• Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

     Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

    Ce film a la mauvaise réputation porte un titre en français complètement idiot. A moins que cela veuille désigner que le sujet serait la musique de jazz. En vérité il n’en est rien, c’est un film sur la beat generation, adapté d’un « roman » de Jack Kerouac. Si le personnage de Kerouac attire la lumière, intriguant, surtout au tout début des années soixante, c’est parce qu’il est une sorte d’aventurier qui a tenté des expériences un peu nouvelles en matière d’écriture. Bien que son style soit très personnel, Kerouac s’inscrit en réalité dans la lignée de ces romanciers, Joyce, Dos Passos, Céline ou même Malcom Lowry qui, dans la première moitié du XXème siècle ont travaillé sur la dilatation de la temporalité, et la force subjective du récit. C’est cette veine qui est encore célébrée dans les universités au nom de la nécessité de faire progresser les formes. Chez Kerouac, sans doute encore plus que chez les autres auteurs que je viens de citer, ce renouvellement stylistique devait s’accompagner d’un renouvellement de de la vie quotidienne. Célébration de la marge et de ce qui va avec, la drogue, le jazz, le sexe, il s’agissait de faire de sa vie réelle une poésie. On comprend bien que de vouloir adapter The subterraneans n’était pas facile, surtout en ce donnant le but d’en faire une sorte de romance pathétique. C’était encore moins facile que d’adapter On the road, ouvrage dans lequel on peut retrouver des formes linéaires assez facilement. Lorsque le film est tourné en 1960, en France on ne connait pratiquement pas la Beat generation. On the road ne sera publié par Gallimard qu’en 1968. C’est-à-dire à un moment où la contre-culture, le jazz, la drogue, vont se généraliser et représenter une forme d’avant-garde. Le film de Ranald MacDougall qui fut par ailleurs un excellent scénariste, notamment pour Hitchcock, mais aussi sur Mildred Pierce, va buter sur deux problèmes à mon sens insurmontables. D’abord la question de la subjectivité d’une vie vécue, avec ses délires et ses questions existentielles. Ensuite, même si on admet qu’on resserre l’histoire autour d’une romance entre Mardou et Percepied, transformer une liaison amoureuse compliquée entre un vagabond et une femme métisse, en une histoire mettant en scène deux blancs, la vide de toute signification. En effet à cette époque il y a encore un tabou à l’écran qui consiste à éviter de montrer des relations interraciales, ça va venir en 1967 avec Guess Who's Coming to Dinner. Or justement Kerouac interroge une Amérique malade de ses exclusions, et donc des exclusions raciales, mais il interroge cela du point de vue d’une attirance sexuelle.  Pour toutes ces raisons, il est impossible de regarder ce film en s’attendant à y voir du Kerouac. Mais comme la gloire naissante de Kérouac se propageait en Amérique à la vitesse d’un feu de brousse, il fallait bien que le cinéma se mette au diapason de son époque, au risque de ne rien comprendre, ni à Kerouac, ni à son époque !! Notez que l’année précédente, Charles Haas avait tourné The beat generation, un film noir avec Steve Cochran. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960  

    Donnons quelques indications sur le livre emblématique, ce qui nous fera mieux comprendre pourquoi les lecteurs de Kerouac ont rejeté si violemment le film. L’ouvrage de Kerouac ne porte pas du tout sur l’idée de conquérir ou de garder Mardou – alias Alene Lee – mais plutôt sur la jalousie qui émerge et se développe en contradiction avec des principes plus ou moins libertaires de liberté sexuelle. Cette jalousie étant stimulée par l’alcool et par la drogue, elle ne peut qu'enfler. Le narrateur de ce livre, Léo Percepied, est pris entre sa volonté de « sauver » Mardou, sans en être capable, et celle d’en jouir comme d’un objet à sa disposition. Il tend à conserver la très volage Mardou également parce qu’elle le pose en un homme fort et déterminé aux yeux de ses camarades de beuverie. Mais à la différence du film cette romance se termine très mal, le couple se sépare et Leo ressasse son ressentiment.

