• Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022 

    Arrivé à un certain âge et après d’énormes succès qui ont assuré sa fortune, voici que Quentin Tarantino se met à l’écriture. Il a d’abord publié une novélisation d’Once Upon a Time in Hollywood, puis un essai sur le cinéma. Il doit s’ennuyer un petit peu dans sa retraite israélienne, loin des cancans d’Hollywood. Il n’est pas obligatoire d’aimer les films de Quentin Tarantino, réalisateur très controversé, pour prendre du plaisir à lire cet ouvrage. On pourrait dire que ce livre annonce le projet d’un film qui devrait être tourné à la fin de l’année 2023, The Movie Critic. Ce serait le dernier film de sa carrière. En attendant, il était récemment à Cannes pour dire du mal du système de production de films, et notamment de Netflix et autres plateformes où se complait le très vieillissant Martin Scorsese[1]. A ce propos, on peut se demander pourquoi le dernier film de Martin Scorsese qui a été financé par Apple a coûté 200 millions de dollars, comme si plus ce dernier a de l’argent et plus ses films sont mauvais ! Scorsese après avoir dépensé 159 millions de dollars pour le médiocre The Irishman, a critiqué le système des plateformes, disant que le film c’était la salle, mais le pognon, c’est le pognon, et on ne crache pas sur 200 millions de dollars, même si àl’arrivée les critiques sont plutôt tiédasses. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Quentin Tarantino et sa femme à Cannes en mai 2023 

    Cet ouvrage peermet d’abord à Tarantino de revisiter les films américains des années soixante-dix, supposant que cette décennie fut la plus riche de toute l’histoire du cinéma, c’est ce qu’il dit. C’est en vérité une opinion qui vient d’abord du fait que Tarantino a découvert le cinéma dans cette période. On a en effet toujours une forme de nostalgie pour le cinéma qu’on a découvert à l’époque de l’adolescence. Certes cette décennie fut une époque de renouveau avec des réalisateurs différents et des acteurs aussi différents. Cette approche lui permet de célébrer le film de genre qui secoua effectivement le vieil Hollywood. Mais cette approche réductrice n’explique en rien d’où venait ce renouveau. En vérité, la secousse avait commencé dans les années soixante, avec des réalisateurs comme Sam Peckinpah que Tarantino célèbre pourtant, mais aussi de la lutte contre la chappe de plomb imposée par le code Hays et la chasse aux sorcières de l’HUAC. A cette égard des films comme Spartacus ont joué un rôle autrement important que l’ensemble des films de Tarantino. Dans les années cinquante, les films à contenu critique – c’est-à-dire qui remettait en cause l’American Way of Life – s’étaient réfugiés justement dans les séries B, le cinéma de genre. Ils faisaient quelque sorte passer les messages en contrebande comme le faisait Dalton Trumbo. Mais Tarantino suppose que le cinéma comme le reste de la société progresse et donc que les nouvelles formes sont meilleures que les anciennes. C’est bien sûr une erreur. Tout au plus un film bon ou mauvais reflète son époque, mais il est exclu d’affirmer que Chaplin serait moins drôle que Richard Pryor par exemple, pourtant Tarantino franchit allègrement le pas. Le mouvement du Nouvel Hollywood existait aussi comme un regret : le fait que le cinéma soit devenu un loisir de moins en moins populaire. Mais le Nouvel Hollywood a aussi existé parce que le vieux système s’était effondré économiquement aussi bien que sur le plan du contenu. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Invasion of Body Snatchers, Don Diegel, 1956 

    Cette erreur d'une vision « progressiste » du cinéma est démentie par Tarantino lui-même dans l’analyse intéressante qu’il fait de Invasion of Body Snatchers, le film de Don Siegel qui date de 1956. On a dit et répété que ce film représentait une propagande anti-rouge de bas étage. Mais on peut aussi le voir autrement, en supposant que le couple qui lutte contre ces fameux body snatchers, lutte contre l’aveuglement et l’endoctrinement de toute une population. Ce qui veut dire que le spectateur n’est pas forcément manipulable dans ses opinions politiques, s’il l’est dans ses émotions primaires. C’est ce qui explique sans doute pourquoi les films grossièrement anti-rouge à la John Wayne[2] n’ont jamais été des succès commerciaux. C’est aussi pourquoi les films didactiques qui visent à éduquer le peuple mettent toujours à côté de la plaque, y compris quand ils prétendent parler au nom du peuple. Au moins on ne pourra pas reprocher à Tarantino cette dérive politicienne, il tente d’éviter les sujets qui fâchent, quoique sa propagande pour la cause des afro-américains s'apparente à ce que faisait des auteurs comme Stanley Kramer par exemple dans les années cinquante-soixante, quand il réalise Django unchained. Il nous livre un témoignage compatissant avec les afro-américains, tout en essayant de nous dire qu’ils sont des humains comme les autres et donc qu’on trouvera des crapules aussi chez eux. Il reprochera d’ailleurs à Scorsese d’avoir fait de Sport un maquereau blanc alors que cela – selon lui – n’existe pas. Il représente malgré ses provocations et les parodies qu’il met en scène une forme de politiquement correct, il est évidemment féministe, Jackie Brown et Kill Bill 1 et 2, antiraciste, avec Django Unchained et The Hateful Eight. Il est assez juste dans ses jugements sur Don Siegel que ce soit à propos de l’excellent Riot in Cell Block 11, ou d’Escape from Alcatraz où il y a pourtant Clint Eastwood.   

