• Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    On ne peut pas dire qu’Edward Dmytryk soit un des maîtres du film noir. Ses productions dans le genre ont été trop souvent malmenées par des scénarios assez mal fagotés, c’est encore le cas avec Cornered. Cependant, ses films noirs sont exemplaires de l’esthétique du genre. C’est comme un concentré de toute la grammaire filmique qui s’est élaborée au fil des ans et qui va faire durablement école. De même, chez Dmytryk, les messages sont très souvent assenés brutalement avec la volonté didactique du militant qu’il était à l’époque.  Bien que la vedette soit Dick Powell, un homme très marqué à droite, anticommuniste virulent, c’est un film typique de la gauche radicale hollywoodienne. Edward Dmytryk, le réalisateur, Adrian Scott, le producteur, Morris Carnovsky et Luther Adler deux des acteurs se retrouveront sur la liste noire. Dmytryk, membre du parti communiste américain s’en tirera en dénonçant ses amis, ce qui lui permettra de travailler à nouveau[1]. Il était assez clair que dans le développement du genre et de son esthétique, ils étaient tout à fait conscients que le film noir était un élément déterminant de la critique sociale et qu’il renouvelait la culture américaine. Le film traite des séquelles de la Seconde guerre mondiale et d’une possibles renaissance du fascisme à l’échelle mondiale, c’est un appel à la vigilance. On trouve d’autres films dans ce style, par exemple Fallen sparrow de Richard Wallace où, comme dans Cornered le héros, incarné par John Garfield, est complètement traumatisé par la guerre et se trouve lui aussi aux prises avec un réseau de dangereux nazis qui rêvent de revanche. Notorious d’Hitchcock, tourné en 1946 traitera d’un thème très proche, à croire que les Américains étaient obsédés par la résurgence possible du nazisme à partir de nouvelles bases en Amérique du Sud[2]. Dans Somewhere in the night de Joseph L. Mankiewicz, tourné lui aussi en 1946, c’est encore l’histoire d’un soldat qui revient de la guerre mais qui a perdu la mémoire, encore un traumatisme crânien. C’est sans doute l’investigation dans cette filière qui a laissé croire que le film noir était aussi la conséquence de la Seconde guerre mondiale. Dans ces trois films, les héros sont malades, obsédés par leurs souvenirs, ou la perte d’un être cher. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    Dans la France ravagée par la guerre Laurence cherche des détails sur la mort de sa femme 

    Laurence Gerard est un pilote de guerre canadien. Il vient d’être démobilisé à Londres. Il a une cicatrice qui lui barre le côté gauche de la tête. Il veut aller en France, essentiellement pour retrouver ceux qui ont été la cause de la mort de sa femme. On lui refuse cependant un passeport pour ce pays. Aussi traverse-t-il clandestinement la Manche pour rejoindre la France. Il traverse un pays ravagé par la guerre pour arriver jusqu’à son beau père qui l’aiguille sur un certain Jarnac. Mais celui-ci a été déclaré mort. Cependant il y a des doutes. A Marseille il va découvrir une autre piste qui va le mener à Berne. Là on apprend que la veuve de Jarnac a touché l’assurance et que depuis elle a disparu. Mais Laurence va s’apercevoir que la veuve de Jarnac s’est rendue en Argentine, à Buenos Aires. Dans cette ville, il va rencontrer le couple Camargo qui est un des suppôts du fascisme, mais aussi Santana et Dubois qui se font passer pour des fascistes, alors qu’ils sont en réalité des traqueurs de nazis. Laurence rencontre aussi la veuve Jarnac qui manifestement a peur. Il va la traquer pour qu’elle craque. Il est lui-même pris en charge par un étrange personnage, Melchior Incza, qui cherche à monnayer ses services, mais qui semble être aussi acoquiné avec le réseau nazi. Laurence lui fait croire qu’il possède un document qui prouve que Jarnac n’est pas mort. Incza va tuer un membre de la bande des traqueurs de nazis, ce qui vaudra à Laurence d’être inculpé par la police. Mais il va pouvoir faire la preuve qu’il n’était pas sur les lieux du crime, été qu’au contraire il était chez l’épouse de Camargo qui lui faisait du charme pour le retenir. Par Madeleine Jarnac, il va apprendre que celle-ci a une sœur. Mais comme elle est morte, Madeleine va finir par parler et désigner le bar Fortunella comme le lieu de rencontre de Jarnac. Laurence s’y rend. Mais il se fait piéger par Jarnac et ses hommes. Jarnac se méfie de Camargo, il élimine aussi Incza, et projette de tuer encore Laurence. Mais celui-ci dans un sursaut va sauter sur Jarnac et le massacrer à coups de poing. La police prévenue par Madeleine arrive sur les lieux post festum, elle constatera les dégâts, et les témoignages de Santana et Dubois seront sans doute suffisants pour que la police ne l’inquiète pas trop. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    A Berne il se procure l’adresse de la veuve de Jarnac 