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960 

    Alene Lee et Jack Kerouac photographiés par Allen Ginsberg 

    Revenons au film. Leo Percepied vit avec sa maman à San Francisco. Ecrivain en peine de créativité, il va trainer la nuit dans la vile et se retrouver embringué dans une bande de jeunes personnes mi-poètes, mi-clochards qui fréquentent un lieu nommé Daddy’s catacombs où on boit, où on déclame des poèmes et où on peut écouter des musiciens de jazz. Au milieu de cette jeunesse agitée, Leo va faire la connaissance de Mardou, une jeune femme en bisbille avec Julien son amant attitré. Dans une cave où les différents protagonistes se livrent à un jeu de la vérité, mi-poétique, mi-tragique. Mardou et Leo, séduits l’un par l’autre, vont se mettre ensemble au petit matin. Rapidement Leo va s’apercevoir qu’elle est tout de même plutôt instable à cause de traumatismes anciens. Il l’accompagne à l’hôpital où elle est suivie par une psychanalyste. Sa liaison avec Mardou s’approfondit et il lui promet de partir avec elle pour le Mexique. Mais rapidement il se rend compte qu’il n’arrive plus à écrire. Il essaie de s’éloigner un peu de Mardou. Mais rien ne s’améliorant, il va avoir une liaison avec la peintre Roxanne qui lui avait déjà tapé dans l’œil, pratiquement sous les yeux de Mardou. Suite à cette trahison, Mardou s’éloigne de Leo. Elle s’enfuit toute nue dans la nuit, et seule le révérend Hoskins empêchera la police de l’arrêter. Mardou ayant disparu, Leo va se mettre à boire et à désespérer. Mais à l’occasion d’une autre fête donnée chez Mardou, il va finir par la récupérer, alors même qu’elle projette de se donner à Yuri, et ils décident de partir pour le Mexique. Léo ayant touché enfin son chèque. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960 

    Leo discute de son malaise avec sa mère 

    Evidemment pour ceux qui connaissent le roman, même en étant indulgent, il n’y a pas grand-chose qui rappelle la prose de Kerouac, en dehors des noms utilisés et le fait que Leo veuille s’en aller avec Mardou au Mexique.  Il y a également un côté moral qui est assez étranger à l’auteur de On the road. Rien que de voir le révérend Koskins couver toute cette petite nichée d’enfants perdus d’un regard bienveillant, c’est plutôt incongru. De la drogue on ne parlera pas, c’est à peine si on effleure celui de l’alcool. L’audace scénaristique se limitera à la scène de Mardou s’enfuyant toute nue dans la rue, scène quasiment éliminée au montage. Cependant il y a bien autre chose d’intéressant dans ce film. D’abord la vision que le monde du cinéma se fait des beatniks. L’idée générale est qu’il faut que jeunesse se passe, et donc on peut pardonner les écarts de conduite nombreux et variés. Peut-être que la censure n’était pas prête à porter vraiment Kerouac à l’écran en 1960. Mais il y a une autre idée là-dedans, c’est écrit au tout début du film en lettres rouges : le génie créatif doit s’affranchir des règles de la bienséance ! C’est le prix à payer. Si Leo a beaucoup du mal à écrire, sa vie désordonnée va lui permettre cependant de franchir ce cap. Autrement dit l’autofiction est une sorte d’investissement pour le profit des lecteurs. Si la réussite est peut-être au bout du chemin, il serait illusoire de viser le but de gagner de l’argent pour créer quelque chose. La réussite matérielle viendra ultérieurement. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960 

    La nuit il rencontre une bande de jeunes beatniks 

    Dans ce cadre-là, Leo qui est sensément le double de Kerouac, va cependant inscrire tout cela dans la défense de la famille et d’un certain ordre. Quand il revient chercher Mardou, il reconnaît ses propres fautes, mais il pardonne aussi celles de Mardou ! Car le but est bien de s’installer dans une vie relativement stable et de fonder une famille si possible, comme le lui avait conseillé sa mère et ce serait la meilleure thérapie pour Mardou. Les portraits d’écrivains un peu en marge mais qui se reprennent le succès venant, on en a vu beaucoup à l’écran, probablement sous l’influence d’Hemingway. Comme par exemple The last time I saw Paris de Rocard Brooks tourné en 1954. L’écrivain est souvent le symbole de la liberté individuelle, mais cela se paye très cher comme par exemple dans In a lonely place de Nicholas Ray, qui voit Humphrey Bogart, écrivain à succès, mais aussi parfois en panne devant la page blanche, devenir hyper-violent, au point qu’on le soupçonne d’être un tueur en série ! Evidemment on peut tomber dans la niaiserie facilement. Kerouac n’a absolument pas l’idée d’une rédemption et d’un rachat, fusse par l’écriture, il est au-delà de ça, il décrit la plongée dans l’abîme. Encore qu’il ait dû être assez content de vendre ses droits au cinéma, lui qui était toujours en quête de liquidités. Kerouac décrit aussi un monde fait de jalousie et de haine, lui-même se décrivant comme un personnage douteux, capable de voler ses amis sans remords. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960 

