• Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

     Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Voilà un film méconnu et mal aimé de John Huston. C’est pourtant un film qui lui tenait à cœur au point de monter une société de production avec Sam Spiegel, pour le réaliser. Il baptisera son éphémère société Horizon. Il devait être co-produit par la MGM, mais pressé de le tourner, il fut coproduit et distribué par la Columbia. La vérité est que ce film a été démoli par la critique comme étant un film marxiste et anti-américain. A cette époque l’HUAC ne rigolait pas avec tous ceux qui déviaient un peu de la ligne anti-rouge. Rouge tout le monde pouvait l’être à cette époque, dès lors qu’on critiquait les Etats-Unis d’un point de vue social, John Garfield en mourra. Or bien évidemment, John Huston qui faisait partie clairement de la gauche hollywoodienne, critiquait férocement la politique étrangère de son pays. C’est un de ses films les plus explicitement politique, généralement il n’était pas militant, et on percevait ce qu’il voulait dire, sans qu’il le dise expressément. Bien que le film traite des années trente, le rapport qu’on peut faire avec la révolution qui amena Castro au pouvoir semble assez évident. Le scénario est basé sur un ouvrage de Robert Sylvester, journaliste au New York Mirror, quotidien qui tirait à l’époque à 800 000 exemplaires, mais aussi auteur de romans policiers dont très peu de choses sont parvenues jusqu’à nous. The Big Doodle, publié en 1954, fut traduit en Série Noire, sous le titre d’Une bonne pincée, puis porté à l’écran par Richard Wilson en 1957 sous le titre anglais de The Big Doodle, traduit en français par Trafic à la Havane. C’était un film avec Errol Flynn dans lequel jouait Pedro Armendariz qui était déjà dans We where Strangers. Comme le Mexique, Cuba fut, avant la révolution castriste, regardé par les Etats-Unis comme une destination exotique et un peu étrange, comme l’était mais pour d’autres raisons le Mexique. Autrement dit Hollywood portait un regard inquiet curieux sur ce qui se passait à la périphérie des Etats-Unis, vus comme une norme à atteindre. Mais Cuba comme les États-Unis avaient été longtemps l’objet d’une guerre larvée entre les Etats-Unis et l’Espagne. Comme on le comprend, le chaos politique est à l’origine de pratiques criminelles et non l’inverse. Le contexte est celui de la révolution de 1933 qui verra la destitution de Machado, un président autoritaire qui devait faire face à une grave dépression économique, conséquence de la crise financière de 1929. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949 

    Des révolutionnaires cubains luttent contre le despotisme et distribuent des tracts dans les rues pour dénoncer les nouvelles lois qui ont été votées par le Sénat. Mais ils sont pris en chasse par la police. Manolo Valdès arrive à échapper à la traque et se rend chez sœur, China, pour lui donner rendez-vous devant l’université où il doit passer un examen, elle doit lui dire si la police le recherche. Personne n’étant venu la voir, il est rassuré, mais repéré par le policier Ariete, il est abattu sur les escaliers de l’université. Mais China a vu Ariete qui l’a tué. Décidée à venger son frère, elle rencontre des révolutionnaires et parmi eux un américain, Tony Fenner. Celui-ci qui est censé démarcher des artistes cubains pour les produire en Amérique, est là pour fomenter un attentat. En fréquentant China qui habite près d’un cimetière, il lui vient l’idée d’un plan, faire sortir le président pour un enterrement et faire exploser une bombe pour le tuer. Il présente ce plan aux autres insurgés hésitants car il risque d’y avoir des dégâts collatéraux qui finalement acquiescent. Pour préparer leur coup il faut creuser un tunnel et assassiner le président du Sénat ce qui amènera le président de Cuba à venir saluer sa dépouille. Ils travaillent donc au creusement du tunnel, Fenner et China vont éprouver une passion l’un pour l’autre, mais Ariete qui s’est entiché de China n’est pas très loin et va tenter de la violer. Entre temps Ramon a perdu la tête, errant dans La Havane, il va se faire écraser par un camion. Un fois le tunnel terminé, ils abattent le président du Sénat. Ils reçoivent ma bombe d’un partisan de leur cause, mais celui-ci leur dit que les deux sœurs du président du Sénat ont décidé de le faire enterrer dans un autre cimetière. Les insurgés doivent donc se séparer et Fenner regagnera une petite ville où il s’embarquera sur un bateau fournit par un certain Gregorio. China ira encaisser un chèque à la banque où elle travaille pour Fenner. Ariete est sur leurs talons, la maison de China est cernée. Fenner et China se défendent avec des mitraillettes et de la dynamite. Mais Fenner va être mortellement touché. Il meurt dans les bras de China alors que la Révolution arrive enfin. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Des militants révolutionnaires distribuent des tracts dans les rues de la Havane 

