• Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

     Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    John Steinbeck fut un romancier célèbre dans le monde entier, en 1962, il obtint le prix Nobel, à une époque où cela avait encore un sens. Ce prix soulignait d’ailleurs la reconnaissance d’une littérature populaire et vigoureuse américaine. Cette reconnaissance s’est traduite dans le fait qu’une vingtaine d’adaptations de ses romans ont été portées à l’écran, principalement cette partie qui traite de la misère, de l’exploitation capitaliste, et du travail. De grands réalisateurs ont porté ses livres à l’écran, à commencer par John Ford qui triomphera avec The Grapes of Wrath en 1940, Tortilla Flat mis en scène par Victor Fleming en 1942, ou encore Lifeboat d’Alfred Hitchcock en 1944. Elia Kazan adapta par deux fois John Steinbeck, Viva Zapata ! en 1952, et bien sûr l’incontournable East of Eden en 1955. Pour ma part je rajouterais La perla, un film mexicain tourné en 1947 par Emilio Fernandez que j’aime beaucoup. Il faut croire que les années 2000 et suivantes sont bien plus réactionnaires que les années quarante, il fallut attendre 2016 pour que James Franco porte à l’écran In Dubious Battle. Le film fut un flop complet, personne ne s’est intéressé à cette histoire de prolétaires piégés dans les grandes propriétés agricoles, et cela malgré une distribution étincelante. In Dubious Battle fait partie des œuvres de Steinbeck qu’on peut relier à la littérature prolétarienne, dans la tradition de Jack London. John Steinbeck connaissait la question du travail, particulièrement celui de l’agriculture intensive qui se développait entre les deux guerres en Californie. Il avait travaillé dans la vallée de Salinas et connaissait directement la condition prolétaire de ces années-là, et la répression brutale qui l’accompagnait. Il était clairement de gauche, voire même d’extrême-gauche, pas très loin du parti communiste américain, ce qui lui valut d’être ennuyé par les enquêtes de cette vieille crapule de J. Edgar Hoover. Cependant, comme John Dos Passos, mais moins nettement vers la droite conservatrice, il évoluera vers une sorte de collaboration avec la CIA au moment de la Guerre Froide. Il reviendra vers la gauche notamment quand son fils devra partir pour le Vietnam. Même s’il eut une position un peu ambiguë, Steinbeck n’est pas Dos Passos, il condamna moralement ceux qui, comme Elia Kazan, ce faux jeton, avaient donné des noms à l’HUAC. Ce qui ne l’empêcha pas de laisser Kazan adapter East of Eden. En français le titre du film est Les insoumis, ce qui prouve que les distributeurs n’ont jamais eu l’intention de s’appuyer sur le fait qu’il s’agissait là d’une adaptation d’un des romans les plus emblématiques du Prix Nobel de littérature 1962, mais peut-être ne connaissaient-ils pas ni les Prix Nobel de littérature, ni l’importance de John Steinbeck. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016 

    La base de In Dubious Battle sont les grèves qui ont agité violemment en 1933 dans le sud de la Californie, non seulement les propriétés de vergers et de légumes, mais aussi les champs de coton. Ces grèves concernaient essentiellement des ouvriers agricoles mexicains et philippins pour lutter contre la baisse des salaires, des travailleurs pauvres et peu organisés, qui représentaient les masses les plus faciles à exploiter. Elles s’inscrivaient dans le contexte de l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt et annonçaient le New Deal pour lutter contre le chômage et le marasme économique du pays. La bataille fut féroce, les propriétaires terriens usant de moyens complètement illégaux pour imposer leurs vues. Il y eut beaucoup de morts, et cela incita finalement l’État de Californie à intervenir pour rétablir l’ordre en obligeant les propriétaires terriens à respecter un petit peu plus la loi. Ces grèves étaient effectivement menées par le Cannery and Agricultural Workers Industrial Union (CAWIU), un syndicat important d’obédience communiste. C’est pourtant ce syndicat qui mit en frein à la révolte des travailleurs, alors que des milliers d’ouvriers agricoles voulaient se lancer dans une vraie guerre sociale. Il est très probable que derrière ce conflit il y avait les propriétaires qui voulaient causer des problèmes à Roosevelt, et le CAWIU qui voulait que le New Deal réussisse. L’administration fédérale menaça les propriétaires terriens que l’État les priveraient de subventions s’ils persistaient dans leurs exactions contre la classe laborieuse[1]. En vérité les grèves auxquelles faisait allusion John Steinbeck marquent le déclin de la toute puissance des patrons face aux salariés, leurs exactions apparaissent de moins en moins tolérables à l’opinion. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Les cueilleurs de pommes apprennent que leur salaire a été divisé par trois 

