• La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953

     La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953

    Ce film est la première collaboration entre Gilles Grangier et Jean Gabin, il y en aura 11 autres pour suivre. Ce film est un peu oublié dans la filmographie de Gabin, alors qu’à sa sortie il a eu un bien meilleur succès que La vérité sur Bébé Donge par exemple. Pourtant c’est un vrai film noir, très intéressant, surtout si on le rapproche des films américains sur les séquelles de la guerre et le retour des personnes disparues. Les raisons de cette relative ignorance m’échappent complètement, même à une époque où on réhabilite quelque peu Grangier. Peut-être que cet ostracisme vient d’abord du fait que l’histoire est adaptée d’un roman de Pierre Nord. Ce dernier est aujourd’hui complètement oublié, pourtant son œuvre est très intéressante. Elle comportait trois segments : des mémoires de guerre et de Résistance comme Mes camarades sont morts[1], il avait été un militaire employé d’abord aux renseignements, patriote et très à droite en même temps, il connaissait le métier de l’intérieur et avait travaillé à la création de réseaux de Résistance, il quitta l’armée avec le grade de colonel ; ensuite il avait tiré de son expérience des histoires d’espionnages très nombreuses puis il s’orienta vers le roman d’espionnage antisoviétique, avec succès. Mais si son fonds de commerce c’était d’abord l’espionnage, il fit plusieurs incursions remarquées dans le roman noir, dont cette Vierge du Rhin. Au moment où Grangier adapte ce roman, Pierre Nord a déjà plusieurs films adaptés de ses romans à son actif.  

    La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953

    Martin Schmidt se débrouille pour se faire embaucher sur La vierge du Rhin, une péniche qui appartient à Meister dans l’espoir de rejoindre Strasbourg. Pour tout équipage il y a Pietr, un matelot plutôt louche, et la jeune Maria qui est aussi la fille de Meister. La descente du Rhin se passe plutôt bien. Alors qu’ils approchent Strasbourg, le fourbe Pietr cependant prévient Geneviève Labbé qu’il est possible que Martin Schmidt soit son ancien mari, Jacques Ledru. Et en effet ce dernier a été considéré comme disparu pendant la guerre, lâchement abandonné par Maurice Labbé, qui a profité de cette disparition pour à la fois mettre la main sur les affaires de Ledru, et épouser sa femme ! Ledru était porté disparu parce qu’il était prisonnier. Pietr connait le portrait de Ledru parce qu’il est en combine avec Labbé. Ledru quant à lui ne rêve que de se venger du couple Labbé. Un soir il est obligé d’intervenir parce que l’abominable Pietr tente de violer Maria. Arrivé à Strasbourg, il va se procurer un revolver. Puis il va tenter de s’approcher de son ancienne demeure. En réalité il va trouver un appui auprès de Anna Berg, son ancienne secrétaire qui ne l’a pas oublié et qui se désole de voir les affaires de Ledru maltraitées. Geneviève prise de panique a tenté d’écraser Ledru avec sa voiture. Mais bientôt il va y avoir une grande explication. Ledru chasse Geneviève et Labbé et leur annonce qu’il va récupérer ses biens. Mais Labbé est assassiné d’un coup de revolver. La police commence à soupçonner Ledru, d’autant que Geneviève témoigne contre lui. Alors que la police tente de retrouver Ledru et de l’arrêter, celui-ci va mener de son côté sa propre enquête avec l’aide de Anna Berg et de Maria. De fil en aiguille il va comprendre que derrière ce meurtre il y ales trafics de Pietr avec Labbé, et donc que le matelot a tué Labbé pour le dépouiller du peu d’argent qui lui restait. Dès lors la chasse est ouverte, Ledru, mais aussi la police, partent à la recherche de Pietr. Celui-ci s’enfuie et se réfugie en haut d’un échafaudage. Mais après s’être défendu en tirant sur la police, il est déséquilibré par un engin qui l’envoi au sol. L’affaire est entendue, Ledru chasse Geneviève et on comprend qu’il refera sa vie avec la jeune et loyale Maria.

     La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Pietr tente de violer Maria 

    Le scénario louche clairement du côté de Simenon. Ce n’est donc pas l’intrigue en elle-même qui peut retenir l’intérêt. La logique est assez simple, un homme revient pour se venger, le meurtre de Labbé par Pietr n’est qu’une simple diversion à l’histoire, une manière d’éviter au fond à Ledru de régler son compte à Labbé lui-même, ce dont il manifeste l’envie. Ledru est un homme traumatisé par la guerre et la trahison de sa femme comme celle de son ami n’ont fait que renforcer cette amertume. L’idée de se venger est donc une forme de rédemption qui permettra de reconstruire et d’oublier. Mais il va rencontrer Maria, et celle-ci va jouer au fond le rôle d’ange gardien, non pas tant par l’aide qu’elle lui apporte, mais par les nouvelles perspectives qu’elle lui ouvre simplement par le fait d’exister. En s’embauchant sur la péniche, et malgré la présence du maléfique Pietr, Ledru a renoué avec la vie, trouvé une nouvelle famille. Ce sont des gens qui vivent simplement et qui travaillent. Ils sont donc à l’opposé du couple Labbé qui au contraire dilapide les biens de Ledru, en mettant l’entreprise en péril. S’ils sont si dispendieux, c’est aussi parce que leur vie est vide. Ana Berg expliquera à Ledru comment ces gens-là tapent dans la caisse pour s’offrir des babioles sans intérêt. 

