• Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986

    Célébrons autant qu’on le peut Alphonse Boudard qui nous manque beaucoup. Lire Boudard c’est une mesure d’hygiène qui permet de lutter contre l’ennui et de supporter les turpitudes de l’existence avec le sourire de la dérision. Pire encore, il faut tout lire de Boudard, ses romans comme ses petites enquêtes dont une partie fut publiée dans le journal Détective et qu’il publia ensuite en deux volumes[1]. A côté de ses récits plus ou moins autobiographiques – autofictionnels on dirait aujourd’hui – il a écrit sur le crime et sur les criminels faisant un travail d’historien férocement nécessaire. Et donc il en est venu naturellement à écrire sur la prostitution, L’âge d’or des maisons closes[2]. Ayant lui-même vécu dans les marges, il était tout indiqué pour en faire le récit. Il en possédait au moins la langue qu’il fallait ce qui l’empêchait de verser dans le pensum moralisateur ou le traité de sociologie édifiant. Fasciné par le milieu, la prostitution et le crime, il mettait en scène des petits tableaux grotesques ou étonnants comme un étalage de l’ambiguïté des passions humaines. Et il le faisait avec un étonnement de gosse qu’il nous faisait partager. Il avait mille raisons de s’intéresser à la prostitution, sa mère ayant fait partie de cette curieuse profession, mais aussi parce que le crime n’est jamais bien loin quand il s’agit de vendre des passes, quel que soit le tarif. Et si le crime n’est pas loin, la police rôde aussi pour tenter de faire régner un semblant d’ordre et de morale. A partir de là toutes les histoires plus noires les unes que les autres peuvent fonctionner à l’infini. Pierre Lesou, Auguste Le Breton, Albert Simonin et bien d’autres comme André Héléna ont mis en scène tout ce petit monde qui se vole, se trucide, se vend et se trahit sans complexe pour amasser quelques picaillons. 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    La fameuse rue Bouterie dans le vieux Marseille 

    Le sujet va donc être la fermeture des maisons closes le 13 avril 1946. Une loi avait été votée pour, officiellement, assainir un milieu assez pourri il faut bien le dire. Il s’agissait de fermer les boxons qui avaient pignon sur rue, des taules d’abattage de la Porte de la Chapelle au luxueux One, tow, two. C’était la conséquence de la Libération qui pour rompre avec les turpitudes du régime de Vichy, avait été prise d’une frénésie moralisatrice. Certes les bordeliers avaient été aussi des collaborateurs dans leur grande majorité, certes comme l’a montré Patrice Buisson derrière le slogan travail, famille, patrie, les collaborateurs et les pétainistes se livraient à une débauche éhontée[3], mais il semble que cela avait été une décision politique qui voulait, à défaut d’améliorer rapidement la situation matérielle, donner l’illusion d’avancées morales véritables. Conduite par le MRP, parti de la droite chrétienne et patronale, cette réforme visait l’abolition de la prostitution. Il n’en fut rien bien entendu car à côté des femmes qui travaillaient dans les boxons, des milliers d’autres faisaient le trottoir, en carte ou non, et les bordeliers eurent tôt fait de comprendre qu’ils pourraient tranquillement continuer leur petit commerce en se faisant hôteliers. Les proxos y trouveront facilement leur compte. Le contexte de cette loi sur la fermeture est, dans toute l’Europe, une tendance abolitionniste marquée. Le parti communiste se joindra à cette croisade, ce qui est dans la logique des choses puisqu’il analysait à peu près tout au prisme de l’exploitation, et bien sûr les putes sont exploitées. Mais l’ambiguïté de ce métier c’est que si le mac ne les trouve pas, elles, elles vont le chercher ! 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    Le choix

    Alphonse Boudard commence son ouvrage par une histoire rapide de la prostitution, en montrant la constance de cette activité depuis que la monnaie existe, et peut-être même avant, mais aussi les ressorts d’icelle qui repose toujours sur les mêmes principes, notamment la domination du mâle et une certaine passivité des femmes qui s’y livrent et qui pensent que cette vie pourra leur convenir en leur évitant d’aller travailler en usine ou de se casser le dos avec une pelle et une pioche. Mais le récit de Boudard n’aborde pas vraiment la question pyschologique, il note seulement qu’une pute sans un mac, dans les faits, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister. En rien il ne justifie la prostitution, même s’il refuse de la juger, il la décrit toujours comme une forme de domination qui ne peut être que condamnée sur le plan de la morale. Mais c’est un fait que si la prostitution change un peu de forme, son existence persiste depuis la nuit des temps, avec toute une gamme de produits qui vont de la passe la plus sordide dans un coin de rue, contre une porte cochère, jusqu’aux putes de luxe façon Madame Claude. La plus visible, c’est aussi la plus sordide, celle qu’on voit sur les trottoirs, ou au bord des routes. Mais la pute n’existe pas sans le mac, et le mac est aussi un délinquant, souvent en cheville avec la police. Et là bien entendu on retombe dans le monde du crime. 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    Quartier réservé à Marseille

