• Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969

     Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969

    Lucio Fulci est bien moins connu et reconnu que Mario Bava ou Dario Argento qui ont œuvré un petit peu sur le même créneau du cinéma de genre. Il a eu une carrière assez éclatée, western-spaghetti, films rigolos, et pour ce qui nous concerne giallo et poliziotteschi. Entre 1959 et 1991 il n’a jamais cessé de tourner, et jusqu’en 1996 il travaillera aussi comme scénariste. Auteur complet, il  travaillait lui-même la plupart de ses scénarios. Son dernier sujet est Maschera di cera qui sera tourné après son décès par Sergio Stivaletti en 1997 avec Robert Hossein. Son manque de reconnaissance provient du fait qu’il y a chez lui une volonté de filmer un peu à plat, en évitant les flamboiements esthétiques, en se concentrant d’abord sur l’histoire. Les amateurs de gialli cependant l’apprécient justement pour sa sobriété. Una sull’altra est pourtant d’une importance capitale, d’abord parce qu’il va fixer une partie de la thématique du giallo dans la lignée des premiers Mario Bava, ensuite parce que son succès va relancer la carrière de Jean Sorel un peu stagnante. En effet, cet acteur français, d’origine marseillaise, qui avait choisi de vivre et de travailler en Italie, va devenir une sorte de vedette centrale du giallo. Il avait pour lui un physique avantageux, qui parfois le faisait comparer à Alain Delon, et il semble cela soit une des raisons qui l’avait fait choisir par Luchino Visconti pour Vaghe stelle dell’orsa aux côtés de Claudia Cardinale. Mais ce film est aussi une des premières incursions vers le giallo érotique, et donc il va accompagner cette sorte de révolution sexuelle des Italiens à la fin des années soixante. Cette tendance était de fait une réaction contre la morale corsetée proposée par l’Eglise qui, à l’époque avait encore une grande emprise sur l’Italie. Fulci est cependant resté un peu à la traîne en France, la critique l’ayant un peu dédaigné parce qu’il ne mettait pas assez en avant des révolutions formelles comme Bava ou Argento. 

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    George Dumurrier s’oppose à sa femme et à sa belle-sœur 

    George Dumurrier est un médecin de San-Francisco qui a des difficultés avec sa clinique qui est fortement endettée. Mais malgré les conseils de son frère Henry, médecin également, qui travaille avec lui, il se refuse à la vendre. Il est aussi sous la pression de sa femme Susan qui est malade et aigre. Il se refugie chez sa maitresse, Jane Bleeker qui veut rompre parce qu’il n’ose pas divorcer. Elle s’en va en train, mais il la rattrape en voiture lui prouvant qu’il lui est très attaché. Après une virée à Reno, il apprend que Susan est morte. Il rentre précipitamment à San-Francisco pour constater le trépas. Les choses se compliquent quand il apprend que Susan lui a laissé une assurance-vie d’un million de dollars qui vont lui permettre en effet de tirer la clinique d’embarras. Mais cette énorme assurance amène la compagnie d’assurance à enquêter sur George. Un détective privé de la compagnie commence à le suivre partout. Il s’aperçoit qu’il a une maitresse, Jane, mais également qu’il se rend dans un cabaret où travaille une stripteaseuse, Monica Weston qui ressemble furieusement à Susan Dumurrier, si ce n’est qu’elle est blonde et que ses yeux sont clairs. 

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    Jane retrouve George en train de téléphoner 

    Cette Monica Weston commence d’abord à fasciner et à attirer George et Jane. Cette femme est l’envers de Susan, manifestement elle se prostitue et d’ailleurs elle propose à Jane et George de s’amuser tous les trois ensemble. Dans un premier temps ils refusent, mais George va se rapprocher d’elle et entrer dans une relation sulfureuse, sans le dire à Jane. Le détective de la compagnie d’assurances qui est toujours sur la piste de George va rendre compte de ses découvertes à la police. Celle-ci va arrêter Monica, et va également perquisitionner chez elle. Elle va trouver des preuves accablantes, notamment en pratiquant une autopsie de Susan Dumurrier qui démontre qu’elle a été empoisonnée. Puis elle va trouver un buvard qui permet d’authentifier la signature de Susan. Mais entre-temps, Monica est aux prises avec Benjamin Wormser qui en allant payer la caution pour la libérer va découvrir que quelqu’un l’a précédé. Cela le rend jaloux et il va affronter Monica qui se moque ouvertement de lui et le chasse. L’avocat de George tente de retarder l’exécution et obtient un délai. L’analyse de la dentition de la morte va également dans ce sens. Tout cela va mener la police à accabler George. George va être condamné à la chambre à gaz. Quelques heures avant d’être exécuté George reçoit une visite de son frère et de son avocat. En tête à tête, Henry avoue à George qu’il est la victime d’une machination et qu’en fait il est depuis longtemps l’amant de sa femme, qu’il est bien content de le faire disparaitre et qu’il va rejoindre Monica qui en réalité est bien Susan. Celle-ci est partie pour Paris où Henry doit la rejoindre. C’est sans compter sur Wormser qui a suivi celle qu’il croit être Monica. Fou de jalousie, il abat les deux comploteurs ce qui a pour effet de rendre la liberté à George puisque sa femme n’est pas morte ! 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969 

