• Laura, Otto Preminger, 1944

     Laura, Otto Preminger, 1944

    Laura est certainement un des plus célèbres films noirs, un film incontournable dans le cycle classique. Mais Laura c’est avant toute chose un roman de Vera Caspary. Cette dernière faisait partie de ce qu’on appelle Radical Hollywood, très à gauche, engagée au parti communiste, elle eu les pires ennuis avec l’HUAC, et dut même s’exiler un moment en Europe pour éviter la prison[1]. Ceci explique pour beaucoup le principe sur lequel repose Laura, principe souvent oublié par la critique qui privilégie l’intrigue policière au détriment justement d’une approche plus sociale. Mais cela ne dérangeait pas Otto Preminger qui, bien que n’étant pas proche du parti communiste, avait des idées progressistes comme on disait alors, et qui s’est toujours battu avec constance contre la censure. C’est d’ailleurs lui qui, en 1960, à travers Exodus, fit revenir sur le devant de la scène Dalton Trumbo, le banni d’Hollywood qui travaillait à l’écriture de scénarios sous des noms d’emprunt[2]. 

    Laura, Otto Preminger, 1944

    Le policier McPherson est chargé de trouver l’assassin de Laura Hunt qui a été tuée chez elle d’un coup de fusil. Il va donc faire le tour de toutes ses relations pour comprendre quelles peuvent être les raisons de ce meurtre. Il commence par rencontrer Waldo Lydecker, un journaliste à succès dont les chroniques journalistiques et radiophoniques sont très suivies. McPherson le rencontre dans son bain où il écrit sur sa machine. Waldo va proposer à McPherson de l’accompagner dans sa tournée des différentes personnes que le policier veut rencontrer. Celui-ci va commencer par interroger Shelby Carpenter, une sorte de gigolo sans le sou qui devait se marier avec Laura. Lors de cette rencontre, on comprend que Waldo aimerait bien voir Shelby accusé du meurtre de Laura. Puis McPherson interroge Ann Treadwell, très riche, mais qui, vieillissante voudrait bien se marier avec Shelby qu’elle trouve à son goût.  McPherson prend des notes, puis, au cours d’un repas auquel Waldo l’a invité, il va apprendre comment Waldo et Laura se sont connus. Ce qui va donner lieu à un très long flash-back. Waldo se flatte d’avoir découvert et modelé Laura. De petite stagiaire dans une agence de publicité, par ses relations, il en a fait une sorte de star de la profession. On comprend qu’il a été très amoureux de Laura. McPherson apprend aussi que probablement Laura ne voulait plus épouser Shelby car celui-ci avait entamé une relation avec une certaine Diane Redfern, tout en chauffant les pieds de Ann Treadwell. Sous le portrait de Laura, McPherson boit un peu trop, puis s’endort. Il est tiré de son sommeil par le retour inattendu de Laura ! Celle-ci était partie dans sa maison de campagne pour un long week-end ce qui lui aurait permis de faire le point sur sa situation avec Shelby. Bientôt on apprend que c’est cette Diane Redfern qui a été tuée. L’enquête devient alors très confuse. D’autant que la bonne de Laura a menti également. Laura a ensuite un rendez vous clandestin avec le même Shelby. McPherson le suit, Shelby va à la maison de campagne pour y cacher un fusil. Peu à peu le doute s’installe dans la tête du policier. Il va donc convoquer tout le monde chez Waldo, et va arrêter Laura. Il l’embarque au poste de police. Là il l’interroge. Puis finalement il la relâche. En vérité il cherche l’arme qui a tué Diane. Il pense qu’elle est cachée dans la pendule de Waldo. Mais chez lui il n’y a rien. Il va découvrir un autre fusil dans une pendule similaire, mais chez Laura ! Ce fusil a sûrement les empreintes de Waldo. Alors qu’une idylle s’ébauche entre McPherson et Laura, Waldo revient, il récupère le fusil et prétend tuer Laura parce qu’il ne supporte pas qu’elle le rejette, et surtout qu’elle lui a manifesté son mépris, lui interdisant de la revoir. Mais au dernier moment, McPherson enfonce la porte, et la police tue Waldo. 