    Le personnage central du livre de Boudard c’est  Marthe Richard, puisqu’on associe, à tort, son nom à cette loi, et c’est la partie la plus intéressante du livre. Boudard s’applique à démonter les montagnes de mensonges que cette femme qui fut prostituée, escroc, voleuse, soi-disant espionne, croqueuse de bijoux a déversés dans des livres et des journaux avec la complaisance il faut bien le dire de plumitifs fascinés par elle. Elle mourra dans son lit presque centenaire, emportant une partie de ses secrets dans sa tombe. Mais Boudard est un bon détective, il a l’œil, en recoupant des confidences, en démêlant les contradictions, il va construire une thèse qui tient debout. Au fond si Marthe Richard s’est lancée dans le combat abolitionniste, c’était moins pour des raisons morales que pour faire des affaires. Elle espérait sans doute que les bordeliers lui donneraient un peu d’argent pour temporiser, mais de ce côté-là elle fut déçue, car ceux-ci avaient déjà prévu le coup et considéraient globalement que la fermeture ne leur était pas franchement défavorable, au contraire, elle les délivrait d’un poids, ne plus avoir à payer des impôts, ne plus devoir donner l’enveloppe aux hommes de la police des mœurs, subir une moindre surveillance. Marthe Richard pensait sans doute monnayer ses services non pas pour enrayer l’abolition qui était inexorablement dans les tuyaux, mais plutôt pour faire gagner du temps aux bordeliers. Mais cet échec elle le surmontera, elle écrira des livres à succès, des sortes de mémoires fantaisistes qui changeaient d’un livre à l’autre, devenant avec la complicité d’une certaine presse une figure des Trente Glorieuses. Tout en dénonçant ses mensonges, Boudard ne peut pas s’empêcher d’être fasciné par le personnage qui possédait manifestement des qualités aussi bien pour séduire de riches amateurs que des politicards, avec un culot consommé et une capacité incroyable à vendre n’importe quoi. Avait-elle des dossiers sur eux ? 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    Marthe Richard devenue figure des Trente glorieuses 

    Concrètement le résultat de cette loi est médiocre, que ce soit du point de vue prophylactique, les maladies vénérienne ont explosé, ou du point de vue de la réinsertion des filles. Car celles qui avaient goûté au putanat n’étaient pas franchement intéressées par un retour à l’usine ou jouer les caissières dans les hypermarchés. Les flics ont eu également plus de difficultés pour surveiller le milieu, les boxons de toutes sortes étaient aussi des lieux où facilement ils pouvaient récupérer, en dehors des enveloppes, des informations et piéger des inconscients[4]. Et la police sans les balances, comme on le sait, ce n’est plus tout à fait la police. Cependant Boudard prend bien le soin de dire qu’il est tout aussi stupide de prôner l’abolition que le retour aux maisons closes d’antan, ne serait-ce qu’à cause de l’évolution de la société. Et puis la vie des filles des bordels n’était pas bien rose. Mais alors que faire ? Rien, nous dit Boudard, parce que ce qu’on gagne d’un côté on le perd nécessairement de l’autre. la prostitution a toujours été une activité pourrie, misérable, et c’est encore le cas aujourd'hui, mais il semble que depuis quelques années on ait franchi un nouveau palier dans le sordide, notamment parce que la prostitution se passe en dehors des lieux institutionnalisés dédiés à cette activité, bordels et hôtels de passe, puis studios.  