    Susan Dumurrier est décédée 

    Le manque de vraisemblance du scénario est typique du giallo en général. On n’insistera pas sur ce point. L’essentiel se passe ailleurs, dans ce que montre les images. On a beaucoup insisté sur les références à Hitchcock, certes, il y en a, aussi bien à Vertigo qu’à Marnie. Mais à mon sens ce n’est pas l’essentiel, car dans ce scénario qu’il a lui-même écrit Fulci est bien plus audacieux qu’Hitchcock. C’est une conspiration, un complot. Ce qui est assez fréquent dans le thriller, mais ce qui compte c’est ce que cette conspiration met en scène, plus que ses raisons. Le titre français, Perversion story est déjà explicité, c’était d’ailleurs le premier titre anglais qui avait été choisi, le producteur ne voulait pas qu’on confonde le film de Fulci avec un autre giallo, Perversion, qu’il avait produit avec Alberto De Martino à la réalisation avec John Ireland également. Donc le titre fut en italien Una sull’altra, titre énigmatique comme pour beaucoup de gialli, mais qui renvoie à la manie de George Dumurrier d’empiler les femmes les unes sur les autres dans un désir d’accumulation, et aux femmes elles-mêmes de manifester leur désir l’une pour l’autre. ainsi donc l’histoire tourne autour de la manipulation d’un homme par plusieurs femmes qui le désirent et qui le haïssent. Sa femme évidemment, qui en vérité manipule aussi son frère, sa belle-sœur, et sa maitresse qui se livre à un chantage. Sa femme comme sa maitresse se servent de leur corps et de leurs sens pour l’amener où elles le veulent, l’une à divorcer, l’autre à se faire piéger pour le livrer à la chambre à gaz. Face à cette rouerie féminine la malice de George pèse peu. Et du reste c’est seulement le hasard qui lui évitera de mourir. Benjamin Wormser est dans la même position. Ce petit homme qui a l’air d’un comptable est prêt à tout pour Monica. Mais celle-ci abuse de la maitrise qu’elle a sur lui, et c’est elle qui mourra. 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969

    Dans un cabaret, George va faire la connaissance de Monica Weston 

    Derrière cette détermination féminine que seul le hasard est capable de vaincre, il y a l’ambiguïté. Susan se dédouble en Monica, passant d’une apparence prude à une vulgaire strip-teaseuse. Jane à cause de sa coiffure et de ses vêtements est à la fois féminine et masculine. Cependant on remarquera que la scène de séduction entre elle et Monica n’aboutit pas, le désir avorte, avant de reprendre sa place dans une norme plus policée. Il est vrai qu’en 1969 la révolution sexuelle n’est pas totalement accomplie dans le cinéma. La longue scène de séduction entre Jane et Monica est réalisée de telle manière qu’elle suggère bien plus qu’elle ne montre. Une des astuces scénaristiques est de dépayser l’histoire à San-Francisco. En effet en Amérique on est en avance en matière de divorce à l’époque où le film est tourné, on est en pleine préparation d’une nouvelle loi qui permettra enfin de divorcer contre l’avis d’ailleurs de l’Eglise. Le film est assez curieux parce qu’on ne comprend pas très bien ce que Jane et George vont faire à Reno qui est la ville des divorces rapides. La contrepartie de cette haine latente des femmes pour les hommes, on voit aussi apparaître une forme de solidarité entre les hommes, l’avocat, le procureur et même le détective Wald, qui tous semblent soutenir George, mais ils n’ont pas de preuves suffisantes pour le disculper. Les mâles sont très passifs, sauf, curieusement, le petit Wormser ! 