    Les grands propriétaires terriens ont décidé de diviser le salaire par deux, les cueilleurs de pommes râlent, mais ils finissent par accepter parce qu’il faut bien manger. Jim Nolan et Mac McLeod sont deux agitateurs professionnels qui croient à la révolution socialiste. Ils se déplacent en brûlant le dur vers la Californie où ils pensent pouvoir appuyer un mouvement de grève dans les plantations de pommes. Mac arrive à se lier d’amitié avec London, le leader des travailleurs, parce qu’il aide sa belle-fille, Lisa, à accoucher. Dan, un vieux travailleur, a un accident, son échelle casse et il se fracture le bassin. Tout cela met les travailleurs en colère qui, sous l’impulsion de Mac et de Jim, organisent la grève, en se donnant London comme chef. Pour se mettre à l’abri de la police et de la milice patronale, Mac va négocier avec le vieil Anderson afin que celui-ci les laisse camper sur ses terres. Ils s’organisent, un médecin, le docteur Burton, leur apporte des soins et des conseils pour l’hygiène. Mais les patrons ont appelé des jaunes pour briser la grève. Les grévistes vont à leur rencontre, au cours de l’altercation le vieux Joy est tué d’un coup de fusil dans le dos. Ce qui met la foule encore plus en colère. Les heurts avec les miliciens du patronat prennent de l’ampleur.  Bolton vient négocier, il propose 1 $ 25 par jour. Mais les grévistes jugent qu’il se moque du monde et veulent continuer la grève. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Mac aide Lisa à accoucher 

    De nouveaux heurts ont lieu quand les grévistes prétendent sortir de leur camp, ils doivent enfoncer les barricades dressées par le patronat. Les miliciens leur envoient des grenades lacrymogènes. Les grévistes sont découragés car face aux fusils et aux grenades lacrymogènes, ils n’ont pas d’armes. Al, le fils d’Anderson qui avait aidé Jim et Mac, se fait tabasser gravement. Puis c’est la grange du vieil Anderson qui prend feu. En représailles la fille de London va mettre le feu à la maison d’un patron : un des fils périra. Le patronat cependant commence à acheter des traitres parmi les grévistes. Devant la montée de la violence, le shérif décide d’expulser les grévistes. Mais le soir, Mac est piégé par un faux renseignement et se fait descendre par la milice. Ce nouveau meurtre, au lieu de décourager les grévistes va les inciter, sous l’impulsion de Jim, à continuer le combat. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Mac et Jim tente d’impulser la grève 

    Le film est relativement fidèle au livre, cependant des différences importantes en transforment le sens. Ne nous y trompons pas, ce n’est tout de même pas les caricatures à la Ken Loach. D’abord sur le plan de l’histoire, dans le livre c’est Jim qui est assassiné, et il s’achève sur un constat d’échec radical. Ici c’est Mac, comme si la question était celle du passage du témoin entre un syndicaliste vieillissant et un jeune plein de vie. La raison de cette transformation c’est que le temps a passé et que les auteurs du film considèrent tout de même que les lois votées par le New Deal ont été la conséquence, au moins pour partie, des grèves qui ont émaillé les années 1933 et 1934. Il y a donc une part d’optimisme dans le film, malgré les morts, qui n’existe pas dans le livre. Ensuite le film multiplie les personnages féminins qui n’existent pas dans le livre. La fille de London a un rôle déterminant dans l’incendie de la demeure d’un patron. Également, je devrais dire symétriquement, la fille de Bolton séduit un jeune gréviste pour le retourner contre ses amis. Ce personnage rajouté est d’ailleurs intéressant parce qu’il montre que la jeune bourgeoise est attirée physiquement par les ouvriers agricoles qui se battent pour leur survie. Le personnage d’Edie Malone, une jeune syndicaliste, est aussi rajouté, sans que cela apporte quelque chose à l’intrigue. Enfin, et c’est le plus important, le personnage de Lisa est beaucoup plus développé, et amène une romance qui est à peine esquissée par Steinbeck. Ça fait beaucoup de changements qui n’ont guère de justification ! Il y a une volonté de moderniser une intrigue des années trente pour la rendre plus ou moins compatible avec les standards des années 2020. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016 