    La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Ledru vient demander des comptes à Geneviève 

    L’adaptation et les dialogues sont de Jacques Sigurd qui a beaucoup œuvré dans cet entre-deux, oscillant entre polar et film noir. Naturellement il travaillera avec Carné, sur Les tricheurs, L’air de Paris, avec Gabin, Du mouron pour les petits oiseaux et Trois chambres à Manhattan. Il y avait clairement chez lui un goût prononcé pour les relations sociales qui se nouent autour du labeur. Il aimait beaucoup les atmosphères un peu glauques comme dans les films d’Yves Allégret avec qui il fera une bonne demi-douzaine de films dont Dédé d’Anvers, Une si jolie petite plage ou encore Manèges. Sans doute ici les rapports pervers sont-ils gommés par le fait que Jean Gabin en incarnant Ledru, l’ambiguïté n’est pas le principal du caractère du héros. Mais enfin il reste cette balance entre Maria et Geneviève qui cessera de bouger avec le dévoilement de l’ensemble des turpitudes de Geneviève. On sent bien que dans sa volonté de reprendre une vie normale après le traumatisme de la captivité, Ledru pourrait bien basculer vers son ex-épouse. C’est au fond elle qui l’en empêche par son comportement tortueux. 

    La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Ledru va surprendre le couple Labbé 

    Le travail de Gilles Grangier présente plusieurs aspects différents. Le premier et peut-être le plus contestable est cet usage de la voix off dans le premier tiers du film. C’est le point de vue de Pietr, mais ce point de vue disparait pour laisser place à une enquête plus traditionnelle. Qui a tué Labbé ? Evidemment si c’est Pietr celui-ci ne peut pas commenter son crime dans l’oreille du spectateur. Grangier a piqué ce tic de la voix off dans les films noirs américains, il l’utilisera cet artifice dans Meurtre à Montmatre par exemple. Ensuite il y a, et c’est à mon sens le meilleur de sa mise en scène, cette capacité à insérer l’histoire dans une atmosphère de travail quotidien. On verra donc des péniches qui circulent sur le Rhin, le trafic sur le port de Strasbourg, avec un décor fait d’engins de levage et d’outillage pour déplacer les marchandises. Cette atmosphère de labeur est ainsi opposée à l’atmosphère confinée de la maison où se terre le couple Labbé. Ici la porte est rouillée, le jardin en friche, envahi par des mauvaises herbes qui étouffent la vie. Grangier est toujours très juste quand il se penche sur le monde du travail et sur les relations sociales qui se développent autour de lui. On pourrait dire que de ce point de vue il est le précurseur de Claude Sautet. La mise en perspective des instruments du port permettra a Grangier de tirer de belles diagonales et d’utiliser la profondeur de champ. La scène qui voit Pietr s’enfuir en grimpant dans l’échafaudage, est clairement tirée de The naked city de Jules Dassin[2]. Cet ensemble de références au film noir et au naturalisme qui va avec, fait que Grangier n’est pas un simple réalisateur de films commerciaux, sans conscience. 

    La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Geneviève se fait menaçante 

    Ce fut la première collaboration entre Gabin et Grangier. Il y en aura encore 11, et il semble bien que ce soit avec lui que Gabin ait tourné le plus grand nombre de films. Bien entendu c’est autour de celui-ci que le film se montera. On a dit à tort que c’était Touchez pas au grisbi qui relancera la carrière de Gabin. Bien entendu le film de Jean Becker fut un succès énorme, mais les films de Jean Gabin marchaient très bien aussi avant. Un film comme La minute de vérité c’était 3 millions d’entrées. Il n’était donc pas en perte de vitesse. Le rôle de Ledru lui va comme un gant : un homme qui a vécu et qui malgré les vicissitudes de la vie reste solide et déterminé. Il a de belles scènes notamment dans sa confrontation avec Geneviève où il sort de son mutisme, vidant tout ce qu’il a sur le cœur. Geneviève c’est l’excellente Elina Labourdette, un mélange de canaillerie et de distinction. Je crois que c’est un de ses rôles les plus importants. Mais il est vrai que Grangier a toujours été un bon directeur d’acteurs, même si évidemment on ne dirige pas Gabin ! Si Renaud Mary dans le rôle de Labbé est assez terne, par contre Claude Vernier dans celui de Pietr est remarquable. Cet acteur d’origine allemande qu’on a pu voir dans des films comme Le silence de la mer, ou La traversée de Paris, est tout à fait remarquable de sournoiserie. On retrouvera encore Albert Dinan, vieux complice de Grangier dans le rôle du commissaire Guérin. Et puis il y a Nadia Gray qui est Maria, et encore Olivier Hussenot qui est Meister, son père. Une mention spéciale à Andrée Clément, dans le rôle de la secrétaire de Ledru, mélange de dévouement et d’ironie.

     La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Ledru annonce à Geneviève que Pietr est en fuite

    Le film tient donc bien la route, malgré peut-être une fin un peu précipitée. Il obtiendra un bon succès public et mérite d’être revu, confirmant que les critiques de la Nouvelle Vague contre la qualité française étaient complètement erronées et seulement destinées à impressionner les âmes faibles. 

    La vierge du Rhin, Gilles Grangier, 1953 

    Pietr tente de fuir désespérément



    [1] Librairie des Champs Elysées, 1949

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-cite-sans-voile-the-naked-city-jules-dassin-1948-a127689146

    « Sous la direction de François Angelier & Stéphane Bou, Dictionnaire des assassins et des meurtriers, Calmann-Lévy, 2012Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 »
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