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    George est fasciné par Monica Weston et entame une relation avec elle 

    L’ambigüité se retrouve forcément dans le comportement de George, même si cela est provoqué par la fausse Monica. Quand il fait l’amour avec elle, alors qu’il ne la touchait plus, il croit le faire avec une morte ! C’est en réalité comme s’il voulait la ressusciter ! Il se rend compte de cette absurdité, et la perplexité se lira sur son visage quand la séance sera terminée. Autrement dit, il est passé de sa femme qu’il ne veut pas quitter parce qu’il la croit malade, à sa maitresse, pour ensuite retourner vers son épouse avec qui il s’entend si mal. 

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    Jane est perplexe 

    Tout cela est bien intéressant, mais ce ne serait rien sans une mise en scène adéquate à son sujet. C’était le premier giallo de Lucio Fulci, et ce fut une réussite. Premier aspect remarquable, San Francisco. A l’origine l’histoire devait se dérouler à Paris, ce qui explique peut-être le nom des deux frères Dumurrier qui est de consonnance française, comme les prénoms George et Henry. C’est le producteur qui tournait déjà aux Etats-Unis et qui y avait des intérêts qui suggéra ce dépaysement. Peut-être voulait-il compresser les frais ? Il y tournait en effet le Perversion d’Alberto De Martino, également avec John Ireland. Cette firme, Empire films, produira un peu plus tard plusieurs films de Sergio Gobbi, réalisateur franco-italien qui prolongera chez nous la veine du giallo. Peu importe en tous les cas, tourner à San Francisco est un très bon choix. Le tournage des extérieurs dura seulement 8 jours, mais les lieux sont bien choisis. Il y aura quelques scènes dans la prison de San Quentin, y compris dans la vraie chambre à gaz ! Le film ne s’attarde pas sur le seul Golden Gate et les rues en pente forte, mais il filme la nuit et ses couleurs illuminées au néon. Une des dernières scènes se passe sur le boulevard Saint-Germain à Paris. Ce n’est donc pas un film fauché, même si ce n’est pas un très gros budget.    

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969

    Le graphologue découvre sur un buvard la signature de Susan 

    Il faudrait aussi revenir sur le très long strip-tease de Monica Weston dans le cabaret. Celui-ci est réalisé sur une moto de grosse cylindrée. C’est cependant un symbole très compliqué, une forme de liberté et de virilité. On le trouve bien entendu dans le film de Denis Hopper, Easy Rider, qui était sorti en 1969. Il permet aussi de mettre en avant le désir féminin émancipé qui existe pour lui-même, et celui-ci est associé à un objet moderne, une mécanique désincarnée. En 1968 on trouve cette allusion avec la mise en scène de la chanson de Serge Gainsbourg, Harley Davidson qu’interprète Brigitte Bardot et qu’elle utilise dans un show télévisé. C’est un succès formidable, les enregistrements se vendront comme des petits pains. Mais on retrouve encore en 1968 cette imagerie dans The girl on the motorcycle, le film de Jack Cardiff, avec Alain Delon et Marianne Faithfull toute habillée de cuir noir. Ce film n’a pas eu beaucoup de succès en France, mais, produit par Alain Delon lui-même, on en avait beaucoup parlé. Adapté d’un roman d’André Pierre de Mandiargues publié en 1963 chez Gallimard, c’était une variation sur le rapport qu’il peut y avoir entre le désir sexuel et la mort. Ce que représente exactement Marisa Mell sous les traits de Monica Weston. Son strip-tease s’inscrit donc dans cette lignée d’images qui associe la liberté sexuelle féminine à la mort et à la machine. Fulci et coscénaristes ne pouvaient ignorer ce contexte. 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969 