    L’intrigue linéaire présente l’affrontement du bien et du mal à travers les impulsions d’un homme traumatisé et fou de douleur. C’est donc dans une opposition entre la subjectivité d’un combat individuel et sa dimension collective que l’histoire va se déployer. Tout le monde a remarqué que le film dénonçait les idéaux trahis pour des ambitions personnelles. C’est un peu comme si Dmytryk se critiquait lui-même pour son attitude future face à l’HUAC qui le retournera pour qu’il passe d’un des dix d’Hollywood au statut de témoin amical qui vend ses copains pour pouvoir retrouver du travail au sein de la communauté du cinéma, une fois celle-ci purgée de ses éléments les plus indésirables. La vision de Laurence est trouble, mal assurée, dépendante d’un cauchemar personnel. Cet homme qui a tout perdu, s’est battu avec beaucoup de courage pendant la guerre. Il est donc aussi bien le produit de ses déceptions que d’une vie trop dure dans les combats aériens. Il va naviguer dans un univers dont il ne reconnait plus les codes, un univers louche dans lequel les gens passent leur temps à mentir et à masquer ce qu’ils sont vraiment. Délibérément il court-circuite les attitudes habituelles, justement en fonçant dans le tas. Son attitude brutale est destinée à faire bouger les choses. On pourrait dire qu’elle s’apparente à celle de Marlowe dans Murder my sweet puisqu’en effet celui-ci lorsqu’il est en plein brouillard, agit délibérément pour susciter des réactions qui feront sortir les caractères de leur aspect policé. Ainsi Laurence va harceler Madeleine jusqu’à ce qu’elle craque. Sa seule arme est la vérité, c’est ce qu’il affirme face au louche Incza. Son rôle social est de mettre à jour ce qui est dissimulé, même si pour cela il doit risquer sa peau. Santana et Dubois critiqueront cette attitude désordonnée qui l’éloigne d’un combat collectif. L’éradication du fascisme n’est pas une simple histoire de vengeance, c’est un combat de civilisation. Le film est cependant très ambigu parce que si on comprend bien ce message, c’est finalement l’action de Laurence, brutale, instinctive et désordonnée qui permet l’extermination de la bande de nazis infiltrée en Argentine. Il y a donc une ambiguïté sur le sens même du film puisque les images et le déroulement de l’action sont en contradiction avec le discours de Santana et Dubois qui est sensé donner la clé d’interprétation. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    La femme de Camargo tente de séduire Laurence 

    Dans l’ensemble, les relations entre les différents protagonistes ne sont pas très travaillées. On comprend bien par exemple qu’entre Madeleine et Laurence s’ébauche une relation un peu tendre, mais elle ne débouche sur rien. Quand la femme de Camargo tende de séduire Laurence, il l’embrasse mais affirme ne rien ressentir. Il lui répondra, lorsqu’elle lui demande s’il ne la trouve pas belle, que sa femme était maigre, qu’elle avait de mauvaises dents, qu’elle était mal nourrie. Et il la repoussera, un peu comme s’il prenait une position de classe face à une femme manifestement riche, bien parfumée, attirée par l’argent et l’hédonisme. Le personnage d’Incza qui est typé pour attirer l’attention manque de motivation. On comprend bien qu’il est un opportuniste, près à trahir tout le monde, mais on ne saisit pas quelles sont ses convictions, ses motivations et pourquoi il se retrouve au cœur de l’intrigue. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    Madeleine est prête à donner des informations 