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    Nouvelles formes de prostitution en camping car  

    La prostitution et son milieu ont été aussi à l’origine d’une création artistique, cinématographique et littéraire intense. Il serait trop long d’en faire la liste ici. Mais je pense à Francis Carco dont le premier roman s’intitulait Jésus-la-Caille, publié en 1914 au Mercure de France que Frédéric Dard adaptera à la scène et à l’écran, tout en gommant le côté équivoque de ce gigolo sans morale[5]. Le film noir à la française a donné de nombreux films sur Pigalle et ses filles. En vérité en littérature cela avait commencé très tôt avec Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe publié en 1901 et qui reliait directement l’activité prostitutionnelle à la misère ambiante, tout en manifestant une volonté de ne pas travaillé, malgré les risques encourus, la taule et la syphilis. Malgré cet ancrage dans la misère de la grande ville, il ressortait tout de même une certaine forme de poésie singulière. C’est Toulouse-Lautrec qui vivait à demeure dans un bordel qui a donné des peintures étonnantes de ce petit milieu. Des poètes comme Aristide Bruant chanteront cette misère sur un vieux fond de nostalgie. Avec la fermeture c’est tout un univers qui a disparu. 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986

    Toulouse-Lautrec a peint le salon du Moulin où il avait sa chambre 

    Boudard est aussi parti au milieu des années quatre-vingt pour un pèlerinage nostalgique auprès des boxons les plus connus de Paris. Il en parlera comme une forme architecturale un peu singulière, du moins en ce qui concerne les moins misérables. Mais il constatera que de tout ça il n’en reste presqu’aucune trace. Les putes tapinent toujours rue Blondel ou rue Sainte-Apolline, mais c’est devenu assez laid, rien qui pourrait porter à la poésie, même en faisant des efforts. Mais le client aime sans doute cette forme d’humiliation et de dérision puisque ce commerce ne s’arrête jamais et n’est pas près de s’arrêter. Si Paris a été une sorte de capitale de la débauche de ce point de vue, c’est plus par l’organisation de ce curieux métier qu’à cause de dispositions spécifiques des Français pour le putanat et le maquereautage. Mais l’extension de cette activité à travers le monde indique que de partout existe ces tendances à l’exploration des passions humaines et de leurs limites. Boudard passe d’ailleurs de longs moments pour décrire les turpitudes des putes et de leurs clients. Bien qu’il se défende de juger, il ne peut s’empêcher de porter un regard assez sévère finalement aussi bien sur les clients que sur les maquereaux qu’il ne tient pas en grande estime pour leur veulerie et leur lâcheté, toujours prompts à terroriser leurs filles, mais aussi à vendre leurs copains à la police. Il couvre pourtant les putes d’un regard un peu plus tendre, même s’il n’est pas dupe du fait qu’elles s’appliquent à faire leur propre malheur. 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986

     La Maison close “Brasserie du Moulin”, au 16 rue Blondel 

    La fermeture des bordels n’a donc pas changé grand-chose, l’évolution sociale et économique, oui. Il y a beaucoup plus d’immigrés qu’autrefois dans le putanat et dans le maquereautage, les réseaux sont plus éclatés, le milieu moins fermé, moins structuré, et sans doute plus violent. Mais il est difficile de traquer la prostitution quand la pornographie s’étale à tous les carrefours. Le plus souvent on traque les proxénètes qu’on veut faire tomber pour d’autres raisons en usant d’astuces sur la fiscalité, la propriété hôtelière. Mais les fondements même de l’activité n’ont pas changé, que ce soit dans la volonté d’exploiter le cul des gonzesses ou la volonté pour celles-ci de gagner de l’argent facile qui ira dans la poche de leurs maquereaux. Cet ouvrage ne nous étonne pas, que ce soit dans la connaissance d’un phénomène de société, ou pour l’intérêt que Boudard lui porte. Mais par contre le style est là pour nous faire part de cette vision très désabusée qu’il a porté en lui depuis son entrée en écriture, cette capacité à tourné en dérision les pires turpitudes de l’espèce humaine, ce qui nous permet sans doute de mieux les supporter tout en restant lucide. Malgré cette volonté qu’on a dite de ne pas juger, Boudard s’interroge pourtant sur la nature singulière des liens qui soudent ce trio infernal et misérable, la pute, le mac et le client. Petite parenthèse, on a tout essayé, punir le mac, embastiller les putes et même distribuer des amendes aux clients, mais rien n’y a fait. 

    Alphonse Boudard, La fermeture, Robert Laffont, 1986 

    Le Sphinx, boulevard Edgar Quinet, dans les années 30



    [1] Faits divers et châtiments, Le Près au Clercs, 1992 et Quels romans que nos crimes, Editions du Rocher, 1997.

    [2] Albin Michel, 1990.

    [3] 1940-1945 : Années érotiques, 3 volumes, Albin Michel, 2008-2011.

    [4] Véronique Vuillemin, La mondaine : histoire et archives de la police des mœurs, Hoëbeke, 2009

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-cinema-de-frederic-dard-m-sieur-la-caille-1955-andre-pergament-a114844978

    « Femmes en prison, Women’s prison, Lewis Seiler, 1955A bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1960 »
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