    Le détective Wald comprend que tous les faits mènent à la culpabilité de George 

    Le travail sur les couleurs est intéressant, tout à fait dans la lignée de ce que faisait au même moment Bava, notamment ce positionnement des couleurs par rapport au rouge des cabarets et de la nuit. Fulci semble même avoir filmé une scène à New York uniquement pour avoir ce jaune fameux des taxis. Généralement le rythme est très soutenu, sauf, curieusement, dans les scènes dites érotiques qui trainent un peu en longueur. Ces scènes qui justement ont été remarquées à la sortie du film et qui ont fait son succès, sont aujourd’hui plutôt datées. En dehors des références à Hitchcock qu’on a dites, j’en note d’autres. Celle à Diaboliquement votre de Julien Duvivier[1], un film trop souvent négligé en France, mais qui a marqué les débuts du giallo en Italie. Du reste Jean Sorel fait penser à Alain Delon, et c’est sans doute pour cela qu’il a été choisi car à cette époque Delon était une immense vedette en Italie. La séance de graphologie semble être démarquée de la séance de signature dans Plein soleil, le film de René Clément[2], toujours avec Delon. On peut aussi déceler une référence à Blow Up d’Antonioni avec les séances de photos. Cette référence, fréquente à l’époque dans le cinéma de genre italien, se retrouvera d’ailleurs chez Dario Argento dans Profondo rosso[3], autre giallo emblématique. Fulci utilise aussi une coquetterie en vogue à l’époque, le split screen, ainsi qu’on nommait l’écran partagé. L’usage de l’écran large permet de donner de l’air à la ville de San Francisco. 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969 

    Le frère de George et son avocat sont venus le voir avant son exécution 

    La distribution c’est d’abord Jean Sorel dans le rôle de George Dumurrier. C’est un bon acteur qui malheureusement à cause de son physique de jeune premier a été trop comparé à Alain Delon. Malgré ce handicap il fera une très longue carrière dans le giallo en Italie. Parfois un peu raide quand il doit jouer les hommes accablés par le destin, il est bien mieux quand il met en avant son dynamisme et sa légèreté. Il est très fermement soutenu par des actrices très emblématiques de cette période, d’abord Marisa Mell. Cette actrice autrichienne de grande taille que rien n’effrayait à l’écran, avait un jeu bien plus subtil que sa plastique sensuelle ne laissait entendre. Elle est très bien dans le double rôle de Monica et de Susan. Capable de passer de la vulgarité de la fille qui s’exhibé dans les bas-fonds à la sophistication de la grande bourgeoise éthérée. Elsa Martinelli a un rôle moins important, et semble même disparaitre dans la seconde partie du film. Elle tient très bien le rôle de cette photographe qui est attachée à son objectif comme d’autres mâles tiennent à leur sexe. Coiffée très court, elle ne perd rien de sa féminité, malgré l’ambigüité de son rôle, toute revêtue de cuir noir. Alberto de Mendoza, acteur espagnol, interprète Henry, le frère fourbe, il est surtout là pour les nécessités de la coproduction avec l’Espagne. Pour faire couleur locale, on a été cherché John Ireland, qui fut dans le temps une figure des films noirs de série B, y compris chez Anthony Mann, mais qui ici semble s’ennuyer dans le rôle du policier. Son rôle est étroit, comme celui de Faith Domergue qui incarne la belle-sœur acariâtre, qui fut non seulement la compagne d’Howard Hugues, mais qui connut une certaine renommée dans les années cinquante. Riccardo Cucciolla, habitué a joué les hommes faibles et abusés, tient le rôle bref mais décisif du jaloux et pleurnicheur Wormser. 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969 

    George arrive dans la chambre à gaz 

    C’est donc un très bon giallo, très soutenu et bien maîtrisé. Ce fut un très gros succès en Italie et aux Etats-Unis, assez ignorée en France, et qui encouragea Fulci a poursuivre dans cette voie. Soulignons l’excellente musique de Riz Ortolani qui a cette époque a produit quelques partitions pour des gialli, notamment pour Umberto Lenzi. C’est du très bon jazz, plutôt West Coast, mais le sujet s’y prête puisque nous sommes à San Francisco ! 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969

    A Paris Wormser abat Monica et le frère de George 

    Jusqu’à une date récente, on trouvait une bonne copie de ce film en Blu ray sur le marché français, éditée par Le chat qui fume. Cette édition tirée à seulement mille exemplaire contient au moins deux bonus intéressants, une analyse de Jean-François Rauger sur l’importance de Lucio Fulci dans le giallo, et une interview de Jean Sorel qui fut avec un autre Français, Luc Merenda, un des piliers du genre. Mais il semble que cette édition soit maintenant épuisée. 

    Perversion story, Una sull’altra, Lucio Fulci, 1969



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/diaboliquement-votre-julien-duvivier-1967-a206367500

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/plein-soleil-rene-clement-1960-a119531998

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/les-frissons-de-l-angoisse-profondo-rosso-dario-argento-1973-a213265539

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