    Au petit matin Mardou et Leo se mettent ensemble 

    Ce film est souvent apprécié pour sa musique qui est excellente en effet, due à André Prévin, elle n’utilise que des « pointures », ce sont tous des noms connus des amateurs de jazz. Gerry Mulligan qui s’essaie ici à porter la double casquette de musicien et d’acteur, est tellement vrai qu’il a eu lui aussi des sérieux démêlés avec la drogue et donc la police, comme du reste Art Pepper qui passera beaucoup de temps dans les prisons californiennes. A ce sujet on doit faire plusieurs remarques. Dans le livre de Kerouac, le jazz, c’est Charlie Parker, du bop dur si on veut, même si il cite les disques de Gerry Mulligan. Dans le film c’est du jazz cool. C’est encore une fois une manière d’adoucir la désespérance du récit de Kerouac. Cependant, soyons juste, le lieu décrit dans le film, Dady’s catacombs est assez réaliste. A San Francisco il y eut longtemps, jusque dans les débuts des années soixante-dix des « caves » où on pouvait réciter poèmes, présenter des peintures, danser et jouer de la musique. Les musiciens sont aussi bien noirs que blancs, si Gerry Mulligan tient le devant de la scène, Carmen McRae est très présente aussi. Les décors qui semblent parfois un peu en carton-pâte, utilisent trop peu le site de San Francisco. Mais ce relâchement est compensé par le jeu des couleurs où le rouge joue un rôle décisif pour affirmer malgré tout la force de la vie. C’est un des points très réussis du film d’utiliser des couleurs qui donnent un ton glamour à une histoire qui en manque beaucoup. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

    Chez son analyste, Mardou fait part de ses incertitudes 

    Contrairement à ce qu’on a dit, toujours si on fait abstraction de l’œuvre de Kerouac, c’est plutôt bien filmé. Cette application dans la réalisation vient de la volonté de démontrer que cette jeunesse un peu folle est tout à fait récupérable. Certes elle est mélancolique autant qu’agitée, mais elle se cherche. Cette quête est représentée essentiellement par les scènes à l’intérieur de la cave, MacDougall a l’intelligence de capter les mouvements, notamment quand Roxanne danse, en utilisant des plans larges et des légères plongées qui donnent du volume à un endroit par nature très exigu. L’utilisation du cinémascope est aussi excellente, donnant un caractère héroïque à des personnages un peu falots tout de même. La vivacité avec laquelle les deux scènes d’analyse sont filmées est tout à fait bienvenue et tranche avec des scènes  similaires où le patient est presque toujours assis. On peut reprocher au réalisateur cependant de ne pas donner un peu plus de glamour à Leslie Caron. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

    Leo offre un ballon rouge à Mardou 

    C’est un film avec un budget confortable pour l’époque. Leslie Caron qui était encore jeune cherchait à se renouveler et sortir de ses rôles de jeune écervelée dans les comédies musicales qui l’avaient révélée. Elle était déjà sur le déclin, en ce sens que le cinéma hollywoodien la boudait. Elle a de l’abattage dans le rôle d’une jeune française égarée à San Francisco, mais elle est souvent à contretemps. George Peppard dans le rôle de Leo est très bien. Il venait de tourner dans l’excellent film de Minelli, Homme from the hill, aux côtés de Robert Mitchum, et il allait retrouver rapidement le rôle d’un autre écrivain qui doute dans Breakfast at Tiffany’s. Plutôt sobre par rapport à ses collègues. Roddy McDowall en fait des tonnes dans le rôle de Youri, le prétendant énamouré de Mardou. Plus intéressante est Janice Rule dans le rôle de Roxanne. Elle arrive à faire passer de l’émotion dans ses scènes finales avec Leo quand elle comprend qu’il ne sera jamais amoureux d’elle. Elle danse aussi très bien. On a dit qu’elle devait ce rôle au fait que son petit ami de l’époque était le scénariste, Robert Tom. Mais elle tient parfaitement sa place. Arte Johnson dans le rôle de l’ambigu Lavalerra est assez insupportable. Gerry Mulligan en prêtre avec une grande croix qui lui barre la poitrine c’est tout de même quelque chose ! 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

    Le révérend Hoskins joue du saxo-baryton 

    La critique a été exagérément féroce avec The subteraneans. Mais il a cependant eu assez de succès pour couvrir ses frais. Ce film dont hélas il ne circule que des versions pourries sur la toile, doit être vu pour deux raisons, la première est qu’il nous éclaire sur la manière dont le système culturel va récupérer le mouvement beat, y compris en tordant sur sa représentation qui en réalité était bien plus crasseuse que ce qu’on voit à l’écran. La seconde est qu’il nous parle d’une époque révolue où on pouvait encore disserter sur la créativité, la culture et la musique, sans doute les années soixante resteront elles dans l’histoire des Etats-Unis et de l’Occident comme les meilleures années. Il serait excellent qu’il soit réédité dans une belle copie. 

    Les rats de caves, The subterraneans, Ranald MacDougall, 1960

    Leo est venu reconquérir Mardou 

    https://www.youtube.com/watch?v=WRCNI3pjcQY

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