• Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941  

    Il y a d’abord le contexte, quand le film de Robert Florey est mis en chantier, les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre avec les forces de l’axe, le script a été écrit avant Pearl Harbor. Il fait partie de ce lot de films destinés à soutenir la volonté de Franklin D. Roosevelt d’entrer en guerre contre les nazis, alors qu’à cette époque, le camp isolationniste est largement majoritaire.  Warner Bros était le principal relais militant du président à Hollywood. Comme les Etats-Unis ne sont pas encore entrés dans la guerre ce sera une lutte entre des nazis et des espions britanniques qu’opportunément un jeune médecin va aider. Ce film est assez peu connu, et il n’a pas été diffusé en France, en salles à ma connaissance, probablement parce que la France était occupée par les nazis et dirigée par les pétainistes. Mais même avec la Libération, la Warner gardera ce film dans un tiroir. Robert Florey est un réalisateur français exilé aux Etats-Unis bien, avant la guerre, dans les années vingt, où il fera une jolie carrière. Il a été méprisé par Bertrand Tavernier et Jean Pierre Coursodon dans leur livre un peu boiteux, 50 ans de cinéma américain[1]. Mais enfin ce n’est pas la seule fois où ces deux sympathiques amateurs de cinéma se sont lourdement trompés. Je l’ai souligné récemment avec leur évaluation de l’œuvre de John Huston, à côté de laquelle ils sont complètement passés. Mais Robert Florey qui a théorisé dans de nombreux ouvrages sa pratique du cinéma, est bien plus important qu’on ne le pense. En 1941on est au tout début du cycle classique du film noir, et justement le prolifique réalisateur donne deux films noirs The Face Behind the Mask avec Peter Lorre, et Dangerously They Live. 1941 c’est aussi l’année de Citizen Kane d’Orson Welles et de The Maltese Falcon de John Huston. Il y a des parentés entre ces trois films, au moins dans la conduite du récit et le cadre. L’intrigue n’est pas le point fort du film, encore qu’elle en vaille bien une autre. Et c’est dans l’esthétique projetée qu’il y a beaucoup à dire. Car au cinéma ce ne sont pas forcément les films les mieux écrits, je veux dire écrits avec raffinement qui sont les plus intéressants. Cela vient de la puissance des images qui offrent une grammaire bien différente de l’écrit. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Dans l’ambulance, Jane dit ne se souvenir de rien 

    Outre le contexte politique, le film va prendre à bras le corps le thème de l’amnésie qui deviendra récurrent dans le cycle classique du film noir et même un peu au-delà. En même temps c’est un véhicule pour John Garfield qui en quelques petites années est devenu l’acteur qui a bouleversé le jeu à l’écran. À cette date il a le statut d’une grande vedette. Il a déjà tourné avec des pointures comme Michael Curtiz et Anatole Litvak. Acteur engagé politiquement très à gauche, aussi bien au théâtre qu’au cinéma, il fera un autre film anti-nazi dans le même genre, Fallen Sparrow, mais en 1943[2], c’est-à-dire quand les Américains seront pleinement entrés dans la guerre. Le scénario est de Marion Parsonnet, un obscur scénariste dont on trouve tout de même la trace dans l’écriture de Gilda de Charles Vidor en 1946 et de My Forbidden Past de Robert Stevenson en 1951. Contrairement à ce que certains ont avancé, il s’agit bien d’un homme et non d’une femme, malgré la consonance féminine de son prénom. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Le louche Goodwin téléphone depuis l’hôpital 

    Une anglaise, Jane Greystone, est enlevée en plein jour enfermée dans un faux taxi. Mais l’enlèvement tourne court quand le taxi a un accident avec un camion. L’ambulance est sur les lieux et le docteur assistant Mike Lewis prend en charge Jane qui affirme avoir perdu la mémoire et le faux chauffeur de taxi. Celui-ci s’enfuit rapidement de l’hôpital, emportant avec lui les effets de Jane. Peu de temps après un certain Goodwin arrive à l’hôpital et prétend que Jane est sa fille. Celle-ci affirme ne pas le reconnaître, mais en aparté, elle annonce à Mike qu’elle est un agent des services secrets britanniques et qu’elle est poursuivie par les nazis qui veulent savoir ce qu’elle sait. Mike la croit à moitié. Il demande à Goodwin que celui-ci lui amène des photos de lui et de Jane. Ce qu’il va s’empresser de faire. Ces photos troublent Mike qui pense que Jane délire. Mais sur ces entrefaites, le docteur Ingersoll qui a été le professeur de Mike à l’université, va intervenir et demande à ce que Jane retourne à sa maison, c’est-à-dire chez Goodwin. Pour rassurer Mike il lui propose de l’accompagner, ce que le jeune docteur accepte car il des sentiments pour la patiente. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike et Jane ne peuvent s’enfuir de la demeure de Goodwin 

