n’en a pas voulu, et bien sûr il avait raison. Le vétéran Jay C. Flippen est Concannon, le bourru supérieur de Gallagher. Il a joué des dizaines de rôle de ce type, toujours avec une grande facilité. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    Gallagher est à son tour soupçonné de couvrir Jerry 

    Le film fut très bien reçu par la critique qui pour une fois s’est rendu compte tout de suite de la densité du sujet sous les dehors d’un film de genre et a salué la mise en scène de Pevney. Le public a suivi, ce fut un gros succès pour Universal. Avec le temps la réputation de ce film s’est renforcée, même si on ne veut toujours pas lui donner le label de chef-d’œuvre, et même si en France on persiste à considéré Pevney comme un cinéaste mineur. Le titre est excellent, le générique se déroule sur une chanson interprétée par Sammy Davis jr qui deviendra aussi un grand succès. Sans être forcément introuvable, ce film est un peu dans l’ombre. Il mériterait pourtant une réédition en Blu ray. 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    Sorti de prison, Jerry se fait larguer par sa femme 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    Jerry annonce à sa bande qu’il va rendre l’argent de la Brink’s 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955

    Jerry meurt dans les bras de Gallagher 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    La police était au rendez-vous, Six bridges to cross, Joseph Pevney, 1955 

    La police est sur les lieux du casse. Cette image publiée dans The Boston Globe sera utilisée dans le film de Pevney pour donner de l’authenticité



    [1] https://www.fbi.gov/history/famous-cases/brinks-robbery

    [2] Mike Mayo, American murder: criminals, crime and the media, Visible Ink Press, 2008.

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