    Avec le recul on peut se demander ce qui a pris la critique américaine de descendre au prétexte qu’il serait marxiste. Mais il est vrai que quand ce film est sorti, on commençait une chasse aux sorcières qui failli détruire le cinéma américain, et donc tout était bon pour taper ceux qui étaient considérés comme à gauche. C’était le cas bien entendu de John Garfield, plutôt proche des communistes, et de John Huston dans une moindre mesure qui lui, n’avait rien d’un communiste. La révolution dont le film parle est celle qui amènera finalement Battista au pouvoir et contre lequel Castro et Che Guevara entameront une révolution. Notez que Castro était plutôt social-démocrate, avant que le blocus américain de l’île ne le pousse dans les bras de l’URSS et dans le camp socialiste. Du reste dans le film nous voyons que les insurgés qui veulent renverser le pouvoir sont issus de toutes les classes sociales. Ce positionnement politique vaudra d’ailleurs une critique amère du parti communiste américain qui le considérera trop « bourgeois ». Mais bien entendu s’il y a quelque chose qui parait subversif c’est dans la volonté manifestée de refuser l’ordre établi, et de lutter contre l’oppression, même au risque d’y perdre sa vie. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    En traversant le cimetière, Tony a l’idée d’un plan

    Le scénario ressemble à la trame du roman de Dostoïevski, Les démons, au moins sur deux points. D’abord la question des dégâts collatéraux qu’un attentat terroriste peut entraîner. La vision de John Huston est une condamnation du terrorisme, quelle que soit la sympathie qu’on peut avoir pour les insurgés. Ils échouent, mais cet échec est immédiatement compensé par une révolution populaire. Quand le peuple descend dans la rue cela montre que ce ne sont pas des individus isolés qui font l’histoire. Les conjurés n’ont pas compris cela, ils n’ont pas assez d’humilité. Ils mélangent un peu tout, la détermination de China vient moins d’une prise de conscience politique que de son désir de se venger d’Ariete qui a tué son frère. Fenner est plus compliqué. De retour d’exil, il est un faux américain qui est un peu en décalage avec la réalité politique de l’île. Mais comme il est intelligent, il se pose la question de comprendre ce qu’il fait. Cependant, c’est un militant, barricadé derrière son idéologie, il ne comprend pas le désir sexuel de China. Ou plutôt il ne le comprendra qu’au moment de sa mort. Ce couple qui se croyait guidé par un idéal révolutionnaire, est aussi guidé par ses propres désirs. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Les conjurés vont mettre au point un attentat pour tuer le président

    La trame va verser aussi vers le trio. En effet Ariete qui a tué le frère de China a envie de la violer. Il n’y arrivera pas, sombrant dans l’ivresse, il en est incapable. Cet épisode qui révèle son impuissance, explique aussi sa méchanceté. Il est jaloux de Fenner, et voudrait bien apparaître à China comme un homme, un vrai, avec une touche de romantisme en plus. N’arrivant pas à la séduire, il tentera de la détruire. China est le pivot du trio, Fenner est au début trop imprégné d’idéologie pour se rendre compte qu’elle existe, qu’elle le désire. Au mieux il admire son courage et sa détermination. C’est une femme forte, comme John Huston les aimait, même si ses motivations sont parfois ambiguës et confuses. On le verra quand elle sera dans l’obligation de prendre la mitraillette et de se battre contre les hommes d’Ariete. Celui-ci sera pendu par les révolutionnaires, pendu par les pieds, à la manière de Mussolini, ce qui indique à la fois son échec et sa destiné d’homme cruel protégé par son statut social. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ariete vient voir China

    Cependant les insurgés découvrent entre eux une solidarité qui indique la voie de la révolution vers la fraternité. Cette solidarité se révèle dans l’action, dans le creusement du tunnel. Il y a là une entreprise quasiment prolétaire. Il faut en parler longuement. Le tunnel est censé être un chemin vers la lumière, mais il débouche sur un cimetière ! Il faut ramper sous la terre, c’est dangereux et difficile. Je suis persuadé que Jacques Becker avait ce film dans sa tête quand il a porté Le trou à l’écran[1]. Dans les deux cas la recherche de la liberté aboutira à un échec cuisant. Et dans les deux cas la solidarité entre les membres de l’équipe démontre qu’en réalité c’est là le but de l’entreprise. Ajoutons que dans les deux films il y a un membre qui fera défaut par manque de caractère, dans le film de Huston, c’est Ramon qui perd la tête incapable de gérer les contradictions de son action, dans Le trou ce sera Gaspard qui pour sortir de prison un peu plus tôt va vendre ses collègues. Ce rapprochement qu’on peut faire entre les deux films correspond d’ailleurs assez bien à l’esprit de José Giovanni qui avait écrit le roman après avoir retrouvé la liberté, consécutivement à de longues années de prison, et qui aimait beaucoup le cinéma de John Huston et la notion d’échec qu’il trimballait avec lui. On verra aussi que certains plans de We Were Strangers se retrouvent dans Le trou, par exemple le passage du relais pour creuser, mais aussi ce plan bref mais élégant en diagonale qui voit les insurgés courir en baissant la tête pour aller jusqu’à la roche qu’ils se proposent de faire sauter avec de la dynamite. L’ensemble renforce une vision claustrophobique, comme si les conjurés cherchaient eux aussi à s’évader d’une prison mentale dans laquelle le pouvoir dictatorial qui sévit sur l’île les a enfermés. Il y a bien un effet de miroir entre les deux films au moins autour de cette symbolique du tunnel. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ils creusent un tunnel pour arriver au cimetière 