    Mais dans cette vaste demeure, il se passe des choses assez louches, et Mike comme Jane qui fait semblant d’être amnésique pour gagner du temps, comprend qu’ils sont maintenant prisonniers. Mike cependant va arriver à s’échapper et trouver un vieux shérif pour investir la demeure de Goodwin. Mais celle-ci est vide. Mike retombe sur le docteur Ingersoll qu’il croit étranger au complot. Or celui-ci va l’amener chez un procureur de ses amis sous prétexte de prévenir le FBI, et il va en réalité le faire interner. Cependant, un gardien de l’asile va lui dire qu’il va le faire échapper pour 500 dollars. Mike accepte, mais il va tomber sur les agents des nazis qui l’enlèvent à nouveau. Leur but est cette fois de faire parler Jane en menaçant de tuer Mike. Elle va parler et donc donner les coordonnées d’un convoi militaire de livraison d’armes qu’elle avait refusé de donner sous l’effet du Penthotal. Ingersoll et sa bande préviennent alors les sous-marins nazis pour qu’ils interceptent le convoi. Les choses vont s’accélérer, c’est d’abord la femme de Steiner un complice de l’enlèvement de Jane qui a été tué, qui va se rebeller. Mike en profite pour agir et mettre toute la bande hors d’état de nuire. En vérité les coordonnées que Jane a données, permettent de regrouper les sous-marins dans une même zone, et ils vont être bombardés par la RAF. Mike et Jane pourront alors retrouver la paix et l’amour ! 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Le docteur Ingersoll torture Steiner 

    Le message est donc clair, la société américaine est infestée d’agents nazis qui minent la démocratie. En 1938, l’HUAC avait promis de lutter contre les agents nazis infiltrés, mais elle avait préféré se tourner vers les « communistes ». Elle interrompra cette chasse justement à cause de Pearl Harbor mais elle la reprendra après la mort de Roosevelt et entraînera d’ailleurs la mort prématurée de John Garfield. Les deux héros représentent deux attitudes : d’un côté il y a la vieille Angleterre tôt entrée dans la guerre contre les nazis, et de l’autre la jeune Amérique, naïve et irrésolue. Mais la prise de conscience de Mike si elle est un peu tardive, montre que l’Angleterre ne peut pas s’en sortir toute seule. Mieux encore, quand Mike prend les revolvers pour coincer toute la bande, c’est un passage de relais pour que l’Amérique prenne enfin la direction des opérations. Dans cette présentation d’une Amérique infiltrée par les nazis – plus tard ce sera par les rouges – le personnage central est le docteur Ingersoll. Voilà un notable, respecté, instruit, qui a cédé à son fanatisme, et sa position sociale est sa couverture. Il est vrai qu’à cette époque on avait débusqué de nombreux réseaux allemands qui nichaient dans les associations d’Américains d’origine germanique. Ils étaient le fer de lance de la, propagande isolationniste. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Jane ne peut pas sortir de sa chambre 

    Dans la gestion à l’écran du couple Jane-Mike, c’est à l’éveil d’une conscience de l’Amérique et du rôle qu’elle doit jouer auquel on assiste. En quelque sorte Mike retrouve sa virilité en prenant les choses en mains, et en abandonnant sa posture naïve. Les nazis sont moins bien représentés. Certes, ils sont très rusés, ils ont beaucoup de moyens, mais ils restent assez flous quant à leurs intentions dans la conscience du spectateur. Cependant dans les dernières scènes nous allons voir que les nazis se cachent sous les eaux, ils sont donc sournois, contrairement aux anglais qui attaqueront par les airs en toute transparence ! On les voit également prendre du plaisir à torturer leurs prisonniers. Dawson est l’allemande du réseau, forte, revêche, elle respire la mauvaise foi bornée et cruelle, obéissant sans sourciller aux ordres les plus stupides. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike est menacé par Jarvis et doit regagner sa chambre 