    Laura, Otto Preminger, 1944

     McPherson interroge l’antipathique Waldo qui travaille dans son bain 

    Riche en rebondissements divers, Laura porte une thématique complexe. Le cœur de l’intrigue est la jalousie. D’abord celle de Waldo qui est jaloux de Shelby, puis de McPherson. Il croit avoir fabriqué Laura, mais celle-ci lui échappe maintenant. Les femmes sont également jalouses entre elles : Ann qui a des vues sur Shelby jalouse Laura. Mais également Diane Redfern jalouse aussi Laura, la preuve, elle revendra le cadeau que Laura avait fait à Shelby. Mais la jalousie déborde les simples relations amoureuses, elles sont filtrées par les rapports de classe. Dès leur première rencontre, Waldo et McPherson s’affrontent durement, même si ce n’est qu’avec des mots. Waldo ne supporte pas que Laura s’intéresse à McPherson, et celui-ci déteste le caractère bouffon de cet homme riche et sophistiqué. Vera Caspary venait d’un milieu très modeste, il est naturel qu’elle soit sensible à ce genre de thématique. Physiquement les deux hommes sont à l’opposé : McPherson est carré, solide, direct, Waldo est malingre, manipulateur et sournois. Cela va lui donner un côté homosexuel, car il jalouse toujours des hommes qui physiquement le dépassent, alors qu’il croit avoir exactement ce qu’il faut pour dominer le monde : la richesse, la culture, une certaine intelligence qui lui permet de balancer des réparties cinglantes. Laura est, par sa beauté, un enjeu pour tout le monde. Mais en même temps qu’est-elle ? Elle semble assez vide et indéterminée, prompte à se faire berner par le premier imbécile venu. Elle reste tout hébétée quand elle doit avouer à la grande satisfaction de McPherson qu’en réalité elle n’a jamais aimé Shelby. La fin du film reste très ouverte, et malgré l’esquisse d’un baiser, il semble que finalement rien ne sera possible entre Laura et McPherson. 

    Laura, Otto Preminger, 1944 

    McPherson s’est endormi devant le portrait de Laura 

    La structure du récit hésite un peu entre enquête policière à la manière de Raymond Chandler, et film noir. Il y a en effet des ressources dignes d’un roman à énigme, cette manière de rassembler les différents protagonistes et de les confronter pour faire jaillir la vérité. Mais cette tendance n’est pas propre à Caspary, ni à Preminger, on la trouve aussi chez Chandler qui travaillait beaucoup ses intrigues pour ne pas laisser ses personnages s’emparer du récit. Aux Etats-Unis, dans les années quarante, le roman policier de type anglais est très apprécié par le peuple, il nourrit largement les maisons d’édition qui se lancent dans cette sorte de récit. C’est seulement au fil des années que la forme plus dure du roman noir va l’emporter au point de donner des intrigues de moins en moins sophistiquées, s’intéressant de plus en plus aux caractères, à l’atmosphère et à la psychologie[3]. Cependant il est vrai que cette dichotomie va se refléter dans la manière de filmer. Quand McPherson pénètre le milieu bourgeois avec son petit carnet et ses questions dérangeantes, c’est très lumineux, souvent en plein jour. Par contre quand il enquête sur Laura, la nuit fait son retour, il pleut, tout devient plus ouaté et plus flou. On passe donc d’une sorte de roman à énigme à un roman noir. McPherson espionne Laura, il l’a mise sur écoute et ces écoutes sont confinées honteusement à la cave, comme s’il était inconvenant d’espionner Laura ! McPherson retrouve son côté dur dès qu’il interroge Laura sous le feu cruel d’une lampe, il apparait finalement plus raisonneur et plus doux avec l’antipathique Waldo. Mais face à Laura, il perd ses moyens et n’utilise plus que sa brutalité instinctive, on se demande d’ailleurs si ce n’est pas pour ça que Laura est attirée par lui. Quand Waldo lui demandera des comptes sur cette attirance qu’il juge contre-nature, elle lui répondra que McPherson avait l’air content de la voir vivante quand elle est revenue chez elle.

      Laura, Otto Preminger, 1944

    Laura est réapparue 

    Du point de vue cinématographique, c’est impeccable. Il y a cette science particulière de Preminger à faire bouger la caméra dans des espaces étriqués et d’enfermer les personnages dans un univers matériel fait d’objets qu’on peut pressentir comme inutiles. Il s’appuie sur la très belle photo de Joseph LaShelle qu’il retrouvera encore par la suite plusieurs fois. Encore qu’on avance que Lucien Ballard aurait photographié une partie du film, ce qui pourrait expliquer qu’il y a une différence de ton entre certains plans, par exemple les plans à la fin qui voient Waldo hésiter pour revenir chez Laura. Preminger aimait bien travailler toujours avec la même équipe, aussi bien sur le plan technique que pour ce qui concerne l’interprétation. Il réutilisera encore plusieurs fois Dana Andrews, l’associant à nouveau avec Gene Tierney dans Where the sidewalk ends. Il y a peut-être un peu d’abus dans ce film des fondus-enchaînés qui donnent comme des effets de miroir dans la confusion des images. La scène du début du film qui voit McPherson interroger Waldo dans son bain renvoie directement à Dalton Trumbo qui travaillait de cette façon[4]. Est-ce une pique qui est adressé au grand scénariste blacklisté ?

