• Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954

     Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954

    La lecture de Chez les anarchistes, recueil de textes signés Jean Meckert[1] m’a donné envie de relire La tragédie de Lurs. L’affaire Dominici est une des plus célèbres de l’histoire criminelle de la France. Elle a fait couler beaucoup d’encre et donné lieu à deux films, dont l’un avec Jean Gabin dans un de ses derniers rôles en 1974, sous la direction de Claude-Bernard Aubert et l’autre, un téléfilm en deux parties, avec Michel Serrault en 2003 qui reprend l’idée d’un crime lié à des affaires d’espionnage. Déjà voir Jean Gabin, un normand, incarner Gaston Dominici un homme de Haute Provence est plutôt curieux, mais Michel Serrault dans le même rôle, ça dépasse tout. Cette critique est d’autant plus fondée qu’à l’époque les accents étaient encore très marqués, et d’ailleurs comme le souligne Meckert, la méfiance des paysans du coin est aussi bien envers les Parisiens qu’envers les Marseillais. Dans le téléfilm Michel Blanc incarne Sébeille lui donnant des airs de fouine malade tout à fait intéressants ! Comme dans l’enquête et le procès, dans le livre de Meckert, il sera beaucoup question de mensonge, il n’est pas étonnant qu’Orson Welles s’y soit intéressé avec une sorte de documentaire d’un peu moins d’une heure qui était inachevé. A mon sens l’affaire Dominici pourrait tout à fait faire un très bon film noir, mais cela n’a pas été encore le cas. Cette affaire fut célèbre en son temps dans le monde entier, et depuis Paris France Dimanche avait envoyé Jean Meckert pour donner des textes d’ambiance, textes dont il tirera partiellement un ouvrage de commande pour Gallimard. On connait le point de départ de cette sinistre histoire. Dans les Basses-Alpes, une famille d’Anglais, un couple et sa fillette, est massacrée alors qu’elle campait non loin de la ferme des Dominici, au bord de la route. Sans doute cela n’aurait pas eu plus d’importance qu’un crime affreux si l’enquête n’avait pas été menée n’importe comment et que les pistes étant trop nombreuses, les motifs contradictoires, les interprétations restèrent jusqu’à une date récente très difficiles à trancher et le sont sans doute encore. Après avoir été dénoncé par ses deux fils, ce fut le vieux Gaston Dominici qui fut finalement inculpé et condamné à la peine de mort pour ce triple meurtre, mais René Coty le président de l’époque commua sa peine en une détention à perpétuité en 1957, puis le général De Gaulle, le gracia en 1960 et le libéra. Evidemment si deux présidents successifs ont remis en question le jugement, c’est que les doutes étaient très nombreux et que l’opinion publique était très partagée. Quand Gaston Dominici invoqua le motif du crime à caractère sexuel, on fit remarquer facilement que ni la mère, ni la fille n’avaient été violée. Dans l’ouvrage de Jean Meckert, les doutes et les contradictions nombreuses sont relevés, sans que lui-même ne tranche en faveur de telle ou telle thèse. Dès le début on avait évoqué l’hypothèse d’un crime lié à une affaire d’espionnage et dans laquelle aurait été impliqué le KGB , c’est d’ailleurs sur cette idée qu’a été construit le téléfilm de Pierre Boutron. Cette thèse très controversée est développé par William Reymond[2]Jean Meckert a avancé que cette thèse ne tenait pas debout et que la justice l’avait rapidement abandonnée. Pourtant, un journaliste anglais reviendra sur cette thèse en utilisant les possibilités offertes par l’ouverture des archives du KGB après la fin de l’URSS[3]. Dans son ouvrage, écrit à chaud, Jean Meckert doutait même qu’il y aurait un procès. Mais il y en eut un et on s’est étonné de la passivité de la défense pourtant orchestré par un ténor du barreau, maître Emile Pollack. Il y eut aussi une réouverture du dossier. 

    Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954

    Enquête sur les lieux des crimes 

    Pour Jean Meckert, cette sordide affaire ferait un excellent roman noir. Et c’est bien ce qu’il fera en 1972 en écrivant Contest flic pour la Série noire. Mais dans la tragédie de Lurs il va pourtant éviter de construire une histoire. Meckert tente de garder de la distance et de partir uniquement des faits avérés. Cette volonté se traduit évidemment par une manière « béhavioriste » d’écriture, ce ton direct et sans fioriture qui est aussi bien la marque de la littérature prolétarienne que de celle du roman noir. En général ceux qui écrivent ainsi sont ceux qui n’ont pas appris à écrire dans les écoles et les facultés et donc qui évitent les ficelles et les préciosités psychologisantes. En vérité il s’agit bien de littérature et d’une esthétique qui se démarque des formes bourgeoises encore en cours à cette époque. Il opposera d’ailleurs sa propre écriture à celles des journalistes qui usent de superlatifs pour désigner Gaston Dominici comme un monstre, une bête lubrique sans guère d’intelligence. Plusieurs aspects intéressent donc Meckert. Et sans en avoir l’air, il porte un regard critique sur au moins deux institutions : la justice bien entendu et les médias. Il va décrire dans quelles conditions douteuses les aveux des fils de Dominici ont été extorqués par le commissaire Sébeille. Les manquements à la procédure sont très nombreux et suffiraient aujourd’hui à casser n’importe quel procès. Et puis il y a le cirque médiatique, dans une amlbiance qui rappelle un peu Ace in the hole de Billy Wilder[4], il ne manque même pas le marchand de cacahuètes à proximité du lieu du crime qui devient un lieu de promenade. 

    Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954  

    L’enquête durera très longtemps et le commissaire Sébeille avait une idée préconçue de la culpabilité de Gaston Dominici. Il négligera un témoin décisif, Payonotou qui prétendait avoir vu le criminel et qui décrivait un homme qui ne pouvait pas être le patriarche de la Grand’Terre. Mais son témoignage devant les Assises, témoignage réclamé par la défense, sera très embrouillé et n’apportera rien de bon. Les bizarreries abonderont aussi au moment du procèsn, avec les fils Dominici qui se contredisent et qui se disputent. D’ailleurs dès que les aveux de Dominici seront obtenus sur la base des ouï-dire de ses fils, tout le monde se rétractera. A commencer par Gaston, suivi par Gustave. Bref comme la plupart de ceux qui ont suivi le développement de cette affaire de près, il y a un sentiment de ratage aussi bien du côté des policiers que du président qui par exemple empêchera Gustave de parler alors que son père lui a mis une telle pression qu’il semble devoir s’effondrer.

    Jean Giono, l’écrivain local en quelque sorte, puisqu’il résidait à quelques kilomètres de Lurs, et qui assistera au procès fera part lui aussi de ses doutes : « Je ne dis pas que Gaston D. n'est pas coupable, je dis qu'on ne m'a pas prouvé qu'il l'était. Le président, l'assesseur, les juges, l'avocat général, le procureur sont des hommes dont l'honnêteté et la droiture ne peuvent pas être suspectées. Ils ont la conviction intime que l'accusé est coupable. Je dis que cette conviction ne m'a pas convaincu ». 

    Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954 

    Meckert ne se met pas en position de choisir une vérité. Quant il point les incohérences de l’enquête ou la faiblesse des charges qui vont être retenues contre Gaston Dominici, cela lui permet d’opposer des petites gens, des paysans qu’il évite de regarder comme des êtres sans conscience et sans morale, en face d’une justice qui abuse manifestement de son pouvoir. Ces deux blocs s’opposent justement dans ce qu’ils sont fondamentalement, aussi bien dans leur morale que dans leur mode de vie quotidien. On a l’impression à lire Meckert que tout cela vise à normaliser une population qui vit à un rythme bien différent du rythme de la vie moderne. Tout travail d’écriture est une quête de la vérité, même si celle-ci n’est pas tout à fait factuelle, parce que parfois elle se dérobe. Meckert donne de l’humanité à cette famille qui va finalement être broyée. 

    Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954  

    Jean Meckert, La tragédie de Lurs, Gallimard, 1954  

    Carnet de notes de Jean Meckert 



    [1] Joseph K., 2021.

    [2] Dominici non coupable : les assassins retrouvés, Flammarion, 1997.

    [3] William ReymondDominici non coupable ; les assassins retrouvés, Flammarion, 1997. 

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-gouffre-aux-chimeres-ace-in-the-hole-1951-a114844952

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