    Cependant, on se tromperait lourdement en réduisant ce film à un simple exercice de propagande. Il brasse de nombreux thèmes du film noir, à commencer par l’amnésie. Thème qui sera repris ad libitum dans les débuts du cycle classique du film noir, souvent associé d’ailleurs à la fin de la guerre. Mais ici ce n’est pas le cas. Jane en effet mime l’amnésie, laissant Ingersoll et Goodwin dans l’expectative. Simule-t-elle ? Est-elle vraiment amnésique. On peut regretter cependant que cette idée soit éventée presqu’aussitôt qu’elle est avancée. En réalité, cette amnésie doit être reliée ensuite avec le passage de Mike dans la cellule de l’asile d’aliéné, comme s’il s’agissait de discuter de ce qui est la folie et ce qui ne l’est pas. Avant de se faire enfermer, Mike justement perd ses nerfs, et pour le procureur il a tout d’un dément. Cette scène est particulièrement juste, bien jouée par John Garfield car elle nous amène à nous mettre à la place du procureur qui doit choisir entre le calme et raisonnable Ingersoll et l’excité médecin. Avec dans l’idée que tous ceux qui vont s’intéresser à la folie ou à l’amnésie sont un peu dérangés. Cette approche sera reprise dans Behind Looked Doors en 1948[3], puis par Samuel Fuller avec Shock Corridor en 1963[4]. Il est aussi très probable qu’Hitchcock se soit inspiré de ce film de Robert Florey pour Spellbound en 1945. Ces références montrent que ce film ne doit pas être sous-estimé. En un sens il ouvre des voies nouvelles. Les couloirs de l’asile qui ressemblent à une prison évoquent un enfermement mental. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Le docteur Ingersoll a fait enfermer Mike dans un asile 

    La réalisation est excellente, appuyée par la belle photo de L. William O'Connell. On retrouve ces fameux plans inclinés, mais aussi beaucoup de tics de ce qui sera la grammaire du cycle classique du film noir. Par exemple cette manière de fixer les points lumineux au-dessus des têtes, une façon de filmer les escaliers ou les sombres couloirs. Robert Florey utilise aussi très bien les hauteurs de plafonds qui réduisent forcément l’importance des personnages, ou plutôt qui les désignent comme des sortes de marionnettes dans un théâtre lugubre où elles s’agitent sans trop comprendre ce qui leur arrive. Florey est moins à l’aise dans les scènes d’action qui manquent le plus souvent de fluidité. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Contre 500 dollars le gardien accepte que Mike s’enfuie 

    L’interprétation c’est d’abord John Garfield dans le rôle de Mike Lewis, au sommet de son art, jouant habilement de sa petite taille face par exemple au massif Moroni Olsen. Il est très dynamique, jouant avec les expressions de son visage pour nous faire comprendre ses sentiments. Derrière nous avons Nancy Coleman dans le rôle de Jane. Elle n’est pas mauvaise, mais elle manque manifestement de charisme, doté d’un physique difficile, sa carrière fut d’ailleurs assez étroite. Derrière on trouve le très bon Raymond Massey dans le rôle du cauteleux docteur Ingersoll. Puis il y a l’excellent Moroni Olsen, impressionnant dans ce rôle de fourbe qui veut se faire passer pour un bon papa-gâteau. Esther Dale est la sinistre Dawson, sa présence suffit pour fa ire peur aux enfants. Mais tous les rôles secondaires sont très bons.

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Jane accepte de parler pour sauver la vie de Mike 

    Le film eut tout de même une bonne audience sur le marché intérieur américain. Les critiques ne furent pas mauvaises, mais par la suite on l’oublia comme un petit film B de rien du tout. Cela vient sans doute du fait que l’intrigue était assez superficielle, et les rebondissements assez peu vraisemblables. Mais on ne cherche pas une vérité documentaire brute, et le film vaut toujours le détour, d’abord parce qu’il est agréable à regarder, assez vif et entraînant, mais ensuite à cause du conteste et de ses intentions sous-jacentes. Malheureusement il n’existe pas de copie numérique de ce film sur le marché français. C’est dû à la politique restrictive de la Warner qui ne promotionne, si je puis dire, que ceux qui est rentable sur des grandes quantités. Même aux Etats-Unis on ne trouve pas de Blu ray, à peine un DVD sans sous-titres. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike a repris le contrôle

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Sur le tournage avec John Garfield et Robert Florey 



    [1] Nathan, 1991

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/nid-d-espions-the-fallen-sparrow-richard-wallace-1943-a211434594

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-antre-de-la-folie-behind-locked-doors-oscar-boetticher-1948-a130421932

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/l-antre-de-la-folie-behind-locked-doors-oscar-boetticher-1948-a130421932

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