    London fait voter la grève 

    Cependant l’écart avec le livre est encore plus grand dans la tonalité. En effet, l’ouvrage de Steinbeck est une réflexion douloureuse sur les conditions de la lutte sociale. S’il est évidemment du côté des travailleurs, il s’interroge aussi sur le militantisme de Jim et Mac, des communistes, qui ont un goût très prononcé pour le sacrifice. Supposant que la sauvagerie du patronat qui tue sans se poser de question, obligera finalement les travailleurs à lutter pour changer le monde. Il y a chez Steinbeck une ambiguïté qu’on ne retrouve pas dans le film. Jim et Mac sont des manipulateurs qui veulent faire avancer leur cause sans souci des dégâts sur les individus, c’est pour cela qu’ils poussent en avant London qui prend la tête du mouvement. Cet aspect est gommé dans le film. Or évidemment on peut se demander ce qu’ils gagnent en fomentant des grèves. Par contre, le film respecte cette idée développée par Steinbeck qui consiste à donner une personnalité à la foule, par-delà la somme des individus qui la composent.  Cela ramène à l’idée que le capitalisme américain, peut-être plus encore que le capitalisme européen, s’est développé d’une manière criminelle. Tout l’entre-deux-guerres, porté par des crises économiques récurrentes, est d’ailleurs une réflexion sur cette question, elle est au cœur de l’œuvre de Dashiell Hammett, donc des débuts du roman noir. Dns The Red Harvest, son premier roman noir, il décrivait, dès 1929, la violence des milices patronales appuyées par la pègre.  Ce livre n’a jamais été porté à l’écran et c’est très dommage parce qu’il y a une ambiance très particulière dans une petite ville minière, gérée par un potentat local, mais livrée à la pègre qu’il emploie pour contenir les grévistes[2]. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016 

    Mac va parler avec Anderson pour qu’il laisse les travailleurs s’installer sur ses terres 

    Le premier problème que rencontre James Franco est celui de la reconstitution d’une époque révolue. En effet puisque l’action se passe en 1933, il faut travailler sur les décors, les vêtements et les objets qui entourent les personnages. C’est assez réussi de ce côté-là. Sauf peut-être les casquettes qui ne ressemblent pas trop à ce qui se faisait à ce moment-là. Mais les habits portent assez bien les allures des tissus mous et mal apprêtés des temps anciens. Le second problème est de faire avec un budget relativement limité et donc d’engager suffisamment de figurants pour représenter 2000 grévistes en colère. Les paysages sont bien choisis, quoiqu’ils ne correspondent pas vraiment à ceux de la Californie.

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Les grévistes accueillent les jaunes à la descente du train 

    James Franco qui s’est fait la main dans les téléfilms comme réalisateur, manifeste l’ambition de dépasser le suivi de l’action violente déclenchée par la grève. Rapidement on se trouve sur le plan cinématographique devant un film tout de même assez bavard, bien qu’il évite le didactisme inhérent à ce genre de film. La vérité c’est que les grévistes sont des semi-clochards, un pied dans la misère, l’autre à l’hôpital, des êtres humains ballotés par l’existence. Or ils sont trop représentés à l’écran par des acteurs manifestement bien nourris, plein de santé. On y reviendra plus loin. La photo est bonne, opposant la beauté de la nature à la sauvagerie d’un système économique inique, et l’utilisation du format 1 :2,35 est bonne, notamment pour filmer la route, le camp des grévistes et la vallée en profondeur. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016 