    Le point central du film est bien sûr la manière dont il est filmé. Comme je l’ai dit, Dmytryk développe l’ensemble des codes visuels du film noir, comme si celui-ci était arrivé en 1946 au bout de son développement. En vérité c’est la deuxième partie du cycle classique entre 1946 et 1956 dont il est question ici. Le thème de la femme fatale et de l’homme faible a été abandonné au profit d’une approche plus politique et plus psychologisante qui insère au mieux un héros un peu perdu dans une réalité obsédante contre laquelle il se révolte. En tous les cas on retrouve ici l’utilisation des arcades comme métaphore du labyrinthe, aussi bien dans le début, au milieu des ruines, que vers la fin quand Laurence se rend au bar Fortunella. On retrouve aussi l’utilisation des miroirs et des fenêtres comme la preuve des identités troublées et incertaines dont les reflets dédoublent les personnages. Dmytryk s’appuie sur l’excellente photo de Harry J. Wild avec qui il avait déjà travaillé sur Murder my sweet. Il va multiplier les prouesses, que ce soit les scènes de la montée de l’escalier, les faibles sources de lumières qui plongent encore plus Laurence dans les ténèbres, ou encore le passage dans le métro. Tout cela a été déjà remarqué. Cependant, il y a aussi beaucoup de points faibles. C’est patent dans les scènes qui se passent dans la villa de Camargo. Dmytrik manque de fluidité dans le déplacement de la caméra, hésitant souvent ente plan américain et plan général. C’est sans doute cela qui fait qu’on n’arrive pas à désigner Cornered comme autre chose qu’un film noir intéressant. Le manque de continuité dans la mise en scène fait qu’on s’aperçoit plus facilement des lacunes du scénario. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    Laurence cherche le bar Fortunella 

    Le film est un véhicule pour Dick Powell qui a repiqué avec Dmytryk après le grand succès de Murder my sweet. C’était un acteur très populaire. Habitué aux niaiseries de la comédie musicale, c’est avec Dmytryk qu’il se réorientera vers le noir. Après Cornered, il tournera avec Robert Rossen, un autre martyre de la chasse aux sorcières, le très bon Johnny O’clock, puis l’excellent Pitfall avec André de Toth. Il a donc apporté sa pierre à l’édifice du film noir. Ici il est assez convaincant, mutique, déterminé, les mâchoires serrées sur son passé qu’il remâche continûment. Sans doute on aurait mieux vu un acteur comme Bogart dans ce rôle d’un homme épuisé et déçu par la vie. Le second acteur est Walter Slezak qui incarne le louche Incza. On pourrait dire que c’est une silhouette qui s’inspire de The maltese falcon et qui rappelle par sa corpulence et sa fausse bonhomie Sidney Greenstreet. Dans le geste comme dans l’habillement il en est démarqué. Peut être en fait il un peu trop, mais son personnage est sensé amené une touche d’humour grinçant. Plus étonnante est l’actrice française Micheline Cheirel dans le rôle de Madeleine. Elle est excellente, fragile et incertaine dans un monde qu’elle ne comprend pas. Sa carrière fut plutôt bizarre, commencée avant-guerre en France, puis poursuivie en fanfare à Hollywood, elle se termina lorsqu’elle devint l’épouse de Paul Meurisse. On la retrouvera la même année chez Joseph H. Lewis, So dark the night, évidemment dans le rôle d’une française, aux côtés de l’improbable Steven Geray qui a aussi un petit rôle, celui de Camargo, dans Cornered. Les autres acteurs n’ont rien de remarquable, sauf peut-être la charmante Nina Vale dans le rôle de l’épouse de Camargo. 

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945 

    Il s’introduit par effraction dans le local 

    Malgré toutes les lacunes de ce film, il est clair qu’il est une étape importante dans le développement du cycle classique du film noir. L’accueil du public fut très bon aux Etats-Unis, la critique fut moins enthousiaste. Dans une interview donnée à Robert Porfirio, Edward Dmytryk disait que le problème de Cornered était dans la faiblesse du scénario, 4 pages de Ben Hecht écrites à la va-vite[3]. On ne peut pas lui donner tort. Mais en repassant sa carrière on se rend compte qu’il a rarement donné dans la nuance, même pour ce qui concerne Crossfire dont on fait tant de cas parce qu’il s’agit d’un des premiers films contre l’antisémitisme ordinaire des américains. Mais la même année, 1947, Robert Rossen sortait Body and soul avec John Garfield qui était bien plus fort. Mais tel qu’il est le film se revoit avec plaisir, et ce d’autant plus qu’il est un jalon indispensable dans la connaissance du développement du cycle classique du film noir.

    Pris au piège, Cornered, Edward Dmytryk, 1945

     

    A l’étage il aura l’explication finale



    [1] Dans ses mémoires, il disait ne rien regretter, mais comme Kazan, il se sentait obligé de toujours y revenir, cf. Edward Dmytryk, Odd man out : a memoire of the Hollywood ten,  Southern Illinois University Press, 1996.  

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-enchaines-notorious-alfred-hitchcock-1946-a130906828

    [3] Film noir reader 3, Limelight editions, 2001.

    « Le point de non-retour, Point Blank, John Boorman, 1967Flic Story, Jacques Deray, 1975 »
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