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Rocky, Sylvester Stallone, 1976 

    Au fil des pages de ce livre, on trouve deux axes de la cinéphilie tarantinienne. D’abord l’action. Il faut tenir le spectateur en haleine, ne pas le laisser respirer, en évitant d’expliquer autant que possible, tout en donnant un certain nombre d’explications logiques pour faire tenir la sauce. Il faut que ça pète et si possible avec du sang sur les murs. C’est bien entendu un vieux thème du cinéma américain qui suppose que le bien doit toujours vaincre le mal d’une manière ou d’une autre sans trop se poser de question. Il y a donc un rapport à la virilité qui plait à Tarantino, les gros muscles, les gros flingues, c’est pour lui. L’ambiguïté ne lui plait guère, probablement il n’aurait pas su faire un film noir. Il trouve Rocky, du moins le premier volume de la franchise, très bien. Ce film est pourtant très mauvais non seulement parce qu’il ne parle pas vraiment de la boxe, les gestes, les musculatures n’y sont pas – on lui préférera le superbe Raging Bull, du temps que Martin Scorsese faisait sous l’impulsion de Robert De Niro de superbes films[3]mais parce que sur le plan cinématographique c’est aussi très faible et sans surprise. Après il faut aussi aimer les acteurs totalement inexpressifs comme Stallone. Mais Tarantino aime ce genre d’acteurs qu’on dirait atteints du zona de la face, de John Wayne à Clint Eastwood et Charles Bronson en passant par Stallone. Dans son livre il parle tout le temps des hommes grands, solides, qui représentent la force virile. Il présente d’ailleurs le succès de ces films d’action plein de sang, comme conséquence de la répression intellectuelle qui aurait sévi dans les années soixante pour construire une sorte de politiquement correct qui conduisit à l’ennui. On se demande encore comment il peut admettre que Robert De Niro ait pu être Travis Bickle. D’ailleurs s’il aime beaucoup Taxi Driver il regarde aussi son héros comme une sorte de fou paranoïaque, allant même jusqu’à douter qu’il revienne du Vietnam.   

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976 

    Pourtant son analyse de Taxi Driver présente des points pertinents, d’abord cette référence qu’il trouve au John Ford de The Searchers. Ce film est considéré comme ce que John Ford a fait de meilleur. Tarantino avance fort justement qu’il est à l’origine de tous les films de vengeance qui vont déferler dans les années soixante-dix. Et il n’a pas tort. Autrement dit la quête d’Ethan Edwards qui part à la recherche de sa nièce qui a été enlevée par les Comanches et exactement la même que celle de Travis Bickle dans le film de Scorsese qui veut sauver la petite Iris de l’emprise de son maquereau, le sinistre Sport. Le scénario étant écrit par Paul Schrader, on ne sera pas étonné que ce thème se retrouve aussi dans l’excellent Hardcore qui date de 1979 et qui met en scène la recherche d’un père incarné par George C. Scott dans les milieux du commerce de la pornographie de Los Angeles. Il est facile de comprendre qu’en « sauvant » une jeune fille de la prostitution, c’est bien le chasseur qui recherche la rédemption. Tarantino étend ce point de vue de la quête à d’autres films, notamment à Rolling Thunder de John Flynn qui date de 1977 qu’il aime beaucoup et que le temps a permis à juste titre de réévaluer[4]. Tarantino d’ailleurs s’inspirera de The Searchers pour Kill Bill 2. La nécessite de l’action l’amène à privilégier les films de vengeance et donc les films de vigilante, la morne saga du justicier incarné par Charles Bronson. Il aime aussi The Human factor d’Edward Dmytryk qui date de 1975 et qui s’inscrit dans cette lignée de films de vengeance et procédant de cette fameuse quête dont nous venons de parler mais qui ne vaut pas un clou si ce n’est que l’immense acteur qu’était George Kennedy en est le héros. Dans le même genre d’idée il surestime l’acteur Joe Don Baker, trop monolithique, enfermé dans le genre de vengeur. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    En haut The Searchers, John Ford, 1956 et en bas Kill Bill 2, Quentin Tarantino, 2004 