      Laura, Otto Preminger, 1944

    McPherson doit reprendre l’enquête à ses débuts 

    L’interprétation est évidemment excellente et parfaitement bien équilibrée. Quoique Gene Tierney domine le film par sa beauté, elle n’intervient qu’au milieu, auparavant elle est seulement racontée par Waldo. Elle montre des facettes intéressantes de son talent, elle est différente quand c’est une personne un peu naïve racontée par Waldo, et quand c’est une femme assez rouée qui, dans la deuxième partie du film, prend sa vie en charge. C’est évidemment son meilleur rôle. Dana Andrews qui était déjà avant ce film un acteur connu, il avait tourné avec Jacques Tourneur, avec Renoir ou encore William Wellman, change ici de registre. Il s’introduit de très belle manière dans le film noir dont il va devenir un acteur emblématique, aussi bien avec Preminger qu’avec Fritz Lang. Contrairement à ce qu’on pense, il n’était pas le premier choix de Preminger. Celui-ci voulait réutiliser le couple Laird Cregar-George Sanders qui avait très bien fonctionné dans les films de John Brahm – The lodger[5] et Hangover square[6]mais la mort prématurée de Laird Cregar qui devait jouer McPherson bouleversa ses plans. Si Preminger avait pu suivre ses premières intuitions, le film aurait sans doute eu un peu plus une allure de film anglais. Du coup l’antipathique Waldo sera joué par Clifton Webb, un acteur de théâtre qui va renouveler par la suite ce genre de prestation d’un vieux con prétentieux et bavard qui aime faire étalage de sa richesse et de sa sophistication, par exemple dans The dark corner d’Henry Hathaway. Mais il est ici très bien dans un rôle bavard où il peut cabotiner à l’envie. Plus étonnant est sans doute Vincent Price dans le rôle de Shelby Carpenter. Il n’avait pas encore la moustache en ce temps-là ! Sa haute taille rend paradoxale sa fragilité en tant que gigolo qui s’affiche sans complexe. Judith Anderson dans un rôle plus étroit, celui de Ann Treadwell, est aussi très juste.

      Laura, Otto Preminger, 1944

    Laura est interrogée sans ménagement 

    Le succès de ce film ne peut pas se comprendre sans qu’on prenne en compte aussi le soin des décors et l’excellence de la musique. Laura, le thème qui est joué au piano va devenir une ritournelle favorite de nombres musiciens de jazz sur laquelle ils aimeront improviser, de Charlie Parker à Bill Evans en passant par Eric Dolphy. Des chanteurs comme Frank Sinatra, Billy Eckstine ou Ella Fitzgerald s’en empareront aussi.  

    Laura, Otto Preminger, 1944

    Waldo a fait semblant de partir 

    Le film fut un gros succès public et obtint des critiques très favorables. C’était tout de même un film à gros budget. Au fil des années, il est devenu une référence qui s’étend bien au-delà du cercle des amateurs de films noirs. Il semble aussi que Preminger soit le premier à avoir intégré le portrait comme référence fétichiste pour un amour impossible. On retrouvera cela chez Fritz Lang, The woman in the windows et Scarlet street, chez Douglas Sirk, Shockproof et jusque chez Hitchcock dans Vertigo. C’est vraiment ce film qui va assurer la renommée durable d’Otto Preminger comme un réalisateur de premier rang qui ne doit pas, qui ne peut pas, d’ailleurs être réduit à ce seul film.

     Laura, Otto Preminger, 1944

    Waldo veut tuer Laura  

    Laura, Otto Preminger, 1944

    Sur le tournage de Laura



    [1] Paul Buhle and Dave Wagner, Radical Hollywood: The Untold Story Behind America's Favorite Movies, New Press, 2002. 

    [2] Au même moment Kirk Douglas appuyait Trumbo qui avait aussi écrit le scenario de Spartacus, c’est ce qui mit fin à la liste noire. Kirk Douglas, I am Spartacus, Open road media, 2012.

    [3] Thomas Narcejac, La fin d’un bluff. Essai sur le roman policier noir américain, Le Portulan, 1949. 

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/trumbo-jay-roach-2015-a125132672

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/jack-l-eventreur-the-lodger-john-brahm-1944-a130505830

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/hangover-square-john-brahm-1945-a130513170

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