    Le film est assez long, et plutôt bavard, en ce sens il verse dans ce qu’Huston a toujours évité, la pédagogie. La réalisation est assez surprenante. Sans doute parce qu’elle a manqué de moyens. Les décors naturels de La Havane sont assez peu nombreux. On a remplacé le tournage sur place par un usage immodéré des transparences. Mais il y a de très belles idées. On l’a vu avec le tunnel et la manière de le filmer. Mais John Huston filme aussi les conjurés en train d’examiner le plan que Fenner a amené avec lui. Cette séquence, assez longue, préfigure celle d’Asphalt Jungle qui sera tellement emblématique qu’elle sera plagiée par Stanley Kubrick pour The Killing[2]. Asphalt Jungle sera le film suivant de John Huston et ce sera un gros succès. Il y a encore les scènes à la banque qui sont très bien travaillées, avec une mobilité de la caméra, aussi bien sur le plan vertical qu’horizontal. La séquence d’ouverture avec la distribution de tracts est aussi bien enlevée. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    L’attentat n’aura pas lieu 

    L’interprétation a été très critiquée. John Garfield pourtant est très bien, comme toujours, surtout dans la seconde partie du film, il interprète un révolutionnaire tourmenté qui se pose des questions sur sa destinée. Il joue de cette ambiguïté de ne pas savoir s’il est un peu américain, ou cubain. Ce double positionnement inquiet permet de poser la question suivante : un étranger doit-il se mêler des révolutions d’autrui ? C’était déjà une question qu’Hollywood se posait à propos de la Guerre d’Espagne. Il n’y aura pas de réponse apportée. Jennifer Jones qui se maria la même année avec le grand producteur David O. Selznick, incarne China. C’est une très grande actrice, trop oubliée à mon sens. En 1943 elle avait obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour The Song of Bernadette d’Henry King, une daube édifiante, mais où elle était exceptionnelle. Juste avant de travailler avec Huston, elle venait de tourner dans trois chefs-d’œuvre, Cluny Brown d’Ernst Lubitsch, Duel in the Sun, de King Vidor et Portrait of Jenny de William Dieterle. Cependant ici elle a un problème avec un accent espagnol qu’on lui a demandé de prendre et avec lequel elle dérapait un peu. Mais si on passe sur cet aspect, elle est très bien dans le rôle d’une femme amoureuse qui découvre la passion amoureuse et la passion de la révolution. John Huston ne s’est pas bien entendu avec elle, sans doute voulait-elle être dirigée de plus près, qu’il soit plus directif. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China retire de l’argent pour aider Tony à fuir 

    Parmi les autres acteurs, si Pedro Armendariz, grosse vedette du cinéma mexicain, incarne Ariete. Si sa scène d’ivrognerie a été remarquée, le reste n’a pas laissé un souvenir impérissable. Bien qu’il partage le haut de l’affiche avec John Garfield et Jennifer Jones, il a un rôle relativement secondaire. Plus intéressant selon moi est Gilbert Roland dans le rôle de Guillermo. Il incarne avec beaucoup de malice un docker, poète et révolutionnaire, qui aime chanter en s’accompagnant de sa guitare. Il a suffisamment de subtilité pour qu’on comprenne que lui aussi est amoureux de China, mais qu’il tient son rang, contrairement au vicieux Ariete. Il y a également Ramon Novarro, grande vedette du cinéma muet, il avait notamment interprété Ben Hur dans la version de Fred Niblo. Il avait le profil du latin lover, un peu comme Rudolph Valentino. Mais ici son rôle est étroit, il est le chef de la rébellion, méconnaissable, vieilli, portant des lunettes. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China a pris les armes pour se battre contre les hommes d’Ariete 

    Le film n’a eu aucun succès. C’est le premier échec de John Huston réalisateur, habitué jusqu’ici à triompher face au public et aux producteurs, il y en aura d’autres. Mal distribué, critiqué par la presse étatsunienne, John Huston qui en assumait la responsabilité pensait que son scénario avait été insuffisamment travaillé. Il disait qu’il avait été mal préparé, tourné trop rapidement. C’est assez vrai, comme il est vrai que ce film est trop bavard. Mais même comme ça ce film ne mérite pas de rester dans l’oubli. Il est curieux pour ne pas dire plus qu’un tel film ne se trouve pas facilement sur le marché. On en trouve une version DVD non sous-titrée aux Etats-Unis, la belle photo de Russel Methy le mériterait tout de même une reprise en Blu ray. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Tony a été mortellement blessé 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    La révolution a éclaté


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-trou-jacques-becker-1960-a114844728

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736

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