    Tarantino a ses têtes et ses lubies, il déteste Paul Newman et pratiquement tout ce qu’il a fait en dehors de Butch Cassidy and the Sundance Kid, on ne saura pas pourquoi. Il adore Steve McQueen, mettant l’accent sur ses attitudes de gravure de mode plutôt que sur son jeu. Au moins il a son franc-parler. Mais il met en avant l’athlétique Jim Brown qui vient de nous quitter, et qui en fait n’a pas fait grand-chose dans sa carrière. Il aime à dire du mal des autres, de Brian De Palma et de François Truffaut qu’il trouve médiocres. Évidemment la Nouvelle Vague c’est pas pour lui, et il ne comprend pas que les cinéastes américains, comme Martin Scorsese, en aient fait tout un plat. Je le soupçonne de ne pas aimer Hitchcock qu’il semble trouver creux, malgré ses indéniables qualités de technicien. Il déteste Lee Marvin sans qu’on comprenne trop pourquoi, notamment dans Point Blank, film noir très sophistiqué que Tarantino serait incapable de réaliser notamment parce qu’il ne sait pas user de la stylisation des images et de la lumière[5]. Il semble critiquer Lee Marvin pour ses excès de boisson, mais enfin Steve McQueen n’était pas réputé pour sa sobriété ! La mauvaise foi l’amène à définir Point Blank comme une sorte de téléfilm avec des acteurs de second ordre, merci pour Angie Dickinson. C’est pourtant un film de vengeance, genre très prisé par Tarantino lui-même. Le livre est bourré d’anecdotes qu’il a ramassées au fil du temps auprès de ses collègues ou auprès des acteurs qu’il a fréquentés. On apprendra par exemple que Taxi Driver n’était pas un projet de Martin Scorsese, ni même de De Niro, mais il était prévu avec Jeff Bridges dans le rôle de Travis Bickle et Robert Mulligan à la réalisation ! 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Point Blank, John Boorman, 1967 

    Comme on l’a compris si je n’aime pas beaucoup les films simplets de Tarantino, j’aime bien son livre, même si je ne suis pas d’accord avec lui. Je le conseillerais vivement. Comme il a perdu beaucoup d’années de sa vie à regarder des films un peu idiots, il manque de culture cinématographique au-delà des années soixante-dix. Mais il manque aussi beaucoup de culture livresque et de culture politique, et ça se voit. Le manque d’épaisseur de ses films renvoie au manque d’épaisseur de ses critiques : non le cinéma, fut-il américain, a existé avant que Tarantino n’aille au cinéma ! Et il y a eu aussi un cinéma riche et intéressant ailleurs qu’aux Etats-Unis. Cependant généralement, je suis assez d’accord avec lui pour réhabiliter le cinéma de genre, et je suis aussi d’accord avec ce qu’il dit de la critique plus ou moins savante qui le plus souvent passe à côté de l’essentiel pour faire la leçon. Le cinéma est fait pour les salles de cinéma et a été un « loisir » populaire avant de s’orienter vers des formes de plus en plus pompeuses pour festivaliers en perdition.


    [1] https://cinema-series.orange.fr/cinema/toutes-les-actus/ces-films-n-existent-pas-ca-suffit-quentin-tarantino-s-en-prend-violemment-a-netflix-et-aux-autres-plateformes-CNT0000024frh9.html?fbclid=IwAR0qFqkUVPyPKUWKJLUjznH9PXoI17JX26QqRzk6sAttei6gw-u3uhFZqDQ

    [2] Voir par exemple le très médiocre Big Jim McLain   http://alexandreclement.eklablog.com/big-jim-mclain-edward-ludwig-1952-a114844644

    [3] Techniquement Scorsese est avec Coppola certainement un des meilleurs cinéastes, mais il est vrai que tous les projets qu’il a amené lui-même sont bien plus médiocres de tous ceux qui ont été amenés par Robert De Niro, y compris les films avec Di Caprio qui est pourtant un excellent acteur.

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/legitime-violence-rolling-thunder-john-flynn-1977-a213714593

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-point-de-non-retour-point-blank-john-boorman-1967-a150996198

    « Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956Le froid baiser de la mort, Il terzo occhio, Mino Guerrini, 1966 »
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