    Joy a été tué d’une balle dans le dos 

    Plus discutable est le montage extrêmement serré et heurté qui finit par nuire à l’action en évitant les plans d’ensemble le plus souvent. Les scènes d’action sont très ramassées, alors que le film tend à nous montrer que Mac et Jim vivent justement pour ce moment où ils risquent leur vie pour « la cause ». ils sont les rédempteurs du genre humain, ils se comportent comme s’ils devaient éduquer les prolétaires en déshérence. Le côté christique de Mac est souligné lourdement lors de son assassinat par la milice quand il s’avance, les bras en croix comme s’ils souhaitait qu’on le tue. Si les scènes d’actions sont minimales, par contre Franco s’attarde sur l’ébauche de romance entre Jim et Lisa. Là il prend son temps, ce qui à mon avis est décalé par rapport au propos initial. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Bolton est soi-disant venu négocier 

    La distribution a mobilisé la vieille gauche hollywoodienne, venue faire là des piges pour soutenir une thématique à laquelle elle adhère. On retrouve donc Robert Duvall dans le rôle de cette canaille de Bolton. Il est excellent, comme presque toujours. Ed Harris qui en fait des tonnes en incarnant Joy, le vieux combattant devenu à moitié fou à cause des coups que la police lui a assénés. Ensuite on retrouve Sam Shepard dans le rôle du vieil Anderson qui retourne sa veste. Et encore John Savage dans celui de Dan qui chute de l’échelle. Mais ce ne sont que des rôles d’appui. Les acteurs importants sont d’abord James Franco lui-même dans le rôle de Mac, le syndicaliste professionnel. Il est pas mal. À ses côtés, il y a Nath Wolff dans le rôle de Jim. Il est très mauvais, souriant bêtement et à contretemps, et surtout son physique poupin ne cadre pas avec l’austérité supposée du personnage.

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Les grévistes sont gazés par les miliciens des patrons 

    Vincent D’Onofrio par contre dans le rôle du leader London est tout à fait crédible. Il est très bon, son physique puissant l’aide beaucoup. Selena Gomez qui fut jadis l’idole des adolescents avec des tubes sirupeux et idiots, incarne Lisa. On a un peu le même problème qu’avec Nath Wolff. Ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, c’est surtout qu’elle à un physique de poupée peu adéquat à la vie d’errance des travailleurs saisonniers. On remarquera aussi Bryan Cranston qui fait une courte apparition dans le rôle du shérif. Trop de figurants ont des physiques pas assez fatigués pour incarner cette bande de miséreux, de loqueteux. Curieusement il y a peu d’hispaniques ou de noirs alors que pourtant le sujet s’y prêtait. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016 

    La grange d’Anderson a été incendiée 

    Le film a été descendu par la critique américaine, mais on se demande si ce ne sont pas les audaces de Steinbeck qui sont sanctionnées à travers ce long métrage. Elles sont d’une grande mauvaise foi. Certes, le film a des défauts importants, il ne trouve pas facilement son rythme propre, mais il est bien meilleur que toute l’œuvre réunie de Ken Loach. Il y a plus d’humanité et de cœur, moins de simplisme. Le public a boudé, sur le plan commercial c’est un fiasco total. En France il est sorti à la sauvette, et la critique qui aime à s’extasier sur les films de Ken Loach ou de Stéphane Brizé, l’a complètement ignoré. Mais à mon sens il vaut le détour. 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Bolton et le shérif annoncent que les grévistes seront expulsés 

    Les insoumis, In Dubious Battle, James Franco, 2016

    Mac a été assassiné 



    [1] Anne Loftis, Witnesses to the Struggle: Imaging the 1930s California Labor Movement, University of Nevada Press, 1998. 

    [2] Certains ont avancé que Roadhouse Nights de Hobart Henley, tourné en 1930 était inspiré de Red Harvest, mais c’est extrêmement douteux, il s’agit plutôt d’un film de gangsters mêlant la comédie musicale, en tous les cas, ce film ne respecte en rien l’intrigue d’Hammett, le scénario étant signé seulement de Ben Hecht.

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